Le cas de l’Afrique du Sud : « Dettes odieuses : Nous ne payons rien ! Nous exigeons réparation ! »

lundi 14 juin 2010.
Source : CADTM
 

Une dette « odieuse », en termes juridiques, signifie qu’elle a été contractée par un régime despotique et utilisée contre les intérêts des populations. Les dettes contractées en Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid correspondent en tous points aux critères de la dette « odieuse ». Les créanciers sont des Etats, des Institutions financières internationales et des multinationales.

Le 11 novembre 2002, 85 personnes parmi les 32.000 membres de l’organisation KHULUMANI, groupe de soutien aux victimes de l’apartheid, ont déposé plainte dans le district Est de New York contre 21 banques et entreprises étrangères. Elles exigent réparation pour les dommages et injustices résultant directement de la complicité de ces banques et entreprises avec le régime d’apartheid qui a marqué l’histoire de l’Afrique du Sud. La plainte repose sur un mécanisme légal des Etats-Unis qui autorise des citoyens non états-uniens à porter plainte aux Etats-Unis contre quiconque aurait commis des violations du droit international public pour autant que ce « quiconque » soit présent sur le territoire des Etats-Unis.

Le corps de la plainte repose sur le principe de la responsabilité secondaire, c’est-à-dire, la complicité de crime contre l’humanité. Cette doctrine repose sur les précédents de la lutte contre l’esclavage (première loi aux Etats-Unis en 1794).

Neville Gabriel, porte parole de Jubilee Afrique du Sud (un réseau qui regroupe 4.000 ONG et qui lutte notamment pour l’annulation de la dette contractée sous l’apartheid) a demandé l’indemnisation des victimes de l’apartheid déclarant que « les dommages causés se chiffrent en milliards de dollars ».

On ne pourra jamais évaluer le coût du crime qu’a représenté l’apartheid. Il est possible de quantifier certaines injustices mais quand elle sont prises ensemble, le chiffre est tellement énorme qu’il en devient vide de sens. Bhopal, Cape Asbestos et les réparations demandées en compensation des horreurs nazies donnent une idée de la difficulté qu’il peut y avoir à obtenir la moindre réparation de grandes multinationales. En d’autres termes, une compensation financière complète n’est pas envisageable quelle que soit la force morale et juridique des arguments avancés. Par nécessité politique, la somme réclamée ne peut qu’être symbolique.

Complices de crimes contre l’humanité

Selon Jubilee Afrique du Sud, les banques et entreprises ont, par leurs prêts et leurs investissements, permis à l’apartheid de survivre malgré les sanctions de l’ONU (à l’époque, un embargo international avait été déclaré contre l’Afrique du Sud).

L’Afrique du Sud a vécu de 1950 à 1990 sous le régime de l’apartheid. Ce système a été condamné par l’ONU en 1973 comme crime contre l’humanité et l’ensemble de ladite communauté internationale a été invité à boycotter le régime pour le fragiliser et le faire disparaître au plus vite. Beaucoup de multinationales ont passé outre cette injonction considérant que le profit est plus important que le respect des droits humains. « L’argent n’a pas d’odeur » : c’est bien connu.

Il est très important de noter dès à présent qu’il n’y a pas que des multinationales qui puissent être accusées de complicité de crimes contre l’humanité : des gouvernements (donc, des Etats), des institutions financières internationales (FMI et Banque mondiale) ont également transgressé le boycott pour continuer à mener leurs affaires avec l’Afrique du Sud.

Jubilé Afrique du Sud, outre ce procès en réparation, mène donc un combat plus global contre le paiement de toutes les dettes contractées à l’époque par le régime de l’apartheid envers des Etats et des institutions financières internationales.

On remarque d’ailleurs de nombreux parallèles entre la campagne pour des réparations et celle contre la dette de l’apartheid :

- elles se basent l’une et l’autre sur le fait que l’apartheid est un crime contre l’humanité

- elles en appellent au droit international

- dans les deux cas, ni les gouvernements nationaux ni les institutions internationales n’ont appliqué le droit international

- les mêmes banques des Etats-Unis sont impliquées dans les deux cas. Les mouvements sociaux doivent utiliser les armes du droit international

Mais, dans le cas ici présenté, l’action en justice vise à rendre juridiquement responsables les banques et les entreprises prévenues en montrant que leur soutien au régime d’apartheid est condamnable non seulement du point de vue moral mais également du point de vue juridique. Les plaignants réclament par conséquent des réparations justes et équitables.

Ce procès est très important en ceci que ce sera la première fois qu’une cour juridique statuera sur l’apartheid en tant que crime contre l’humanité.

Pour les défenseurs des droits humains, les ONG et autres acteurs non étatiques qui, de plus en plus nombreux, luttent contre les violations du droit international perpétrées par les multinationales et les Etats, cette action en justice montre que l’on peut utiliser des recours judiciaires comme celui-là pour contribuer au progrès d’une doctrine juridique générale qui s’oppose à l’impunité. C’est également très important.

Les multinationales visées par l’action

La plainte prouve que les banques et multinationales (six pays sont concernés (Suisse, Allemagne, France, Pays-Bas, Grande-Bretagne et Etats-Unis) ont aidé et ont été complices du régime d’apartheid en fournissant des prêts bancaires, de la technologie militaire, des transports pour usage militaire, du pétrole et de l’essence pour l’armée et la police ainsi que des armes, ce qui a permis au régime de l’apartheid de survivre et de commettre des violations du droit international contre le peuple sud-africain : exécutions extra-judiciaires, torture, fusillades au hasard, abus sexuels, détentions arbitraires, etc.

Les multinationales du pétrole. « Sans le pétrole, la police et l’armée n’auraient pas pu fonctionner et l’économie de l’Afrique du Sud aurait été à l’arrêt ». Sont incriminés ExxonMobil Corp (425 millions $ d’investissements), Shell Oil Co (7, 5 millions de tonnes de pétrole soit 20% des besoins d’importation de l’Afrique du Sud), Caltex (Chevron Texaco Corporation, Chevron Texaco Global Energy Inc.) : deux ans après l’ermbargo, Caltex ouvre une raffinerie de pétrole à Cape Town, British Petroleum PLC, Fluor Corporation, Total-Fina-Elf.

Les multinationales d’armement. Rheinmetall (groupe allemand) a exporté une usine complète d’armement sous déclaration d’exportation frauduleuse : l’usine était soi-disant destinée au Paraguay mais, arrivée au Brésil, elle a été transbordée à Durban. La société allemande formait les membres de la défense sud-africaine à l’utilisation de systèmes d’artillerie sur son champ de tir en Allemagne.

Les banques. Le premier ministre sud-africain de l’époque proclamait : « Chaque prêt bancaire, chaque nouvel investissement est une brique dans le mur de notre survie ». Les banques prévenues sont Barclays National Bank Ltd (478 millions $ de prêts), Citigroup Inc. (entre 1972 et 1978, 1,6 milliard $ de crédits et de titres), Commerzbank (entre 1972 et 1978, 870 millions $), Credit Suisse Group (entre 1982 et 1984, c’est le groupe le plus actif), Deutsche bank AG, Dresdner Bank AG (entre 1950 et 1980, 1, 7 milliard $), J.P. Morgan Chase (Chase Manhattan), UBS AG.

Les multinationales de transport. Ford Motor Co (un haut responsable de Ford déclare : « Nous ne serions pas là s’il n’y avait pas une opportunité de faire du profit »… : voilà qui a le mérite d’être clair !), DaimlerChrysler AG (dès 1978, environ 6.000 Mercedes Benz Unimogs sont livrées malgré l’embargo) , General Motors Corp (fin 1977, l’investissement total de GM en Afrique du Sud atteignait 119 millions $),

Les multinationales de technologie. Fujitsu Ltd (International Computers Ltd - ICL) fournit 588 ordinateurs et un système informatique permettant de classer les « noirs » et de les contrôler (stockage des empreintes digitales, maintenance des laissez-passer gérant le « contrôle des flux »). Le renforcement de ce système entraîna l’arrestation de millions d’Africains. Les ordinateurs IBM ont encodé 7 millions de personnes visées par le régime. IBM a concédé que l’équipement pouvait être utilisé à des fins répressives mais notait aussi que « ce n’est pas vraiment notre politique de dire aux clients comment ils doivent se conduire eux-mêmes »). AEG Daimer-Benz Industrie (monitoring de l’identité et des mouvements de la population noire) est également cité dans la plainte.

Les multinationales minières : Rio Tinto Group (investissement de 80 millions de rands dans une mine de cuivre : « C’était si profitable que en 1970, les profits atteignaient 42% pour seulement 8% du capital investi »).

Bref, Owen Horwood, ministre des Finances de l’Afrique du Sud en 1983, a bien raison de déclarer : « Le soutien des entreprises privées est largement responsable du succès des politiques d’apartheid du gouvernement ». Forger un front uni contre l’impunité

Les banques et multinationales sont donc des acteurs économiques que les mouvements sociaux, les syndicats concernés en particulier, doivent avoir dans le collimateur. Ceux-ci doivent non seulement surveiller leurs intérêts propres et augmenter leurs acquis, mais aussi surveiller le comportement des employeurs avec des lunettes éthiques. Si les employeurs violent le droit international, il est juste que les travailleurs se placent aux côtés des populations lésées, torturées, assassinées avec la complicité de ces employeurs. De plus en plus de multinationales sont maintenant harcelées par les mouvements sociaux qui luttent pour la protection des droits humains : prenons, par exemple, les actions dirigées contre Total-Fina Elf qui, par ses investissements, soutient la dictature en Birmanie.

Un front uni, à travers les avancées du mouvement altermondialiste, commence à se forger pour la justice sociale et contre l’impunité. Les syndicalistes concernés par les banques et entreprises citées plus haut devraient avoir à cœur de soutenir l’initiative de Jubilé Afrique du Sud que nous venons de décrire.

Le FMI et la Banque mondiale dans le collimateur des mouvements sociaux

Mais d’autres acteurs doivent également être jugés : il faut se pencher sur la responsabilité juridique d’institutions financières internationales comme le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque mondiale.

Depuis 1982, consécutivement à l’explosion de la crise de la dette, ces organisations imposent des plans d’ajustement structurel dont le seul but est de garantir la poursuite du remboursement de la dette. Depuis plus de vingt ans donc, les populations d’Afrique du Sud, comme celles des autres pays du Tiers monde, subissent des attaques sociales extrêmement dures dans ce seul objectif. Des centaines de millions de personnes, ont connu - et connaissent encore maintenant - la faim, l’analphabétisme, la maladie, la misère, la mort, la privation des droits fondamentaux uniquement parce que les gouvernements drainent les ressources du pays (provenant surtout des salariés et des petits producteurs) vers les banques du Nord.

Peut-on encore imaginer que le FMI et la Banque mondiale ne connaissent pas les effets produits par leurs politiques ? Peuvent-ils encore déclarer, comme il y a quinze ans, qu’il s’agit d’effets « collatéraux » qui vont s’atténuer avec le temps ? Non ! Et pourtant, ils persistent à imposer les mêmes politiques qu’ils affublent de nouveaux noms pour les faire passer plus facilement. Le droit international stipule clairement que les gouvernements ont l’obligation de faire passer les droits fondamentaux de leurs peuples (santé, éducation, logement, travail, etc.) avant les droits des créanciers. Or, le FMI et la Banque mondiale obligent les gouvernements à inverser ces priorités : le FMI et la Banque mondiale appliquent une politique consciente de protection des nantis au détriment des plus pauvres et cela, dans la ligne du plus pur néolibéralisme. Comme le dit Joseph Stiglitz, dans son livre La grande désillusion, « Si l’on examine le FMI comme si son objectif était de servir les intérêts de la communauté financière, on trouve un sens à des actes qui, sans cela, paraîtraient contradictoires et intellectuellement incohérents ».

En se basant sur les principes du droit international, ces organisations devraient également être reconnues coupables de crimes contre l’humanité ; elles devraient être qualifiées, selon le jugement de Nuremberg, d’organisations criminelles.

Si donc, il est urgent que des mouvements sociaux s’attaquent aux banques et aux multinationales pour exiger réparation, il est tout aussi urgent que l’on s’attaque au FMI et à la Banque mondiale pour envisager comment les traduire en justice. C’est ce à quoi travaille, entre autres, le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (réseau international CADTM basé à Bruxelles). A ce niveau aussi, il sera nécessaire d’agir en front large avec un maximum de composantes du mouvement altermondialiste.

Denise Comanne

* Paru sur le site du CADTM.


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