CONTRAT UNIQUE DE TRAVAIL ET FLEXSECURITE : Pourquoi s’y opposer ? ( par Laurent Garrouste Membre de la Fondation Copernic, Inspecteur du travail)

lundi 18 décembre 2006.
 

Remettre en cause radicalement le droit du travail en vigueur est un objectif de court terme des classes dirigeantes en France : il passe par un dynamitage du droit du licenciement afin d’instaurer une totale liberté de gestion de la main d’œuvre par les entreprises sur le modèle anglo-saxon. Il ne s’agit évidemment pas d’un projet isolé mais d’une orientation profondément cohérente avec l’essor de la mondialisation et de la construction néolibérale actuelle de l’Union Européenne. Il bénéficie à ce titre du soutien actif d’institutions telles que l’OCDE et le FMI, qui ne cessent de déplorer depuis des années le manque de flexibilité du marché du travail en France. Ce projet a subi avec l’échec de la mise en place du CPE un coup d’arrêt frontal, l’ampleur de la mobilisation ayant eu pour effet de mettre à nu les projets du gouvernement et du patronat. Ceux-ci n’ont pas pour autant désarmés, et ils cherchent les chemins d’une nouvelle offensive : nouvel assaut frontal avec la mise en place du contrat unique ou attaque de biais via des formes plus enrobées de flexisécurité, l’avenir le dira. Il est d’autant plus nécessaire de démystifier ces propositions devenues le dernier pont aux ânes médiatique en vogue, et d’en montrer l’extrême nocivité pour les droits des salariés.

Depuis 2000, le patronat français par la voix du MEDEF a opéré une réorientation idéologique et tactique au travers de l’exigence d’une « refondation sociale » rétrograde. Les partis de droite se sont alignés bon an mal an sur cette orientation néolibérale. De nombreux reculs ont été enregistrés durant cette période : réforme des retraites, mise en place du CNE, remise en cause de la hiérarchie des normes, multiplication des mesures de flexibilité. Reste que le patronat et la droite entendent infliger des reculs historiques au mouvement ouvrier : il s’agit donc de casser tous les verrous encore existants du Code du travail. Le droit du licenciement en est un, même s’il est tous les jours bafoué et contourné. L’objectif est bien d’obtenir la liberté de licencier sans motif ou en tout cas la possibilité de se séparer de gré à gré : ainsi le patronat a critiqué le CPE parce qu’il concernait les seuls jeunes, non l’ensemble des salariés. Il demande par ailleurs la possibilité pour l’employeur de se séparer d’un salarié avec son accord moyennant le paiement d’indemnités et sans 2 avoir à se justifier, une manière plus douce de supprimer la motivation du licenciement au moment où la mobilisation contre le CPE a laissé des traces profondes. Par ailleurs, le MEDEF n’entend pas contrairement aux doctrinaires du contrat unique supprimer les CDD (i).

I - LA FLEXISECURITE LIBERALE : LE CONTRAT UNIQUE DE TRAVAIL

« Flexisécurité ne veut pas dire sécurité de l’emploi, mais sécurité pour la personne, au cours des différentes étapes de son parcours professionnel. L’objectif n’est pas d’éviter les licenciements collectifs mais de s’assurer que ceux qui ont perdu leur emploi en trouveront un autre aussi rapidement que possible et qu’ils recevront dans l’intervalle un revenu de soutien. Cela demande un investissement continu dans l’éducation et la formation, et dans un appui actif aux demandeurs d’emploi. Une approche de ce type sert aussi l’intérêt des entreprises qui ont besoin d’une main d’œuvre qui soit à la fois flexible et qualifiée. » Vladimir Spidla, Commissaire européen à l’emploi.

Nouvelle tarte à la crème du discours social libéral européen et français, la flexisécurité semble devoir être appliquée partout. Rarement, il est rappelé qu’au cœur de ce projet figure en général l’abandon de l’obligation de motiver le licenciement économique, alors que ce point en constitue bien souvent le cœur et la véritable raison d’être. En France, elle se traduit par différentes propositions dont celle du contrat unique de travail. Le projet de contrat unique présenté par deux économistes Pierre Cahuc et Francis Kramarz en 2004 inspire désormais directement le programme de démantèlement social de la droite. En mars 2005, la convention sur la question sociale de l’UMP en a officiellement repris les principes clés sous l’égide de Nicolas Sarkozy (ii). Dominique De Villepin a tenté de l’imposer dès avant les résultats de la présidentielle d’abord avec l’ordonnance créant le CNE durant l’été 2005, puis avec la loi créant le CPE qu’il a dû supprimer sous les coups de boutoir d’une gigantesque mobilisation sociale. Une défaite sur le CPE aurait vraisemblablement conduit le gouvernement à la mise en place du contrat unique dès l’été 2006. Le projet de contrat unique bénéficie par ailleurs du soutien actif tant de l’OCDE que du FMI (iii).

Le projet de contrat unique formulé par les libéraux se fonde sur plusieurs arguments : la flexibilité favoriserait l’emploi, les pays ayant libéralisé leur marché du travail connaîtraient des taux de chômage moins élevés, la réglementation française du licenciement serait inefficace et inégalitaire. En particulier de plus en plus de licenciements individuels sont des licenciements économiques déguisés. Par conséquent, il est temps de réguler le système par le biais d’incitations économiques : tout employeur serait libre de licencier pour motif économique, sachant que les indemnités de licenciement versées au salarié seraient augmentées et proportionnelles à l’ancienneté, et qu’une « contribution de solidarité » devrait être versée aux fonds d’assurance chômage afin d’aider au financement des dispositifs de reclassement, l’obligation de recherche de reclassement pesant sur l’entreprise étant supprimée en échange. Le marché du reclassement serait ouvert, les prestataires étant payés en fonction de l’efficacité du reclassement obtenu. Par ailleurs, le licenciement pour motif économique ne pourrait pas être contesté devant le juge sauf à faire valoir qu’il cache une discrimination illégale. Rien de précis n’est dit sur l’évolution du régime du licenciement individuel. Enfin, tous les contrats conclus seraient des contrats à durée indéterminée, le contrat à durée déterminée étant supprimé. Par contre, l’intérim continuerait à exister (iv). Avant d’examiner le dispositif, examinons d’abord les arguments d’analyse.

L’argument fallacieux de la création d’emploi

En premier lieu, les deux économistes assurent que la flexibilité du marché du travail crée de l’emploi. Leur formule vaut d’être citée : « Plusieurs dizaines d’études empiriques menées dans divers pays, avec des données mobilisant des milliers d’observations indiquent que la protection de l’emploi est plutôt défavorable à l’emploi, en particulier pour les groupes démographiques, tels que les jeunes, les femmes et les travailleurs âgés, dont l’insertion sur le marché du travail est la plus difficile. La réglementation actuelle n’atteint donc pas son objectif de protection de l’emploi(v). » Ce passage du « plutôt » au « donc » est vraiment admirable : comment dire une énormité sans paraître mentir ! En réalité, cette affirmation est erronée. Et aucune étude sérieuse ne vient faire la démonstration que la flexibilité créerait ou faciliterait l’emploi. Certains libéraux sont d’ailleurs forcés de le reconnaître. Michel Camdessus dans son rapport de 2005 intitulé Le sursaut, vers une nouvelle croissance pour la France, écrit ainsi : « Force est de constater que cette plus grande flexibilité de l’emploi n’a pas permis une réduction significative du chômage. » L’OCDE quant à elle dans son rapport Perspectives de l’emploi paru en 2004 écrit : « Il est impossible de mettre en lumière un impact positif sur le chômage des réformes du marché du travail dans le sens de la flexibilité et de la fluidité (vi) » et indique : « la réglementation relative à la protection de l’emploi remplit l’objectif pour lequel elle a été conçue, à savoir protéger les emplois existants »(vii). Soient des conclusions directement contradictoires avec celles de nos deux économistes. Par ailleurs, on trouve des taux de chômage bas aussi bien dans des pays à forte réglementation qu’à faible réglementation : ainsi le taux de chômage tourne autour de 5% au Royaume Uni comme en Suède. Etant entendu cependant que les taux dans les pays les plus flexibles doivent être décortiqués de plus près : ainsi il apparaît que le bas taux de chômage au Royaume Uni s’explique en bonne partie par les modes de décompte statistiques choisis : le nombre important de salariés classés dans la catégorie « invalides », tout comme celui des chômeurs découragés ne recherchant plus d’emploi, ne sont pas comptabilisés dans le taux de chômage officiel. Au Danemark, le nombre important de chômeurs en formation sont sortis des statistiques (viii). Ainsi aux côtés des 190 000 chômeurs officiels formant le taux de 6%, il convient de mentionner 38 000 chômeurs en stages ou contrats aidés, 43 000 chômeurs en fin de droit, 95 000 « passifs » jugés inemployables. Au Royaume Uni, la catégorie des invalides compte 2.2 millions de salariés. Aux Pays Bas, le nombre de ces invalides est de 957 000 (soit l’équivalent de 12% de la population active). Or, ces effectifs de salariés invalides ne font pas partie de la population active à partir de laquelle est calculé un taux de chômage, qui est donc mécaniquement tiré vers le bas de manière très artificielle (ix).

Intéressons nous ensuite au constat fait par nos deux économistes sur le caractère inefficace et inégalitaire du régime du licenciement économique. Les chiffres récents de la DARES (Direction des statistiques du Ministère du travail) indiquent que 3 licenciements sur 4 sont des licenciements pour motif individuel, un quart seulement correspondant donc à des licenciements économiquesx. Manifestement il y là un important contournement des règles qui conduit à substituer le motif individuel au motif collectif. De même les auteurs ont raison de souligner que les plans sociaux ne concernent qu’une minorité de salariés licenciés pour motif économique, ou encore que les dispositifs de reclassement sont très peu efficaces. Ces faits sont d’ailleurs critiqués de longue date par les syndicalistes, et ne semblaient jusqu’à présent guère émouvoir les libéraux. Et en effet le problème commence lorsqu’il s’agit de tirer des conclusions de ce constat. Nos deux économistes vont plaider pour une plus grande flexibilité du marché du travail en proposant une liberté totale de licencier pour motif économique. Mais, on peut très bien répondre à ces constats en demandant un renforcement de la réglementation comme nous le verrons plus loin.

Illusions et dangers du contrat unique libéral

Que penser maintenant du dispositif lui-même ? Il s’agit en premier lieu d’une atteinte frontale aux droits des salariés et au droit à l’emploi puisque l’employeur n’aurait plus besoin de motiver le licenciement économique. Ceci n’est pas toujours clairement affirmé par les textes, mais c’est bien le principal point d’intérêt de ce dispositif. On comprend que la victoire du mouvement social contre le CPE constitue une redoutable épine dans le pied pour les partisans du contrat unique puisque ceux-ci ne proposent pas moins que de généraliser à tous les contrats ce qui a été rejeté pour les seuls jeunes par des millions de manifestants. Dès lors que l’employeur s’acquitterait de la contribution de solidarité et respecterait la procédure, la cause réelle et sérieuse du licenciement serait présumée existante : « Dans un contexte où l’employeur prend en compte la valeur sociale de l’emploi dans sa décision, paye pour que le salarié soit pris en charge efficacement par l’Etat aidé des professionnels, le paiement de la contribution de solidarité et le respect de la procédure de licenciement devraient constituer des critères suffisants pour juger si un licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse. Ainsi la logique introduite par le nouveau système simplifie naturellement la réglementation des licenciements dans la mesure où il n’est plus nécessaire de réserver un traitement particulier au licenciement économique ». Cette dernière affirmation est en réalité fausse puisqu’en créant une présomption automatique de cause réelle et sérieuse de licenciement économique dès lors que l’employeur s’acquitte de sa contribution, il n’y a plus de contrôle du motif du licenciement économique par le juge et donc de son caractère réel et sérieux, ce qui ne serait pas le cas dans l’hypothèse d’un licenciement pour motif individuel. La voie est par ailleurs grande ouverte à des licenciements de pure économie ou d’accroissement de la rentabilité immédiate de l’entreprise, ce qui est aujourd’hui prohibé par la jurisprudence en vigueur, mais serait demain possible puisque seul l’employeur serait juge de ce qui serait économique.

Mais alors justement se crée ainsi un fantastique effet d’aubaine, puisqu’il suffirait à un employeur entendant se séparer d’un salarié pour un motif individuel illicite de procéder à un licenciement pour motif économique en se contentant de payer la contribution et les indemnités de licenciement. On aurait donc très vite renversement de l’effet de substitution actuel par l’effet inverse avec cette différence que la possibilité d’obtenir gain de cause devant un tribunal serait infime. Puisque le juge n’aurait plus le pouvoir de contrôler le motif économique, comment démontrer que ce motif n’existe pas ? Même en cas de discrimination, comment en établir l’existence ? Quand on sait qu’aujourd’hui beaucoup de salariés contestant leur licenciement devant les prud’hommes obtiennent gain de cause, on mesure la tentation de payer un peu pour se séparer sans ennui ultérieur d’un salarié. Il apparaît ainsi que la suppression de la motivation du licenciement pour motif économique créerait un appel d’air qui déstabiliserait rapidement tout l’édifice du régime du licenciement. Cet aspect du problème est complètement passé sous silence par nos deux économistes. A moins de considérer que nos deux auteurs proposent de supprimer toute motivation du licenciement, mais cela n’est pas dit clairement (xi).

L’idée que seul l’employeur est à même de juger l’opportunité de licenciements économiques, et que même le contrôle d’un juge n’est pas justifié car incompétent est un argument récurrent. Pierre Cahuc déclare ainsi : « Il est difficile de concevoir quelle instance pourrait se substituer au chef d’entreprise pour anticiper les meilleures actions souhaitables pour la survie de l’entreprise.(xii) » Cette idée trouve un large écho dans la jurisprudence de la Cour de cassation qui estime que le juge n’a pas à contrôler les actes de gestion de l’employeur au regard du droit à l’emploi. Pourtant le juge communautaire tout comme d’ailleurs le juge commercial français ne contrôle t-il pas les actes de gestion au regard du droit de la concurrence, allant jusqu’à remettre en cause des opérations de concentration à partir d’une analyse extrêmement détaillée ? Ainsi les conséquences sur la concurrence des actes de gestion peuvent t-elles être contrôlées par le juge mais non celles sur l’emploi (xiii).

Un système dissuadant de licencier ?

Le système proposé est-il véritablement dissuasif financièrement pour les entreprises ? On peut en douter sérieusement : le niveau des indemnités de licenciement serait légèrement plus élevé que le système légal actuel mais sans que le niveau des indemnités touchées par le salarié soit très élevé : ainsi un salarié ayant 14 ans d’ancienneté recevrait 5 mois de salaire d’indemnité de licenciement (calcul selon la formule : 10% des salaires bruts versés les 18 premiers mois, puis 2/10 de mois de salaire par année d’ancienneté entre 2ans et 10 d’ancienneté et 1/3 de mois au-delà de 10 ans) contre 3.1 mois aujourd’hui d’indemnité légale (xiv). On mesure là la hausse importante des indemnités de licenciement promise par certains discours. A cette indemnité s’ajouterait une contribution de solidarité égale à 1.6% des salaires bruts versés aux salariés licenciés durant la durée de leur emploi. ! Soit pour une entreprise licenciant 100 salariés payés au SMIC ayant quinze ans d’ancienneté en moyenne, un montant approximatif de contribution de 1254 * 12 * 15 * 100 * 1.6% soit environ 361 000 € pour ne plus avoir sur les bras 100 salariés, ou un peu moins de trois mois de salaire de ces 100 salariés (xv)... On conviendra du caractère faiblement incitatif du dispositif et du gain dans bien des cas par rapport au financement d’un PSE actuel : ceci s’explique par le fait qu’il n’a pas pour objectif d’empêcher les licenciements mais de les limiter : « Il est important de souligner que le paiement de la contribution est l’expression de la nécessité de la réorganisation à laquelle l’entreprise est confrontée »(xvi). Il ne s’agit donc pas d’empêcher les licenciements mais de faire payer un peu pour que l’entreprise n’ait pas la main trop lourde.

En échange du paiement de cette contribution bien faible, l’entreprise qui licencie n’aurait plus d’obligation de recherche d’un reclassement. Le reclassement serait confié à un service public de l’emploi unifié s’appuyant sur des partenaires privés payés au résultat. En attendant, le salarié au chômage toucherait un « revenu de remplacement élevé » que toutefois on ne chiffre pas. Par quel miracle des officines privées réussiraient t-elles à classer les salariés jugés aujourd’hui « inemployables » par les employeurs sans qu’une contrainte de reclassement effective ne repose sur les entreprises elles-mêmes, par exemple sur un fonds de branche ? Suffit-il de payer au résultat les prestataires en charge du reclassement pour que des emplois apparaissent ? Nos deux auteurs ne nous en disent pas plus. On se prend alors à douter, et à se demander si par exemple ce système, comme le prônent aujourd’hui tous les réformateurs libéraux de l’assurance chômage, n’aurait pas pour corollaire d’obliger le salarié au chômage à accepter un poste moins qualifié, moins rémunéré ou éloigné de son lieu de vie sous peine de se voir supprimer rapidement son revenu de remplacement. C’est bien pourtant la seule solution possible dans le cadre libéral de pensée qui est celui de nos deux auteurs.

La mise en place du contrat unique aurait pour conséquence de libéraliser le droit du licenciement et donc d’accroître de manière considérable la précarité et la vulnérabilité de tous les salariés, en éliminant une bonne partie du contrôle par le juge. Cela constituerait à n’en pas douter une gigantesque régression et un affaiblissement considérable du salariat. Par ailleurs comme nous l’avons montré, la libéralisation du droit du licenciement économique aurait pour conséquence inévitable l’implosion du régime du licenciement pour motif individuel. Très rapidement, succèderait une nouvelle offensive pour libéraliser totalement le licenciement en abandonnant la distinction entre motif individuel et économique. Le seul contrôle du juge serait alors le contrôle de l’absence de discrimination, sachant que la charge de la preuve retomberait largement sur le salarié. La libéralisation du licenciement représenterait un saut qualitatif important dans le renforcement du pouvoir patronal : le fait de supprimer un emploi relèverait désormais du seul pouvoir de décision, non contrôlable par quiconque de l’employeur. Et cela constituerait une lourde défaite symbolique et idéologique pour la gauche et le mouvement ouvrier.

II - LA FLEXISECURITE SOCIAL-LIBERALE

« La flexisécurité danoise constitue une source d’inspiration privilégiée pour mettre en place des solutions novatrices, reposant sur un compromis entre une politique du marché du travail plus fluide et la sécurité des individus. », Jean-Louis Boorlo, ministre de l’Emploi

« Le supplément de flexibilité recherché n’est à nos yeux acceptable que s’il est précédé de réformes ambitieuses en matière de sécurisation des trajectoires professionnelles », Dominique Méda et Thierry Pech. En vogue chez les libéraux, la flexisécurité l’est également chez les socio-libéraux. Du courant majoritaire du PS à la majorité confédérale de la CFDT, on s’en réclame plus ou moins directement et on accrédite l’idée que la demande de plus de souplesse de la part des entreprises est légitime en insistant bien sûr sur les nécessaires contreparties. Ainsi Eric Besson, secrétaire national du PS à l’emploi, peut-il déclarer que « le PS n’est pas hostile à un vrai débat sur l’équilibre flexibilité-sécurité » tandis que François Chérèque peut réclamer « des garanties fortes pour les salariés dans un marché du travail plus souple (xviii). » L’un des plaidoyers les plus construits de ce type de courant est le livre récent de Dominique Méda et Alain Lefevre, Faut-il brûler le modèle social français ? (xix). On peut donc utilement discuter les arguments de ce courant à partir de ce texte.

Toujours plus de flexibilité !

Ces deux auteurs postulent qu’un surcroît de flexibilité est nécessaire : « les éléments d’amélioration sont connus : il importe de permettre aux entreprises de s’adapter à la concurrence, donc d’opérer les restructurations et ajustements nécessaires. On l’a dit, il paraît à peu près clair aujourd’hui qu’il n’est pas efficace, d’un point de vue général, de retarder les ajustements auxquels les entreprises doivent procéder, tant les conséquences peuvent ensuite être douloureuses (délocalisations, sous-traitance, restriction des embauches, licenciements pour motif personnel...). Nos politiques sociales doivent bien plutôt accompagner les évolutions des entreprises et les aider. » Ce qui suppose un « surcroît de flexibilité » impliquant « une adaptation de loi sur les licenciements collectifs (ne faut- il pas revoir le contrôle du juge sur le motif économique ?) et, plus généralement une révision des procédures de licenciement (...) permettant aux entreprises de s’adapter très rapidement.(xx) » D’une manière générale, une des antiennes du discours social-libéral consiste à s’empresser d’admettre que les entreprises françaises manquent de flexibilité et que plus de flexibilité leur est nécessaire. Or, les mécanismes de flexibilité tant « interne » qu’ « externe » sont très nombreux et très efficaces en France : les entreprises n’éprouvent guère de difficultés à modifier l’organisation du temps de travail des salariés à leur gré ni à se séparer des salariés dont elles entendent se séparer.

Le discours sur le manque de flexibilité est un discours mystificateur et mensonger. Près de 70% des embauches se font en intérim ou en CDD ; près d’1.2 millions de salariés, pour 80% des femmes, sont employés en temps partiel subi ; les contingents d’heures supplémentaires utilisables ont été augmentés ; les employeurs peuvent imposer à un salarié de faire des heures supplémentaires sans son accord, en violation du droit communautaire existant qui pour une fois qu’il est plus favorable n’est pas appliqué. Les dispositifs d’annualisation du temps de travail se sont répandus dans de très nombreuses entreprises notamment à la faveur des lois Aubry de réduction du temps de travail avec pour effet d’augmenter la variabilité des horaires et de supprimer le paiement de nombreuses heures du fait des compensations entre périodes hautes et basses (une semaine à 25H peut ainsi compenser une semaine à 45H sans qu’aucune heure supplémentaire ni majoration soient payées). Comme l’indique une récente étude de la DARES, avec la mise en place de la réduction du temps de travail, la flexibilité du temps de travail a augmenté : 57% des salariés - dont 62% des ouvriers - subissent ainsi des durées hebdomadaires variables contre 45% des salariés n’ayant pas bénéficié de la RTT. Mais la progression de la flexibilité, c’est aussi la facilité de licencier tant pour motif économique - n’oublions pas que l’essentiel des licenciements économiques ont lieu hors procédure de plan social - que pour motif personnel. Ainsi les licenciements pour motif personnel ont été 3 fois plus nombreux en 2003 que les licenciements économiques selon les derniers chiffres de la DARES.

On peut d’ailleurs sérieusement s’interroger pour savoir si la flexibilité n’est pas plus importante en France qu’au Danemark, pays modèle sur lequel s’appuie la démonstration des auteurs du livre cité. En effet contrairement à une légende tenace, le licenciement doit au Danemark être « raisonnablement justifié par la conduite du salarié ou les circonstances de l’entreprise » dès lors que le salarié à au moins un an d’ancienneté (xxi). Ainsi donc en instaurant le CNE qui prévoit une période de deux ans pendant laquelle le contrat peut être rompu sans motif, la France est déjà allée plus loin que le Danemark en terme de flexibilité. On reste étonné que les deux auteurs de Faut-il brûler le modèle social français ?, comme tant d’autres commentateurs et analystes, ne précisent jamais ce point tout à fait décisif. Et ceci alors même qu’ils prétendent s’appuyer sur le modèle danois, qu’ils décrivent en détail (xxii). Ils n’abordent pas ce sujet de front, et on ne connaît d’ailleurs pas vraiment leur position sur ce point. Ni en quoi pourrait consister d’autre le « surcroît de flexibilité » et « l’assouplissement des règles en œuvre sur le marché du travail » qu’ils affirment si nécessaires. Ils font cependant un pas dans le sens de la remise en cause de la motivation du licenciement lorsqu’ils se demandent dans la citation mentionnée un peu plus haut s’il ne convient pas de remettre en cause le contrôle du juge sur le motif économique. Suppression du contrôle ? Mais alors, comment empêcher que sous couvert de licenciement économique un employeur puisse se débarrasser d’un salarié pour un motif en réalité autre ? Limitation du contrôle ? Mais ce contrôle est déjà fort limité, le juge admettant déjà aujourd’hui que des licenciements surviennent pour réorganiser l’entreprise « en vue de sauvegarder sa compétitivité ». Faut-il continuer à interdire les licenciements pour économie, pour augmenter les profits ? Nos auteurs ne semblent pas envisager que ce cas de figure existe. En réalité, le modèle danois est largement instrumentalisé comme nous l’avions déjà vu plus haut. Et beaucoup s’abritent derrière son exemple déformé, de même que derrière le vocable de flexisécurité, pour tenter d’imposer une remise en cause de la motivation du licenciement.

Des contreparties problématiques

Quels sont donc les contreparties nécessaires à l’octroi de ce « surcroît de flexibilité » pour nos deux auteurs ? Il s’agirait notamment : d’une réforme profonde du système de formation continue, garantissant l’accès régulier à des bilans de compétence et à des formations qualifiantes pour tous les salariés tout au long de la vie, des mécanismes de prévention et d’anticipation des difficultés des entreprises, d’une amélioration de l’indemnisation et de l’accompagnement des chômeurs, de la suppression des CDD et « d’une sanction financière des licenciements, dégressive avec la durée du contrat ». On a déjà vu que penser de ce dernier point qui en réalité reprend les propositions de contrat unique. S’agissant du premier, on ne peut qu’y souscrire, mais on permettra de ne pas accepter le marché de dupes qui consiste à échanger ce qui devrait déjà exister au regard du droit à la formation proclamé depuis le début des années 70 avec une remise en cause radicale du droit du travail. Enfin, la question du statut des chômeurs mérite d’être approfondie. Que nous proposent en effet les auteurs : « On peut donc sans doute obtenir un équivalent du « dispositif nordique » de politiques actives aux conditions suivantes : plus de moyens (financiers et humains) pour les agences chargées du placement des chômeurs ; plus d’efficacité et une meilleure répartition des responsabilités entre les trois acteurs chargés du placement, de l’indemnisation et de la formation ; des liens beaucoup plus étroits entre les entreprises et les agences de placement ; plus d’accompagnement individuel sous la forme de rendez-vous très régulier et d’un référent unique ; un système de formation continue plus axé sur la reconversion et prenant en considération l’inappétence d’un certain nombre de salariés pour la formation ; un contrôle plus fort exercé sur la recherche d’emploi des chômeurs ; des allocations de chômage plus généreuses et ouvertes au bout de deux ou trois mois de travail ; un compromis sur la notion d’offre d’emploi convenable, sans doute révisable selon la durée du chômage. » Voilà ce qui s’appelle souffler le chaud et le froid... D’un côté on promet des formations qualifiantes et des possibilités de reconversion, de l’autre on entend faire pression sur le type d’emploi qui peut être repris et sur le contrôle de la recherche d’emploi. En réalité dans un contexte de fort chômage, la formation peut être une solution individuelle, mais elle ne peut créer des emplois qui n’existent pas. Sans création d’emploi, il y aura donc toujours beaucoup de chômeurs qui ne pourront retrouver un emploi. Dans ce contexte, le système tel que décrit risque fort d’aboutir à l’obligation pour un chômeur au bout d’un certain temps d’indemnisation d’accepter un emploi ne correspondant pas à sonniveau de qualification. Et on sait qu’il s’agit là d’une des tendances lourdes des réformes libérales des systèmes d’assurance chômage.

Il faut moins de flexibilité !

Enfin, contre toute cette argumentation, il faut affirmer haut et fort qu’il ne faut pas plus mais moins de flexibilité, et ceci pour des raisons démocratiques, sociales et sanitaires. L’état des licenciements témoigne en premier lieu de ce trop plein de flexibilité. Au lieu de libéraliser le régime du licenciement, il faut le durcir. Le fait que trois licenciements sur 4 soient prononcés pour motif personnel (xxiii) témoigne d’un droit trop souple non trop dur : les règles existantes sont en effet facilement contournées, rien n’étant plus facile pour un employeur peu scrupuleux que de maquiller un licenciement pour motif économique en licenciement pour motif personnel. L’acte de licencier, quelque soit son motif, doit être soumis au droit, son irrégularité doit être sanctionnée par une réintégration du salarié dans son poste et non une simple indemnisation, sa motivation doit être étroitement contrôlée, le pouvoir de prononcer une sanction de licenciement pour motif disciplinaire doit échapper à l’employeur qui ne saurait être juge et partie. Plus globalement, il faut remettre en cause le droit de licencier au nom du droit à l’emploi comme nous le développons plus loin. Comment croire par ailleurs que les droits des salariés puissent être effectifs si un employeur dispose du droit de licencier sans motif ? On a là une question démocratique de principe. Ensuite les mécanismes de flexibilité touchent les salariés les plus fragiles, et démultiplient les discriminations. Ainsi 1.2 millions de personnes sont des salariés à temps partiel subi, 80% sont des femmes, beaucoup sont jeunes, étrangers, ou sans diplôme, 30% d’entre eux sont en outre en CDD (xxiv). Comme nous l’avons vu par ailleurs, la flexibilité n’épargne pas les salariés en CDI et à temps plein, à commencer par les ouvriers, qui ont subi de plein fouet les réorganisations du temps de travail, souvent accompagnées de baisse de rémunération, à la faveur de la mise en place de loi sur les 35 heures. Enfin, les effets sur la santé de la flexibilité sont considérables dans la mesure où celle-ci s’est accompagnée d’une forte intensification du travail depuis la fin des années 80 au moins. Entre 1984 et 1998, le nombre de salariés dont le rythme de travail dépend à la fois d’une contrainte marchande (dépendance à la demande) et d’une contrainte industrielle (dépendance à un équipement automatique ou à un délai court) est passé de 5% à 32% (xxv). L’explosion du nombre de salariés atteints de troubles musculo-squelettiques (TMS, devenus en quelques années la première cause de maladie professionnelle) en témoigne, par exemple, de manière claire : en 2003, 2 159 maladies professionnelles dues aux TMS ont été reconnues contre 1 080 en 1996.

Le plaidoyer social-libéral n’apparaît donc guère convaincant : flou sur les mesures de souplesse, il se contente d’insister sur le nécessaire accompagnement de la flexibilité par diverses mesures dont certaines sont tout à fait problématiques par ailleurs. Il évacue les conséquences démocratiques, sociales et sanitaires de la flexibilité actuelle. On a plus à faire à un déguisement des projets libéraux qu’à un projet alternatif. Et les éloges par Ségolène Royal de la politique de Tony Blair ne sont pas là pour nous rassurer.

NOTES : i Laurence Parisot prône une refondation du dialogue social, Le Monde, 25 avril 2006 : la présidente du MEDEF propose la création « d’un mode de séparation par consentement mutuel, comme pour le divorce en 1975, avec des indemnités intéressantes pour le salarié mais plus prévisibles pour l’employeur », et estime qu’il « serait (...) dommageable d’abandonner les CDD, qui permettent à de nombreux salariés de mettre le pied à l’étrier. » ii Voir par exemple le point de vue de Nicolas Sarkozy, président de l’UMP,« Retrouvons le plein emploi grâce à la sécurité sociale professionnelle », La Tribune, 12 décembre 2005 iii « L’OCDE préconise l’instauration d’un contrat de travail unique en France », Liaisons Sociales Quotidien, Bref Social n° 14563, 10 février 2006 ; « Le FMI pousse la France à renoncer à son modèle social », dépêche Reuters, 15 juillet 2005 iv Pierre Cahuc et Francis Kramarz, Le contrat de travail unique, clef de voûte d’une Sécurité sociale professionnelle, pp. 55-85, in Le droit du travail confronté à l’économie, sous la direction d’Antoine Jeammaud, Dalloz, 2005. Cet article reprend de manière condensée le contenu du rapport remis en décembre 2004 aux ministres de l’économie et de l’emploi intitulé De la précarité à la mobilité : vers une Sécurité sociale professionnelle et paru à la Documentation française. v Ibidem, pp. 71-72 vi Citations extraites du texte écrit pour Attac par Pierre Concialdi, Thomas Coutrot, Michel Husson, Jean Marie Harribey, CDD, intérim, CNE, CPE, quelles alternatives contre la précarité et le chômage ?, 2006 vii Cité par Michel Husson dans le chapitre relatif aux performances du marché du travail, in IRES, Les mutations de l’emploi en France, Repères, 2005. viii Voir le texte précité, ainsi que l’article paru dans Rouge n° 2164 du 22 juin 2006 de Laurent Carasso sur le Danemark, Au royaume de la flexibilité, pp.8- 9. ix Voir sur tous ces points, Travail flexible, salariés jetables, sous la direction de Michele Husson, La Découverte, 2006, notamment les articles de Florence Lefresne, Michele Husson et Thomas Coutrot. x Christine Lagarenne, Martine Le Roux, « Les licenciements en 2003, trois fois plus nombreux pour motif personnel que pour raisons économiques », Premières Synthèses, DARES, mars 2006, n° 11.1 xi L’argumentation juridique de MM. Cahuc et Kramarz sur cette question de la motivation du licenciement est d’une grande confusion juridique. Voir en particulier Pierre Cahuc et Francis Kramarz, Le contrat de travail unique, clef de voûte d’une Sécurité sociale professionnelle, pp. 80-82, in Le droit du travail confronté à l’économie, sous la direction d’Antoine Jeammaud, Dalloz, 2005. Les deux auteurs n’ont pas l’air de se rendre compte que la suppression de la notion de licenciement économique qu’ils proposent aurait pour conséquence de supprimer la notion de licenciement pour motif individuel et d’autoriser n’importe quel licenciement pourvu que l’employeur paye indemnités et contribution, et ceci sans contrôle possible du juge sur la cause réelle et sérieuse. xii Voir La sécurité professionnelle en débat, débat entre MM. Cahuc et Kramarz et Jean Christophe Le Duigou, membre du bureau confédéral de la CGT, L’Humanité, 17 janvier 2005 xiii Voir sur ce point les contributions de Philippe Waquet, Le droit du travail confronté à l’économie, pp.115-124, spécialement pp. 116-117, et de François Gaudu, Des illusions des juristes aux illusions scientistes, pp101-112, spécialement p102- 104, in Le droit du travail confronté à l’économie, sous la direction d’Antoine Jeammaud, Dalloz, 2005. Alors que le premier, Doyen honoraire à la Cour de cassation, affirme qu’il ne faut pas « s’arc- bouter sur le droit à l’emploi, proclamé par le préambule de la Constitution de 1946, et à n’admettre que de manière exceptionnelle la légitimité des licenciements économiques », le second relève cette incohérence entre le contrôle du juge sur les opérations de concurrence et son contrôle sur les licenciements économiques. xiv Voir Pierre Cahuc et Francis Kramarz, Le contrat de travail unique, clef de voûte d’une Sécurité sociale professionnelle, p. 76-78, in Le droit du travail confronté à l’économie, sous la direction d’Antoine Jeammaud, Dalloz, 2005. xv En réalité ce montant est surélevé puisque on prend pour simplifier la valeur du SMIC à la date d’aujourd’hui, alors qu’il y faudrait prendre la valeur moindre du SMIC de chaque année. Les auteurs annoncent bien une majoration de la contribution en cas de licenciement collectif mais sans prendre la peine de la chiffrer. xvi Ibidem, p.80 xvii Point de vue de Dominique Méda et Thierry Pech publié dans Libération du 20 avril 2006, Osons un New deal à la française. xviii Le Monde, 6 avril 2006 xix Dominique Méda et Alain Lefevre, Faut-il brûler le modèle social français ?, Seuil, 2006. Voir aussi le point de vue de Dominique Méda et ThierryPech publié dans Libération du 20 avril 2006, Osons un New deal à la française. xx Ibidem, pp. 127-128 xxi La section 2b de la loi danoise du 24 avril 1996 postule en effet : « If the dismissal of a salaried employee who has been continuously employed in the enterprise concerned for at least twelve months prior to the notice of termination is not considered to be reasonably justified by the conduct of the employee or the circumstances of the entreprise, the employer shall pay compensation. », extrait cité dans François Gaudu, “Libéralisation des marches et droit du travail”, Droit social, n° 5, p.506, note 9, mai 2006 xxii Voir le chapitre intitulé « la réussite nordique et ses explications » in Dominique Méda et Alain Lefevre, Faut-il brûler le modèle social français ?, Seuil, 2006. pp. 57-92 xxiii Christine Lagarenne, Martine Le Roux, « Les licenciements en 2003, trois fois plus nombreux pour motif personnel que pour raisons économiques », Premières Synthèses, DARES, mars 2006, n° 11.1 xxiv « Le sous emploi concerne 1,2 millions de personnes », INSEE Première, n° 1046, octobre 2005 xxv Voir sur ce point Michel Gollac et Serge Volkoff, Les conditions de travail, Repères, La Découverte, 2000, pp. 70-79


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