Centres d’appels, la politique du pire

jeudi 8 juillet 2010.
 

Contrôle permanent des flux, cahiers des charges ultrarestrictifs, dépersonnalisation et flicage des salariés  : dans ce secteur en proie à un violent dumping social et aux délocalisations, les conditions de travail sont déplorables.

C’est l’envers du décor. Celui des grands opérateurs comme France Télécom, SFR, Bouygues, Canal Plus ou EDF-GDF, qui délèguent les services clientèles ou dépannage pour tirer sur les prix. Les centres d’appels sont devenus, en quelques années, un modèle de dumping social et de déshumanisation du travail (voir notre témoignage).

« Avec l’industrialisation du secteur tertiaire, on retrouve à présent dans les centres d’appels les mêmes méthodes de management que dans les usines », résume Frédéric Madelin, responsable des centres d’appels chez SUD-PTT. Et à bien y regarder, c’est presque pire que dans l’industrie d’antan, car la combinaison des outils informatiques et de la téléphonie permet à présent « un management panoptique ». C’est-à-dire un contrôle total des flux, assorti d’un flicage permanent des actions des salariés.

Travail à la chaîne

Résultat  : sur les plates-formes d’appels, des ouvriers version high-tech travaillent à la chaîne. Leurs conditions de travail sont délirantes, kafkaïennes. Casques sur les oreilles, ils doivent changer de postes tous les jours – ce que les directions appellent le « free sitting » – pour ne pas lier d’amitié avec leur voisin. À l’autre bout du fil, des « appels mystères » et des "clients cachés », qui sont autant de sources de pression. Et sur les serveurs, la durée et le nombre d’appels traités sont comptabilisés en temps réel, tandis que les communications sont parfois enregistrées, pour mesurer la performance de chacun. « Le mal-être des employés ne vient pas d’un cumul d’éléments négatifs. C’est tout un système, rationalisé à l’extrême, de taylorisation et de dépersonnalisation qui est à l’œuvre », confirme Alice Roupy, responsable des centres d’appels pour la FAPT CGT. La perte d’identité de l’opérateur est telle que l’appel du client peu atterrir, sans qu’il s’en rende compte, au Maghreb (voir encadré) ou même à la prison des femmes de Rennes, où B2S a installé un centre d’appels en 2009.

Autre source de souffrance  : la tension entre productivité et qualité. « Les critères à respecter sont contradictoires, entre le traitement d’un maximum d’appels et le respect d’un cahier des charges très restrictif. Il y a ainsi l’obligation de vendre à tout prix, mais dans le temps le plus court possible », souligne Xavier Hareng, responsable de la CFDT Télécom. Les agents doivent suivre des scripts très précis. Prendre des initiatives n’est pas permis  : il faut rabâcher des phrases préécrites.

Il est aussi interdit de dire «  non  » ou de raccrocher, ce qui donne un caractère parfois ubuesque aux conversations téléphoniques.

La précarité de règle

« Les évaluations individuelles ne portent que sur la partie formelle, c’est-à-dire la présentation ou encore le “climat de la communication”, sans prendre en compte les compétences des agents », déplore Xavier Hareng. Résultats de ces conditions de travail déplorables  : des taux records de rotation du personnel, le plus souvent des jeunes travailleurs, et de très nombreux arrêts maladie.

Tout les centres ne sont pas logés à la même enseigne.« Les opérateurs principaux achètent de la précarité aux sous-traitants de rang deux, comme Teleperformance, Webhelp ou B2S, et les poussent à employer des méthodes qu’eux refusent », analyse Xavier Hareng. Jusqu’à l’année dernière, France Télécom organisait même des « enchères inversées », pour casser le marché.

Des salaires trop bas

« La pression sur les coûts est terrifiante, nous sommes dans un moins-disant permanent », indique Sébastien Crozier, délégué CFE-CGC-Unsa chez France Télécom. Selon lui, « à la limite, les conditions de travail seraient plus acceptables si les salaires étaient convenables ». Mais c’est loin d’être le cas. « iI n’y a presque plus de centre d’appels en Île-de-France, car les rémunérations sont trop basses par rapport au coût de la vie, poursuit-il. Du coup, les centres d’appels s’implantent en région où ils bénéficient en plus du soutien de collectivités locales, comme à Niort, Amiens ou Bordeaux ». Et quand cela ne suffit pas, les opérateurs franchissent la Méditerranée pour s’implanter dans les anciennes colonies francophones. « Là-bas, les salaires sont environ 30% plus bas que les salaires français indexés sur le smic », détaille Sébastien Crozier. En pointe de ce dumping social, SFR et France Télécom. « Ils profitent du fait que l’État attribue les fréquences hertziennes sans demander aucune contrepartie en termes d’emplo  », conclut Sébastien Crozier.

Mehdi Fikri

2) chronique d’un stress annoncé

En cette période où l’on parle beaucoup de souffrance au travail, je pensais bon de vous faire partager mon expérience de quatre semaines dans la télévente.

Mon job  : vendre des produits minceur.

La population  : à majorité féminine.

Le décor  : une grande salle, des « ruches » où les vendeuses sont groupées, souris en main et casque aux oreilles. Ce qui frappe au début, c’est le bruit. Celui du casque d’abord, sourd et constant. Celui des vendeuses, tout autour, répétant mécaniquement la même rengaine pendant des heures, avec ce même ton enjoué. Et puis sa propre voix, déformée par ce ridicule sourire figé que l’on doit afficher. Eh oui, « le sourire s’entend ».

Le soir à la débauche, il y a cette sensation de vide, comme si on nous avait ôté le cerveau : « C’est normal, ça fait toujours ça au début, tu t’habitueras. »

Le management  : au départ, il faut « monter en compétence », alors la manageuse c’est ta meilleure amie, elle est « super-cool », elle sourit tout le temps et elle trouve que tu progresses « vachement vite ». Elle dégouline d’une bienveillance feinte à coups de « t’as dégommé aujourd’hui, je suis fière de toi ». Toutes les nouvelles sont affublées d’un surnom ridicule (Chouchou, Loulou, Patoche…). Une familiarité mal placée qui s’estompe peu à peu, vite remplacée par une autre forme de management  : celle de la politique du chiffre. Des quotas de vente à la journée sont vite établis, notés sur un papier que l’on doit signer.

Petite baisse de régime sur le plateau  ? Les managers débordent d’imagination pour nous inciter à vendre toujours plus  : une roue fabriquée à la va-vite avec du vieux carton. La première qui fait une vente avec carte bancaire a le droit de tourner la roue. Les gains  : un café, une surprise ou un bisou de la manageuse.

Les carottes sont variées  : chèques cadeaux, lapins en chocolat pour les meilleures vendeuses du samedi. Et puis il y a les primes  : diverses, elles sont souvent dérisoires et difficilement accessibles.

Les techniques de vente. Exemples choisis  : pour mieux coincer le prospect au bout de fil, il faut s’adapter à lui et, surtout, « donner des exemples personnels ».

Une femme est en forte obésité, il est de bon ton d’avoir un passé de grosse qui s’en est sortie.

Une autre est malade, c’est le moment d’évoquer la ménopause compliquée de maman, la polyarthrite de mamie ou la chimiothérapie de tatie, c’est selon.

Les produits en vente sont chers, les achats doivent être impulsifs. Alors on assène la cliente d’arguments, on « pète les barrages » qu’elle tente de nous opposer. Il faut la coincer, l’emmener dans « l’entonnoir de vente » quoi qu’elle fasse.

Chasser de notre esprit tout ce qui pourrait mettre un frein à notre optique de vente, c’est-à-dire notre éthique, notre morale, notre humanité.

Pour celles qui sont en difficulté financière, on nous a recommandé de penser  : « Difficultés, c’est la banque de France, au minimum. Pour tous les autres, petites retraites, chômeurs, érémistes, on continue, on tente. »

Les absences sont chroniques chez de nombreuses vendeuses. Seule façon pour elles de tenir moralement sur le long terme. Alors dans cette agence, c’est le turnover, on recrute toutes les semaines pour pallier les absences et les abandons. Beaucoup lâchent au bout de trois, quatre jours, d’autres tiennent un peu plus. Celles qui sont là depuis plusieurs années sont très rares. Alors, après une semaine de boulot, les visages sont fatigués. Le samedi matin, ça soupire, ça râle et ça boit des litres de café. Mais rassurons-nous, ce jour-là, exceptionnellement, la boîte offre les chocolatines à la pause de 11heures. Si c’est pas de la chance, ça…

Sauf que ces samedis-là nous achèvent, et que le lundi on reste chez soi, pour oublier l’horreur de cet esclavage des temps modernes.

Louna

3) Sourire au téléphone

Seule survivante de sa série de candidates, Louna a été embauchée dans un centre d’appels. Elle a tenu un mois. Et veut raconter un envers du décor impitoyable pour parvenir à tout prix à «  faire du chiffre  ».

Louna (*) se dit «  soulagée  » d’avoir traduit en mots son expérience au centre d’appels. Des mots forts, émouvants que, chez elle, une fois délivrée en buvant un café, elle tente d’expliquer calmement.

L’embauche tout d’abord, via une agence d’intérim, le premier test en compagnie des autres candidates, la découverte des «  marguerites  » regroupant cinq opératrices, le premier entretien au cours duquel il faut commencer à avancer ses prétentions salariales, à «  se vendre  ». Après l’écrémage d’une moitié des candidates, l’évaluation directement sur le poste d’appels. Sur les cinq arrivées, Louna est la seule survivante.

Elle résistera un mois, c’est long. Il y a bien quelques anciennes, parce que l’entreprise ne peut se permettre un turnover total mais ces femmes, car la plupart des opérateurs sont des femmes, sont absentes assez souvent. C’est le seul moyen pour elles «  de tenir  ». Il y a bien sûr les managers chargés de faire ami-ami avec tout le monde, qui s’incrustent au hasard depuis leur poste pour surveiller les appels. «  Le stress est dû à la répétition, dit Louna, toujours dire la même chose, sur le même ton, être toujours énergique, souriante.  » Oui, sourire au téléphone  ! Le stress aussi, «  si on ne fait pas le chiffre  ». Les résultats de chaque opératrice s’affichent en permanence sur deux tableaux. «  Tu en arrives à oublier l’éthique, la morale. J’ai vendu un produit à une femme qui divorçait, n’avait manifestement pas d’argent. Quand j’ai raccroché, je me suis dit  : Tu es pourrie. Ils arrivent à te changer.  »

La pause-café est l’un des rares moments où les opératrices peuvent dialoguer. Là, elles se racontent aussi leurs ventes  : «  Celle-là, j’ai réussi à la retourner.  » Équipées d’un argumentaire détaillé, pour contourner les hésitations, les objections, les opératrices s’engagent dès le début de l’appel à un parcours du combattant, d’abord éviter l’homme qui répond le premier, demander la femme, ensuite «  passer tous les barrages  ». Jusqu’au moment fatidique du prix du produit.

Louna avait travaillé une première fois dans un centre d’appels, mais ce n’était pas pour vendre un produit. Ce centre a été délocalisé au Maroc…

(*) Le prénom a été changé.

Jacques Moran


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