Réflexions sur la crise européenne en cours (par Etienne Balibar)

mercredi 4 juillet 2018.
 

Exposé introductif, lors d’un débat au grand auditorium Sakis Karagiorgas, université Panteion, Athènes. A la table ronde participent Etienne Balibar, Costas Douzinas, Pavlos Klavdianos (du journal Epochi), Yannis Millios (de la revue Thesseis), Vanghelis Bitsoris (Aletheia) et Vicky Skoumbi (Aletheia). Présidence de Dimitris Vergetis.

Le 21 mai dernier j’ai mis en circulation une série de thèses sur la situation créée en Europe par le déclenchement, il y a maintenant plus de six mois, de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise financière grecque ». [1] Elles se résument ainsi :

1) La crise a commencé bien avant l’annonce des difficultés du Trésor grec (au minimum avec l’éclatement de la bulle immobilière américaine et les faillites bancaires qu’elle a entraînées). Alimentée par l’existence d’énormes dettes insolvables, elle ne s’arrêtera pas non plus avec les mesures de rigueur budgétaire et d’austérité, imposées d’abord à la Grèce, ensuite à d’autres pays. Elle est donc appelée à se développer, affectant très profondément les relations entre les Etats, les nations et les peuples européens.

2) Les manifestations de la population grecque protestant contre les baisses de salaires et les suppressions de services sociaux, affectant les fonctionnaires, les travailleurs, les retraités, sont pour l’essentiel justifiées : car ces mesures ne s’attaquent pas aux principaux responsables de la crise (qu’il s’agisse des spéculateurs ou des bénéficiaires de la corruption) et constituent un déni de démocratie dans la façon dont elles ont été décidées.

3) D’une façon générale la politique de « sauvetage de l’euro » actuellement conduite par les gouvernements et la commission européenne – non sans de fortes tensions internes, arbitrées par la nation la plus puissante – repose sur une mystification et une dissimulation. Elle fait passer une politique orientée par les intérêts de certaines classes et de certaines nations pour l’expression « technique » de l’intérêt général. Elle dissimule les coûts et les enjeux sociaux de la récession qu’elle entraînera, mais aussi les problèmes qu’il faudrait affronter dès lors qu’on voudrait effectivement mettre en œuvre une politique de solidarité européenne.

4) Dans la phase actuelle de la mondialisation, dont la crise révèle dramatiquement le caractère conflictuel, le sort des nations européennes est déterminé par la place qu’elles occupent dans un double processus économique à long terme : généralisation de la concurrence entre les territoires (qui ne s’arrête évidemment pas aux frontières de l’UE), et déplacement vers l’ancienne « périphérie » des centres de production et d’accumulation du capital, qui tend à « secondariser » l’Europe, en dépit de la masse de population et de ressources qu’elle représente. La question est posée de savoir si nous nous y soumettrons passivement, ou saurons y opposer des stratégies politiques collectives et originales.

5) Mais l’Europe comme projet politique est prise aujourd’hui dans une contradiction presque insoluble : entre l’exigence d’une solidarité institutionnelle renforcée, c’est-à-dire d’un fédéralisme dont les modalités sont à inventer, mais qui donnerait seul une consistance au « gouvernement économique » réclamé de divers côtés, et l’absence de toute participation démocratique réelle dans ses institutions actuelles et dans sa vie politique, en proie à la bureaucratisation, à la « spectacularisation » et à la démoralisation. Or le fédéralisme n’a aucune chance de voir le jour sans la démocratie. [2] C’est pourquoi j’ai pris le risque de parler de la nécessité d’un « populisme européen », expression provocatrice puisque ce qui se développe aujourd’hui en Europe, ce sont des populismes nationalistes. La question qui se pose est de savoir de quel côté vont s’orienter les réactions populaires à l’aggravation de la crise : contribueront-elles à en dessiner des voies de sortie, ou au contraire nous y enfonceront-elles irrémédiablement ?

6) Pour finir, ajoutant à ce pessimisme, j’ai constaté la disparition politique, en Europe, de ce qui s’appelait « la gauche » ; tentant néanmoins de dessiner une alternative au déclin des perspectives qu’ouvrait, au moins nominalement, la constitution de l’Europe, j’ai appelé les intellectuels de nos pays qui en proviennent ou s’en réclament, par delà leurs divisions entre « révolutionnaires » et « réformistes », à passer de la simple critique du néo-libéralisme à la recherche d’une stratégie anticrise, au travers d’un débat international.

Je voudrais ce soir, en ouverture de la discussion, réaffirmer ces positions, qui ne me semblent pas infirmées par les développements des dernières semaines. Mais je voudrais aussi essayer d’en expliciter les difficultés, en revenant sur trois points : démocratie et populisme, économie et politique, centre et périphérie du continent européen.

Démocratie et populisme

Je suis conscient des redoutables équivoques que comporte l’utilisation du terme « populisme ». Mais ces équivoques appartiennent à la nature même de la « chose » politique, qui ne saurait en éviter le risque, dès lors qu’elle sort de l’abstraction pour prendre en considération des forces réelles au sein d’une conjoncture déterminée. Et d’autre part elles désignent le point même où une politique démocratique doit faire porter ses efforts de mobilisation, d’organisation, de clarification. Il ne s’agit pas seulement de construire (ou de reconstruire) une force populaire aujourd’hui manquante, mais - au milieu d’une passe historique terriblement hasardeuse - de nous doter (et de la doter) des moyens moraux, institutionnels, théoriques, de résister aux dérives qu’elle peut comporter, en tentant de tirer les leçons d’un passé souvent tragique. D’autres participants du débat qui s’esquisse ont insisté sur la nécessité d’une initiative des « citoyens » en contrepoint et comme contrepoids des actions gouvernementales : ils ont fait référence au civisme plutôt qu’au populisme. [3] J’ai moi-même en d’autres lieux plaidé pour une extension de la catégorie et des exigences de la citoyenneté à l’échelle transnationale et notamment européenne. Je n’y renonce pas du tout, mais je crois que, même si on l’étend au-delà de sa signification traditionnelle, cette notion ne suffit pas à préfigurer la force dont nous avons ici besoin.

Le discours dominant – comme y a insisté, en particulier, Ernesto Laclau - stigmatise la notion de « populisme » en raison de sa viscérale crainte des masses et de leur intervention dans le champ politique, censée déranger le jeu des règles constitutionnelles et mettre en péril la démocratie elle-même. [4] Et plus profondément en raison de la menace que cette notion fait planer aux yeux des privilégiés de rendre plus difficile l’adoption et la mise en œuvre de politiques antipopulaires. Ce qu’on appelle « populisme » dans le discours dominant, en prenant appui sur des exemples de démagogie et de dictatures (ils ne manquent pas), c’est donc en réalité ce supplément de démocratie (par rapport à ses définitions élitistes et restrictives) ou même cet excès, fait de participation, de protestations, de revendications, de mouvements de masses spontanés ou organisés, sans lequel la démocratie n’est qu’un un mot creux ou même une mystification. C’est la cristallisation en une figure visible, active et passionnée du démos ou du plèthos (« multitude », « majorité ») dont la démocratie se veut l’expression : non pas pour détruire les institutions représentatives et parlementaires, la division des pouvoirs, la garantie des droits individuels, mais pour rétablir l’équilibre des forces sociales et les conditions d’une distribution égalitaire du pouvoir, en compensant la puissance exercée au sein de l’Etat et de la société par la richesse et le pouvoir économique, les relations mondaines et professionnelles, l’expertise et les solidarités universitaires, le monopole quasi-héréditaire des fonctions publiques (que Bourdieu appelait la « noblesse d’Etat »), les réseaux et soutiens internationaux. [5]

On a bien vu ces dernières semaines quels effets produit l’absence criante d’une telle participation et d’un tel contrepoids : nul n’a pu véritablement contester les politiques proposées, acceptées ou imposées par les gouvernements et par les organismes communautaires et internationaux, qui ont pour effet de transférer aux populations le fardeau des dettes générées par l’anarchie des marchés ou par la gestion imprudente (si ce n’est corrompue) des finances publiques. Ce « déficit démocratique », pour employer l’euphémisme courant, s’est manifesté d’abord en Grèce, dans la phase de tractations entre le gouvernement Papandreou et les institutions qu’il appelait à son secours. Il s’est manifesté à nouveau quand un certain nombre de gouvernements européens, y compris la France, l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, ont décidé de mettre en œuvre des politiques d’austérité budgétaire et sociale, qui n’ont évidemment rien à voir avec les engagements sur lesquels ils avaient été élus (en particulier en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté et le chômage). Nul ne contestera que des conjonctures de crise imprévues imposent des changements d’orientation politique. Mais on ne peut considérer comme « démocratique » le fait de mettre la population, c’est-à-dire les intéressés, pratiquement hors circuit quand il s’agit de déterminer l’ampleur et les objectifs de ces changements. Ce qui vaut à l’échelle nationale vaut a fortiori à l’échelon « communautaire », supranational, où l’on voit bien que se prennent les décisions vraiment contraignantes. A défaut de débat européen dans la population, de mouvements d’opinion organisés à travers les frontières, bref de démocratie européenne, seuls jouent les oppositions en trompe-l’œil et les rapports de forces entre gouvernements, plus ou moins dépendants de puissances capitalistes transnationales, et prisonniers d’électorats dont ils tentent d’utiliser les préjugés plutôt que de susciter la participation.

On touche ici à une tare congénitale de l’Union Européenne, qui n’est pas la seule cause, sans doute, de la dégénérescence de la vie démocratique au sein de chaque nation, mais ne contribue en rien à la corriger. Les gouvernements utilisent les institutions communautaires lorsqu’ils y ont intérêt, en particulier pour faire apparaître des choix politiques comme des impératifs « techniques », mais ils les court-circuitent dès que pourrait émerger quelque chose comme une sphère publique transnationale dont ils ne contrôleraient plus seuls les procédures. Aussi n’a-t-il jamais été question de faire examiner ou discuter les plans d’aide, ou l’orientation des politiques monétaires et budgétaires à venir, au parlement de Strasbourg, qui retombe ainsi en dessous du rang d’un organisme consultatif ! Mais cette « haine » ou « crainte » de la démocratie est extraordinairement autodestructrice. A la longue elle se paiera très cher, en termes de délégitimation de la politique et des institutions gouvernementales ou représentatives elles-mêmes, que ce soit au niveau national ou au niveau européen, dont le sort est ici indissociable. C’est pourquoi il appartient d’une certaine façon aux peuples des nations européennes, composantes d’un « peuple européen » virtuel, de redonner vie à la démocratie sans laquelle il n’y a pas de gouvernement légitime et d’institutions durables, et d’abord en exprimant vigoureusement leur rejet des politiques fondées sur la continuation des privilèges, et même sur leur renforcement au moyen de la crise. [6] C’est ce que j’ai voulu dire en parlant de la nécessité d’un « populisme européen ». Ce n’est pas le contraire du civisme, c’en est l’autre face dans une conjoncture déterminée.

Pour autant je ne me cache nullement que le « populisme » auquel nous avons affaire aujourd’hui – celui qui se développe le plus vite en Europe – n’est nullement cette insurrection pacifique des citoyens des différents pays dont nous avons besoin pour revitaliser la démocratie et en imposer les exigences à ceux qui la craignent et lui font obstacle par tous les moyens. D’une part c’est un populisme nationaliste ou régionaliste, agressivement xénophobe (et qui pourrait devenir meurtrier si la situation sociale se détériore davantage), dirigé contre les « allogènes » (immigrés, en particulier venus d’Asie et du Sud de la Méditerranée, tsiganes, éventuellement même juifs) mais aussi contre les autres Européens (Nord contre Sud, Ouest contre l’Est, voisins contre voisins, y compris au sein des mêmes nations, comme en Italie), dont on voit les manifestations d’un bout à l’autre du continent. Et d’autre part c’est ce que Giacomo Marramao appelle, en pensant à la situation de son pays sous le gouvernement Berlusconi, un « populisme médiatique », dont les techniques de manipulation des mass media s’apparentent à un fascisme soft, reconstitué dans d’autres conditions historiques et culturelles. [7] A ces populismes réactionnaires plus ou moins interconnectés, traduisant la démoralisation des classes populaires et des classes moyennes, le cynisme des castes dirigeantes, l’absence de perspectives post-nationales pour faire face à la mondialisation et la régression des mouvements sociaux, il est totalement illusoire de penser qu’on puisse opposer une simple prédication morale, un hymne aux vertus de l’Etat de droit et du libéralisme, recouvrant en pratique la perpétuation des inégalités et la domination écrasante des intérêts de la propriété et de la finance. Il faut une remobilisation populaire dont le moteur ne peut être, initialement, qu’une protestation. Mais il est vrai que de telles formules comportent un risque : c’est pourquoi il est essentiel de les associer d’emblée à un engagement démocratique intransigeant, et d’ouvrir en même temps des perspectives de construction positive, en particulier dans le domaine économique. C’est pourquoi aussi – contrairement à ce que pensent certains théoriciens du « populisme » (Ernesto Laclau) - les programmes auxquels se rallieraient les composantes d’un tel mouvement ne peuvent être « vides » : il faut au contraire qu’ils soient substantiels, dégageant une véritable convergence d’intérêts et d’idées à travers les frontières et les groupes sociaux. Ceci nous amène directement à un deuxième ordre de difficultés.

Economie et politique

S’il est une vérité que le discours dominant s’était efforcé de dissimuler sous toute sorte de notions plus ou moins nouvelles (la « société des réseaux », la « gouvernance », la « gestion », la « rationalité des marchés », pour ne rien dire de la « fin de l’histoire » aujourd’hui passablement discréditée), et que la crise actuelle ramène en pleine lumière, c’est bien le fait que tout de l’économie est politique, mais aussi que tout de la politique est économique (même s’il n’est pas que cela : ce que mon maître Althusser appelait « surdétermination »). Cela ne vaut pas simplement pour les conditions et les conséquences, mais pour les processus eux-mêmes, et donc pour les contradictions qu’ils comportent, les rapports de forces et les alternatives qu’ils nous imposent. On peut même penser qu’une des caractéristiques de la mondialisation dont nous éprouvons désormais les lois, est que cette double détermination économique et politique s’étend immédiatement à tous les aspects de l’existence : citoyenneté, travail, culture, sécurité sociale, vie quotidienne…. Il ne faut pas en rester ici aux généralités, mais essayer de rendre les enjeux perceptibles à même l’actualité.

Je ne veux pas répéter ce qui est le plus connu, concernant en particulier les choix politiques effectués après le déclenchement de la crise américaine, dont on voit bien aujourd’hui qu’en reportant sur les finances publiques et les économies nationales le coût des opérations spéculatives privées, ils n’ont fait qu’en multiplier les risques. Mais – en quelques mots où il faudrait de longues analyses - je voudrais dégager trois leçons structurelles relatives à l’articulation « capitaliste » de l’Etat et du marché, et soulever deux problèmes spécifiques : celui de la continuité et de la rupture, celui des forces en présence dans le dilemme qui se présente aujourd’hui aux nations européennes, et sans doute aussi à d’autres.

Première leçon : la « crise des finances publiques » n’est pas un phénomène comptable auquel on peut attribuer une grandeur absolue : elle est en fait relative aux « décisions » momentanées des marchés financiers, à leur notation des capacités des Etats de servir les intérêts de leurs dettes, et aux taux d’intérêts consentis pour les nouveaux prêts dont les Etats débiteurs ont besoin pour faire face à leurs échéances. Le degré d’endettement des Etats, leur degré d’autonomie ou de « souveraineté » économique, fluctuent donc en fonction de la façon dont ils sont en permanence « évalués » par les marchés comme le seraient des sociétés cotées en bourse. [8] Mais qui dit marchés dit un système d’échange et de valorisation dont les acteurs principaux (dominants, sinon tout puissants) sont les grandes banques et les principaux fonds spéculatifs. Ceux-ci sont donc devenus, au sens fort, des acteurs politiques, en ce sens qu’ils dictent à toute une partie des Etats et même aux banques centrales, les conditions de leur politique sociale, économique et monétaire. Cette situation a des conséquences capitales sur la capacité des corps politiques traditionnels (peuples ou nations de citoyens) à déterminer leur propre développement. Seule peut-être, aujourd’hui, en raison de la position virtuellement hégémonique qu’elle est en train d’acquérir dans « l’économie-monde », la Chine échappe à ce renversement du rapport entre la capacité politique des Etats et celle des acteurs financiers déterritorialisés. Mais ce n’est certainement pas le cas des Etats-Unis, et cela explique beaucoup de choses dans la « stratégie » de l’administration Obama après le choc de 2008.

Ceci nous conduit directement à une seconde leçon, qui a été soulignée avec force, notamment, par Michel Aglietta [9] : il n’y a pas de moyen terme entre les deux logiques qui s’opposent à propos de la « régulation » des opérations sur les marchés financiers (lesquels sont, il faut le noter, des « marchés » dans un sens tout à fait particulier et à la limite contradictoire avec la signification usuelle du terme, qui continue pourtant d’en guider la présentation par le discours « orthodoxe » : la concurrence ne conduit pas à un équilibre de l’offre et de la demande, mais au contraire à une fuite en avant dans la capitalisation des actifs, dont la valeur augmente indéfiniment avec l’extension du crédit… jusqu’à ce que celui-ci s’effondre). Ou bien c’est la puissance publique qui impose aux opérations spéculatives des règles de prudence et de transparence, ou bien c’est l’exigence illimitée de capitaux liquides, susceptibles de se porter sur les spéculations les plus rentables à court terme, qui contraint à une dérégulation de plus en plus complète, mais ce ne peut pas être les deux à la fois. Ici encore, on a affaire à une alternative politique dans le champ de l’économie (par le biais de la finance), qui s’apparente à un conflit de souverainetés. Mais il faut remarquer, et cette observation acquiert une signification cruciale au stade actuel de la mondialisation, que par « puissance publique » on n’entend plus nécessairement des Etats nationaux (ou des autorités boursières nationales) : cela dépend de leur taille, et de leur place dans l’économie monde. Il y a bien entendu des Etats qui « préfèrent » se faire les instruments de la dérégulation marchande pour acquérir ou préserver leur statut de places boursières internationales, ne voyant là aucun « abandon de souveraineté » (mais n’acceptant pas pour autant sa limitation dans un cadre politique élargi). Il y a surtout cette difficulté, sur laquelle bute visiblement l’Europe, que les Etats (même « riches ») ne sont plus en mesure de constituer isolément des autorités de régulation efficace des marchés financiers, sans que pour autant on sache comment instituer politiquement une autorité et des pouvoirs publics supra-étatiques ou trans-étatiques.

Une troisième leçon, qui pour moi se dégage en particulier des travaux de Pierre-Noël Giraud [10], c’est qu’il y a une corrélation fondamentale, à long terme, entre la façon dont se distribuent les inégalités sociales entre les « territoires » nationaux ou à l’intérieur de ces territoires (inégalités de revenus – salaires directs ou indirects – et donc, compte tenu des conditions historiques et culturelles, inégalités de niveau et de qualité de vie), et les politiques mises en œuvre pour accroître leur compétitivité au point de vue de l’attraction des capitaux internationaux (par la pression sur le niveau des salaires – au moyen de l’immigration ou d’accords Etat-syndicats, ou des deux – et par la baisse des prélèvements fiscaux qui, à terme, menace inévitablement les politiques et les protections sociales). Dans cette perspective, les Etats regagnent une partie au moins de leur capacité de déterminer politiquement les conditions économiques de la politique, dont on disait ci-dessus qu’elle tend à leur échapper au profit des acteurs financiers dans le jeu du crédit. Et on voit bien qu’ils s’en servent pour privilégier, par exemple, la défense d’un modèle de sécurité sociale ou, au contraire, le rattrapage d’un sous-développement historique au moyen d’une industrialisation spécifiquement tournée vers l’exportation. Mais ceci n’a lieu qu’entre deux limites plus ou moins étroites : d’un côté celle qui provient de ce que, dans l’économie mondialisée, un modèle de développement économique et social soutenu par l’Etat (un « type de capitalisme », comme dit Pierre-Noël Giraud) ne peut être choisi à volonté, par une pure décision indépendante de ce que font les autres (paradoxalement donc, du moins aux yeux de théoriciens « souverainistes » de l’Etat, cette capacité politique d’infléchir l’économie est d’autant plus réelle que les Etats sont plus interdépendants, agissent de façon plus concertée) ; de l’autre celle qui provient de ce que les « choix » politiques en matière d’inégalités sociales (et à la limite d’exclusion ou d’inclusion de populations entières) sont plus ou moins patiemment supportés par les citoyens, autrement dit sont exposés à ce qu’on appelait naguère encore la lutte des classes.

C’est sur le fond de ces contraintes structurelles, évoluant aujourd’hui très rapidement, qu’il faudrait relancer la discussion que, depuis le début de la crise, ont suscitée les propositions des néo-keynésiens : ils n’ont cessé d’insister sur le fait qu’il est impossible de renforcer la capacité des Etats (ou des coalitions d’Etats comme l’Europe) à limiter les « risques systémiques », et d’accroître leur pouvoir de régulation du marché financier, sans développer en même temps, d’une part une nouvelle capacité institutionnelle de gouvernement de l’économie, d’autre part un ensemble de politiques de croissance « contre-cycliques » (à l’encontre par conséquent des perspectives de réduction des déficits, de déflation et de dépression mesurée au moyen desquelles l’orthodoxie néolibérale envisage d’éponger les créances insolvables qui ont été transférées du privé au public depuis le début de la crise). Or il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de concevoir les unes ou les autres sans que soit remis en cause radicalement le régime actuel du pouvoir économico-politique, qui s’est largement déplacé hors de ses lieux juridiques, administratifs et parlementaires officiels, renvoyant les choix les plus décisifs à toute une gouvernance de l’ombre, dont le rôle du FMI dans le « montage » du plan européen de « sauvetage » des finances grecques est un bon exemple. [11] C’est tout aussi difficile si la tendance à l’accroissement des inégalités de richesse qui, en dépit des « rattrapages » de toute une partie de l’ancien « tiers monde », caractérise aujourd’hui plus ou moins uniformément la mondialisation, continue de s’accentuer. [12] A vrai dire la radicalité des changements politiques impliqués par la mise en œuvre de ces conditions est telle qu’on peut en conclure, soit au caractère utopique de toute perspective néo-keynésienne dans le cadre de la mondialisation actuelle [13], soit au fait que de telles perspectives sont devenues indiscernables d’une rupture avec le capitalisme, ou d’une réactualisation de « l’hypothèse socialiste », sous des formes à inventer (en particulier pour écarter définitivement le fantôme du « socialisme dans un seul pays »). Bien que je ne doute pas, pour ma part, que toute initiative politique susceptible de faire reculer la financiarisation de l’économie et de la vie sociale a besoin d’idées régulatrices à caractère socialiste ou même communiste, je ne m’engagerai pourtant pas dans une telle spéculation, qui ne comporte aucune utilité dans la conjoncture immédiate. En revanche, je voudrais pour terminer sur le point qui nous occupe, dire un mot d’une question extrêmement voisine : celle de la nature des forces engagées dans une bataille pour différentes façons de faire face à la crise, qui auront pour effet de la résoudre ou de l’aggraver, et qui évidemment ne pourront profiter aux mêmes secteurs de la société…

J’ai dit il y a un instant que la lutte des classes rôde bel et bien dans les soubassements du nouveau rapport entre l’Etat et le marché. Pourtant il est extrêmement douteux que les forces ou les camps entre lesquels se livre aujourd’hui la bataille politique puissent être définis comme des « classes », ou des alliances de classes (comme tentait encore de le faire il y a trente ans Nicos Poulantzas), ou même de simples antithèses entre un imperium capitaliste et une « multitude » ou une masse du peuple qui serait sa victime et, de ce fait, n’attendrait qu’une offre idéologique ou un programme d’organisation pour se révolter et abattre la puissance de l’argent (le « modèle Wall Street », comme dit Aglietta). Pourquoi les choses sont elles moins simples, et de ce fait même les perspectives beaucoup plus incertaines que ne le voudrait un tel schéma binaire, profondément ancré dans l’imaginaire de gauche (avant que, pour une partie, elle ne passe de là aux diverses variantes de la « troisième voie ») ? Ce n’est pas à cause de la mystification dont les masses seraient prisonnières (par exemple le nationalisme et la religion, si nocive que soit leur influence). Ce n’est pas non plus parce que – ici ou là – des formes de clientélisme d’Etat plongeant profondément dans le tissu social corrompent l’esprit civique (même s’il serait absurde de nier la réalité de ce phénomène). C’est, me semble-t-il, beaucoup plus décisivement, parce que la multitude ou la masse est impliquée dans le fonctionnement du capitalisme financier au point de vue de ses activités (donc de son emploi stable ou précaire, de ses conditions de travail, etc.), de ses intérêts matériels et de sa survie, pour ne rien dire de ses loisirs et de sa culture. Rien ne serait plus faux, à cet égard, que de se représenter le capital financier, si spéculatif, « immatériel » et « fictif » soit-il, comme un capitalisme parasite ou « rentier » - notions inventées au XIXe siècle par une idéologie industrialiste et productiviste dont le marxisme n’a pas été exempt. Ce que la crise des subprimes a mis en évidence, c’est justement le fait que les conditions de vie les plus élémentaires – en l’occurrence le logement – de toute la population et notamment de sa partie la plus pauvre (aux Etats-Unis, mais aussi au Royaume Uni, etc.), dépendent immédiatement de la généralisation des facilités de crédit et de leur capitalisation par les banques (lesquelles ont ainsi trouvé un nouveau moyen de faire payer les pauvres, recette la plus fondamentale de l’enrichissement à travers l’histoire). [14] Ceux que le système rejette y sont d’une certaine façon d’autant plus fortement inclus (ou si l’on veut leur exclusion prend la forme d’une « exclusion inclusive »). Et pour prendre un exemple dans l’actualité immédiate, quand la société BP responsable de la catastrophe écologique du Golfe du Mexique est menacée de sanctions par le gouvernement américain et voit s’effondrer sa capitalisation boursière, les « fonds de pension » - qui reposent en partie sur l’inclusion dans leur « panier » de ses titres, considérés comme particulièrement sûrs et rentables - s’alarment et prévoient des répercussions sur les retraites qu’ils servent.

Quelles conclusions tirer de ces faits, qu’avec d’autres on pourrait ranger dans ce que Marx appelait le développement de la subsomption réelle des travailleurs, et plus généralement de la population, sous le mouvement d’accumulation capitaliste ? [15] D’abord celle-ci, me semble-t-il, qu’il n’y a pas d’extériorité entre les intérêts du capital et ceux de la population. Cela ne veut pas dire du tout qu’il n’y ait pas d’antagonisme, de contradiction ou de conflit : mais cela veut dire que les antagonismes traversent le mode de vie, les modèles d’activité et de consommation, les intérêts et donc les formes de conscience des groupes sociaux. Le combat n’est donc pas tant entre deux groupes préexistants (gros et petits, exploiteurs et exploités, détenteurs et victimes du pouvoir) qu’il n’est entre deux façons possibles de « collectiviser » les intérêts des individus qui, pour une part, concernent les mêmes classes, les mêmes nations, les mêmes professions, et qui impliquent à chaque fois un autre mode de gouvernement pour la société. On est tenté de dire, en langage gramscien (repris aujourd’hui par Laclau), que le combat est entre des « blocs historiques » et des « hégémonies » alternatives, qui n’impliquent pas seulement que certains intérêts aient la priorité plutôt que d’autres (ainsi la compétitivité ou la protection sociale, la capitalisation boursière ou le développement durable, la puissance impériale ou l’échange entre les cultures….), mais aussi que les individus et les groupes sociaux « choisissent » entre plusieurs façons de défendre leurs intérêts et d’assurer leur survie – un choix qui est bien entendu tout sauf idéalement libre, et dont les modalités dépendent très fortement de la place où ils sont situés dans un « monde » hiérarchisé. L’identité des acteurs ou des forces sociales est ainsi elle-même fonction, comme Marx l’avait parfois pressenti, des formes de leur propre « lutte », qui se déroule elle-même dans des « conditions » matérielles données. [16] Ce qui nous amène directement à la dernière question que je voudrais évoquer, serait-ce très rapidement.

Centres et périphéries

Le discours et les institutions de l’Union européenne sont formellement égalitaires (bien que la nature de cette égalité ait toujours fait problème : concerne-t-elle les citoyens européens, ou les Etats dont le « poids » varie en fonction de leur puissance économique, de leur population ?) Mais ce que la crise actuelle a mis fortement en évidence, c’est qu’il s’agit en réalité d’une structure hiérarchique, où les pouvoirs de décision sont concentrés entre les mains d’un « club » de nations fondatrices (essentiellement la France et l’Allemagne, qui tantôt se coalisent, tantôt se neutralisent, cependant que d’autres exercent un contre-pouvoir plus ou moins efficace et que l’Angleterre joue de sa double appartenance au monde européen et au monde atlantique), et où les inégalités ont tendance à se creuser plutôt qu’à se réduire. La dynamique de cette structure a été profondément transformée par l’élargissement aux anciens pays de l’Est libérés de l’emprise soviétique. Elle l’est à nouveau sous nos yeux par les développements de la crise financière : les rapports de domination s’exacerbent, et du même coup la question se pose avec acuité de savoir comment ils pourraient être modifiés, voire même transformés en leviers d’une reconstruction sur d’autres bases, plus égalitaires, ce qui suppose évidemment un très profond changement dans la perception que les « Européens » ont d’eux-mêmes, et de ce qui les réunit ou les oppose.

Le schéma le plus insistant pour caractériser cette hiérarchie interne de l’Europe, où se combinent des facteurs symboliques, économiques et politiques, c’est celui du centre et de la périphérie (ou plutôt des périphéries, car il semble évident qu’en dépit de voisinages et d’analogies formelles l’Irlande et la Grèce, ou la Grande Bretagne et la Pologne, ou l’Espagne et le Portugal ne forment pas un ensemble homogène). Une des implications de ce schéma qui resurgit avec insistance aujourd’hui, c’est que les nations « périphériques » seraient en quelque sorte moins intensément, moins complètement « européennes » que celles du centre, soit en raison de leur histoire politique, soit en raison de leur type de développement économique, soit en raison de leur culture (pour ne pas dire de leurs « mœurs »). D’où résulte l’idée qui vient d’être appliquée à la Grèce dans toute une partie de la presse allemande, américaine, etc., que les périphéries – en tout cas certaines d’entre elles - sont moins fortement rattachées à la construction européenne, et par là susceptible de s’en détacher (volontairement ou par force). Rapportée à la question de la « survie » de l’euro, on a vu ainsi extrapoler une sorte de théorie de l’externalisation des coûts que représentaient certains pays « défaillants » ou « inassimilables » au modèle dominant - celui qu’indiqueraient les nations du « centre ». [17] Contre cette représentation, j’avais rappelé (dans un discours prononcé en 1999 à Thessalonique) qu’en un sens très contraignant, accentué par les transformations en cours de « l’espace politique », ce sont justement les « périphéries » qui sont « au centre », ou dont les fonctions et les problèmes deviennent centraux. [18] Ce n’est pas la situation actuelle qui pourra infirmer cette thèse. Mais elle suppose, précisément, qu’on adopte un point de vue politique, dans lequel le présent renvoie toujours à la totalité de ses facteurs historiques : non seulement économiques, mais aussi culturels et idéologiques. C’est l’ensemble de ces facteurs qui définit la fonction stratégique des frontières – en tant que zones de contact plutôt que simples lignes de séparation – dont l’emplacement, autant que la distance plus ou moins grande à un « centre », détermine ce qu’il faut entendre par « périphérie ». Or les frontières (nationales et surtout « continentales ») sont aujourd’hui devenues les centres des centres eux-mêmes. Comment ne pas accorder, de ce point de vue, une signification toute particulière au fait que, peu après l’imposition au Gouvernement Papandreou du plan de rigueur draconien dont l’acceptation a suscité « l’admiration » du directeur du FMI [19], la Grèce ait reçu la visite du Premier Ministre Turc, dont le pays, maintenu en dehors de l’UE par la volonté de la France et de l’Allemagne, est en train de devenir un des arbitres de la politique méditerranéenne ? Il venait examiner les conditions d’une coopération renforcée entre les deux « ennemis héréditaires » du monde égéen, impliquant en particulier la réduction de leurs dépenses d’armements, et contribuant ainsi à l’entrée de l’Europe dans le XXIe siècle. [20]

C’est de ce point de vue que nous pouvons nous retourner vers ce qui constitue sans doute le point névralgique du débat sur la « place » de la Grèce et d’autres pays « périphériques » (en butte à des difficultés financières analogues, ou dont les difficultés financières sont accentuées de façon analogue par la pression des marchés) : la question de l’articulation entre les intérêts, les institutions, les évolutions prévisibles de l’Union Européenne et ceux de la zone monétaire unifiée (parfois désignée au moyen du sobriquet révélateur « Euroland »). Comme cette question est susceptible, si la crise dure et s’aggrave, de se transformer en foyer de tensions très vives, et que d’autre part elle ne comporte aucune solution simple, il peut être utile de la discuter successivement sous deux points de vue : celui de la Grèce elle-même, « périphérie » menacée d’externalisation, et celui de l’Europe comme système de domination plus ou moins occulte, dont l’évolution dépend en particulier des politiques décidées en son « centre ».

Du point de vue grec, sous réserve de discussion approfondie, il me semble qu’on peut dire que le « découplage » de la construction politique européenne et de la zone euro revêt une signification essentielle, peut-être vitale. Cette idée est paradoxale, périlleuse, car la monnaie unique est la seule « marque de souveraineté » dont dispose aujourd’hui l’Europe dans le monde. Mais dans le scénario-catastrophe qu’envisagent certains économistes : celui d’un « défaut » de l’Etat grec seulement différé, qui serait finalement précipité à la fois par la récession que peut provoquer l’austérité et par le caractère insupportable de ses conséquences sociales, il est imaginable - bien que pas nécessairement souhaitable : c’est toute la question du « moindre mal », qui n’existe pas nécessairement, ce qui oblige précisément à essayer de changer les termes du problème - que la Grèce soit amenée à sortir de l’Euroland pour obtenir la restructuration de sa dette et bénéficier des avantages d’une « dévaluation compétitive » à l’argentine ou à la suédoise. Il est évident que dans ces conditions (encore une fois, « catastrophiques » non seulement pour le pays mais par ses répercussions en chaîne sur les autres), il serait essentiel que « Europe » et « Euroland » ne soient pas considérés comme des concepts synonymes, et que la Grèce (ou d’autres nations placées devant le même dilemme) ne se trouvent pas « marginalisées » ou « minorisées » au sein de l’Union Européenne (par exemple sous la forme d’une suspension de leur voix au Conseil, « menace » agitée par l’Allemagne contre les pays au budget déficitaire – oubliant apparemment que ce fut son cas il y a très peu de temps). Il faudrait donc que cette distinction entre Europe et Euroland devienne une revendication essentielle des démocrates européens.

Si nous passons maintenant au point de vue du « système » lui-même, la perspective – à bien des égards aussi « catastrophique » - qui semble s’esquisser est celle d’une divergence de plus en plus accentuée entre les deux têtes du fameux « couple franco-allemand ». Elle n’est évidemment pas réductible à des antipathies de personnes entre Madame Merkel et Monsieur Sarkozy, mais renvoie plutôt à des cultures politiques hétérogènes qui refont surface à l’épreuve de la crise, et aux déséquilibres de puissance qui se sont creusés depuis la réunification de l’Allemagne, l’ouverture de l’UE aux anciens pays socialistes de l’Est, et l’adoption de règles différentes face à la « norme » de 1997 concernant les déficits budgétaires (« Pacte de Stabilité et de Croissance » inclus dans le traité d’Amsterdam). Dans un article retentissant Habermas s’est interrogé récemment sur « l’indifférence croissante » des politiciens allemands envers la construction européenne – en clair leur tendance à faire prévaloir sur les intérêts européens (qui sont aussi à ses yeux les intérêts à long terme de l’Allemagne elle-même) le point de vue nationaliste du renforcement de sa propre puissance. [21] On pourrait en dire tout autant des Français même si, à l’occasion, ils se donnent le beau rôle de défendre « les plus faibles ». Apparemment le gouvernement français s’appuie aujourd’hui sur plusieurs pays de la zone euro fragilisés par la crise (Espagne, Grèce, Portugal) pour faire avancer l’idée d’une politique monétaire et budgétaire coordonnée par « l’Eurogroupe », et franchir quelques pas dans la direction d’un protectionnisme européen [22] - c’est du moins ce que lui reprochent ses adversaires. Inversement le gouvernement allemand s’appuie sur des pays qui ne font pas partie de la zone euro (Pologne, Grande Bretagne, Suède, République tchèque) pour faire avancer l’idée d’un contrôle budgétaire européen, découplé de la politique monétaire, et interdisant les « transferts financiers » entre Etats. Europe du Nord-Est contre Europe du Sud-Ouest ? Il est trop tôt pour savoir si la thèse allemande prélude à un retournement de sa position par rapport à la centralité de l’euro dans la construction européenne, puisque cela dépend justement du résultat de ce « bras de fer », même si certains commentateurs spéculent sur l’intérêt que représenterait pour une Allemagne de plus en plus orientée vers l’exportation, dont le marché est essentiellement constitué par les autres pays européens, une « sortie par le haut » de la monnaie commune, symétrique de la « sortie par le bas » que d’autres conseillent ou prédisent à la Grèce. [23] Le plus vraisemblable est qu’en dépit des avantages qu’elles retirent de leur « condominium », et du degré d’interpénétration atteint aujourd’hui par leurs économies, les deux puissances centrales vont entrer pour longtemps dans une phase de divergence et de conflit chronique (même si elles s’efforcent de le masquer sous des protestations d’entente et d’éviter qu’il dégénère jusqu’à la rupture, dont elles paieraient l’une et l’autre un prix élevé). Que devient alors l’idée d’un « centre » de l’Europe, même occulte ? On peut penser que l’intérêt des peuples européens est de déranger ce face à face, en faisant entendre d’autres voix et en proposant d’autres projets. Par où l’on retrouve la question brûlante de la démocratie, sous la forme de l’égalité entre les nations aussi bien que celle d’une circulation d’hypothèses alternatives dans un espace public transnational, qui ne soit pas étroitement contrôlé par les gouvernements et leurs machines électorales. [24] Peut-être faut-il aller jusqu’à mettre en cause la figure même du « centre » et de la « périphérie », autrement dit la structure hiérarchique qui a finalement prévalu dans l’histoire de la construction européenne, mais qu’elle n’impliquait pas fatalement : non pas pour la renverser terme à terme, mais pour conférer la priorité au développement solidaire des pays membres, à la complémentarité de leurs régions et au rattrapage des « inégalités de développements » internes, qui est aussi la condition d’une garantie collective contre les « risques systémiques », et qui permettrait de s’attaquer avec des chances de succès aux phénomènes de démagogie ou de corruption dans tel ou tel pays, au lieu d’en faire un instrument de chantage.

Mais il y a une autre raison pour laquelle cette figure ne devrait plus être tenable : c’est qu’elle se dissout dans le contexte de la mondialisation. Ce qui est « au centre » ou « à la périphérie » dans le monde ne l’est pas nécessairement en Europe, et vice versa, cependant que l’Europe comme telle se retrouve en équilibre instable entre les régions « centrales » (ou dominantes) et « périphériques » (ou subordonnées) du nouveau système-monde. La figure du centre et de la périphérie au sein de l’Europe touche ici à ses limites absolues, parce qu’elle ignore que les rapports de forces internes sont déterminés en permanence par des échanges et des contacts avec l’extérieur. Ou si elle ne l’ignore pas, elle se contente de l’instrumentaliser. S’il y a plusieurs « centres » divergents, c’est parce que leur rapport stratégique aux tendances de la mondialisation n’est plus le même. Et s’il y a plusieurs types de périphérie - si par exemple les bas salaires polonais et les bas salaires grecs n’ont pas la même signification - c’est parce que la division internationale du travail comme les « nappes » de cultures et d’héritages historiques traversent le continent européen, en y inscrivant des frontières multiples à la fois mouvantes et irréductibles.

Cette multiplicité des situations et des statuts au regard de la puissance, du travail, de la culture, peut devenir la damnation de l’Europe, si elle sert à aggraver et exploiter les inégalités, et finit par dégénérer à nouveau en antagonismes insolubles, comme à d’autres moments de son histoire. Elle pourrait devenir au contraire l’un des instruments de sa vitalité et de sa communication avec le reste du monde si – même au travers des violentes expériences d’une crise – elle débouchait sur l’invention d’une combinaison originale de solidarité et de diversité. Voilà pourquoi il me semble tellement important que nous réfléchissions en commun, en tant que citoyens européens, aux épreuves que vous traversez et aux moyens dont vous disposez pour les surmonter, mais aussi à ce qu’elles révèlent qui nous concerne tous. C’est pour contribuer à cette réflexion que je suis venu ici ce soir, à votre invitation dont je suis profondément ému et honoré. Mais c’est surtout pour apprendre à mieux engager la réflexion. De très longue date j’ai acquis la conviction qu’une sorte de « droit de regard » dans les affaires de ses voisins était l’une des conditions de la citoyenneté européenne. Mais je sais aussi qu’on ne peut jamais prétendre savoir mieux qu’un autre ce qui fait la singularité de son expérience historique.

Etienne Balibar

Notes

[1] « Europe : crise et fin ? », publié sur le site Mediapart (mise en ligne le XXX) : « Europe : final crisis ? », version abrégée sur The Guardian, 25-05-2010 « Europe is a dead political project » ; version complète à paraître sur la revue online : Theory and Event, June 2010).

[2] C’est l’inverse de ce que soutiennent certains éditorialistes pro-européens : ainsi Bernard Guetta dans Libération du 05/05/2010 : « L’incertain accouchement de l’Europe » : « on est train de passer du principe à la perspective d’un gouvernement économique (…) Ce sera si délicat et difficile à mettre en œuvre que l’Union peut ne pas y parvenir. Si c’était le cas, ce serait le début de sa fin mais (…) si l’Europe s’intégrait au lieu de se désintégrer, se poserait, alors, la question de sa démocratie, bien trop indirecte, aujourd’hui, pour être pleine et entière. »

[3] Cf. par exemple J. K. Galbraith, « Quelle Europe pour briser les marchés ? », Le monde diplomatique, juin 2010.

[4] Les exemples de ce qu’on appelle aujourd’hui « populisme » couvrent un très large spectre, allant des mouvements nationalistes et néo-fascistes européens aux mobilisations anti-impérialistes d’un Hugo Chavez ou des néo-péronistes argentins, qui se sont libérés de la tutelle du FMI au moment de l’effondrement du peso, jusqu’au tentations attribuées au Président Obama de prendre appui sur l’opinion publique pour imposer une régulation aux opérations financières de Wall Street. Cf. E. Laclau : On Populist Reason, Verso 2005 (et mon compte-rendu reproduit dans La proposition de l’égaliberté, PUF 2010 : « populisme et politique : le retour du contrat »)

[5] Cf. l’article d’Alain Duhamel dans Libération du 10/06/2010 : « L’électorat populaire et l’électorat financier ».

[6] Vigoureusement ne veut pas dire violemment, même si cette possibilité ne peut pas toujours être exclue (en tout cas elle ne peut pas servir d’alibi à la répression préventive). Mais alors il faut des alternatives : on peut se demander ce qu’attendent les partis « de gauche » et les syndicats européens (ou d’autres associations) pour réfléchir à des manifestations et des campagnes de pétitions auprès de Bruxelles et de Strasbourg contre les plans de rigueur qui vont ravager les composantes sociales du « modèle européen ».

[7] Giacomo Marramao a utilisé cette formulation dans son intervention à la journée d’études « Marx aujourd’hui », Groupe Nosophi, Université de Paris I, 4 juin 2010.

[8] Frédéric Lordon (remarque à juste titre sur ce point : la dette grecque s’est vue soudain multipliée du fait qu’elle a été « choisie » comme première cible en Europe pour une spéculation boursière sur son renflouement par l’Europe, et il pourrait en aller de même demain pour l’Espagne ou le Royaume Uni (« Crise, la croisée des chemins » : http://blog.mondediplo.net/2010-05-...). … Même remarque chez Joseph Stiglitz (« L’austérité mène au désastre », Le Monde du 22/05/10).

[9] Cf. son livre La crise. Les voies de sortie, Michalon, 2010 ; ainsi que son article « La longue crise de l’Europe », dans Le Monde du 18/06/2010).

[10] Cf. L’inégalité du monde, Folio Gallimard 1996 ; La mondialisation. Emergences et Fragmentations, Sciences Humaines Editions 2008.

[11] Mais dont la corruption des intermédiaires de grands marchés publics ou l’inflation des hauts revenus sont aussi un aspect. On rappellera ici qu’il a fallu l’insistance courageuse du député vert franco-allemand Daniel Cohn-Bendit pour attirer l’attention sur le « non-dit » du plan de restriction des dépenses publiques imposé à la Grèce en avril dernier : que ces restrictions ne toucheraient pas les énormes dépenses militaires de l’Etat grec, dont profitent essentiellement des firmes d’armement françaises et allemandes….

[12] Cf. Pierre-Noël Giraud, ouvr. cit. Voir aussi les résultats d’enquête publiés dans Libération du 14/06/2010, avec les commentaires de Daniel Cohen et Gilles Finchelstein.

[13] C’est la position de Toni Negri : voir son article dans le n° spécial de Radical Philosophy consacré à Keynes : « No New deal is possible », in Radical philosophy, n° 155, May-June 2009 (« Return to Keynes ? »).

[14] cf. Frédéric Lordon : Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, Raisons d’agir 2008.

[15] Karl Marx : Resultate des unmittelbaren Produktionsprozesses, Verlag Neue Kritik, 1969 ; tr. fr. Karl Marx : Un chapitre inédit du Capital, tr. et présentation de R. Dangeville, U.G.E., collection « 10/18 », Paris 1971). Cf. mon commentaire dans La proposition de l’égaliberté …, cit., « L’antinomie de la citoyenneté », p. 42-43.

[16] Je me suis référé à la notion gramscienne des « blocs historiques » et par voie de conséquence au développement que lui a donné récemment Ernesto Laclau. Mais il y a une différence fondamentale entre le schéma proposé par Laclau et celui que j’essaye ici de mettre en œuvre : je partage l’idée que la politique se joue dans l’affrontement entre des hégémonies alternatives, dont chacune construit politiquement une « chaîne d’équivalences » entre des intérêts et des revendications hétérogènes en leur imposant une forme commune (en en faisant un « peuple »), et en subsumant en partie les mêmes groupes. Je crois que cette idée est fondamentale dans la conjoncture actuelle, et qu’elle contient l’une des clés de notre réflexion sur les développements à venir de la crise européenne. En revanche je ne crois pas du tout que la condition pour la construction d’une hégémonie déterminée (par exemple un « populisme ») soit le surgissement d’une nomination aussi vide que possible, et du même coup susceptible d’être interprétée par chaque groupe social en termes différents, ce qui laisserait intacte la « substance » des revendications élémentaires de chaque groupe, simplement unifiée par analogie avec d’autres. Au contraire, je crois que les choix politiques divisent les intérêts de chaque groupe entre des alternatives contradictoires, et que les hégémonies historiquement transformatrices (ou conservatrices) ont pour contenu des formes de vie et des modes de production réellement distincts.

[17] Voir les déclarations du Commissaire européen Karel De Gucht le 6 Mai 2010 à la Süddeutsche Zeitung : « il ne s’agit pas de critiquer l’Allemagne, il s’agit de l’imiter en développant la capacité d’exportation de chaque pays » (« Deustschland macht, was alle machen sollten »)… Il y a beaucoup de variantes de cette théorie, qui se retournent éventuellement en sens inverse : c’est ainsi que toute une partie de l’opinion anglaise perçoit périodiquement la Grande Bretagne comme une « périphérie détachable », mais au nom de l’idée qu’elle appartient naturellement à un autre ensemble, ou qu’elle aurait intérêt à le privilégier. Et d’autre part le point de passage du « centre » à la « périphérie » est par définition complètement flottant. Dans certains scénarios extrémistes, il est question de « recommencer » la construction européenne à partir d’un « noyau » tout à fait restreint : le fameux « couple franco-allemand » dont la solidité est présentée comme « le moteur de l’Europe », ou une sorte de « zone mark » reconstituée au sein de la zone euro elle-même….

[18] E.B. « Aux frontières de l’Europe », in Nous, citoyens d’Europe ?, La Découverte, 2001, p. 15-26.

[19] Déclaration rapportée par Le Monde du 4 mai 2010.

[20] Cf. Le Monde du 15/05/2010 : « Une « nouvelle ère » dans les rapports gréco-turcs. Le premier ministre turc, M. Erdogan, effectue une visite à Athènes. Au centre des débats, les questions de défense. » La presse a saisi l’occasion de la crise grecque pour revenir sur les circonstances et les conditions de l’entrée de la Grèce dans la « communauté européenne » en 1981, peu de temps après la fin de la dictature des colonels, en rappelant qu’elle avait été essentiellement déterminée par la volonté de consolider la démocratie sur le flanc Sud de l’Europe, mais aussi de renforcer le « front commun » des pays membres de l’OTAN face à ce qui était encore perçu à l’époque comme la « menace soviétique » sur le continent européen. Ce rappel prend toute sa signification quand on le rapproche de la fonction régionale qu’est en train d’acquérir la normalisation et la réconciliation gréco-turque.

[21] « Deutschlands neue Gleichgültigkeit », Publié par Die Zeit le 20 mai 2010.

[22] Ou d’une « préférence communautaire » explicitement inscrite dans le programme électoral de Sarkozy en 2007.

[23] Cf. article de J. P. Vesperini, Le Monde du 11 mai 2010 (« La moins mauvaise des solutions serait sans doute la sortie de l’Allemagne »).

[24] On peut penser aussi que, idéalement au moins, l’intérêt des peuples européens serait d’explorer les voies d’une « monnaie commune » distincte de la « monnaie unique » actuellement gérée en fonction d’une seule norme de stabilité de moins en moins tenable. Cf. Frédéric Lordon, « Crise, la croisée des chemins », cit. Rappelons qu’au moment de la constitution de la Banque Centrale Européenne, l’inclusion dans ses statuts des objectifs de plein emploi à côté des objectifs de lutte contre l’inflation a été explicitement refusée.


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