Immigration, altérité nationale et ségrégation raciale

mardi 14 août 2012.
 

Entretien avec Didier Fassin, anthropologue et médecin, professeur en sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de l’Université de Princeton aux Etats-Unis. Il est aussi directeur d’études en anthropologie politique et morale à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et chercheur à l’Iris. Il revient sur les grandes lignes du livre qu’il a coordonné : Les nouvelles frontières de la societé française*.

Dès l’introduction de votre ouvrage, vous proposez de considérer l’altérité nationale du point de vue de la société française qui la fabrique et qui la nomme. Pourquoi ce renversement du regard ?

Didier Fassin. L’autre en tant qu’autre n’existe qu’à partir du moment où il est défini à partir d’un soi. A un moment donné de l’histoire, l’autre peut être le juif ou le musulman, le Noir ou le Rom, le Tutsi ou le Ouighour. Bien sûr, il existe des différences de religion, de couleur, de culture, mais elles ne deviennent une altérité qu’à partir du moment où il s’agit d’affirmer une identité souvent pour des raisons purement stratégiques, par exemple pour prendre ou garder le pouvoir, pour justifier des inégalités ou des discriminations. Le protestant a pu représenter l’altérité à un moment de l’histoire française, le juif à un autre – et à chaque fois de la façon la plus violente – et plus tard être revendiqués comme appartenant à une identité alternativement pensée comme chrétienne ou judéo-chrétienne, et désormais opposée au monde musulman. Les Antillais appartiennent à la nation française, mais s’ils vivent dans des cités de banlieues, ils sont assimilés à des Africains et deviennent des Noirs. Il s’agit donc toujours de constructions sociales d’altérités.

Vous établissez deux catégories de frontières, la frontière intérieure et la frontière extérieure. A quoi font-elles référence et comment se sont-elles construites ?

Didier Fassin. Quand on parle de frontières, on imagine les limites d’un territoire et souvent aussi d’une nation : la frontière sépare les Français des Italiens ou des Espagnols, mais en réalité, de manière beaucoup plus efficace, elle écarte ceux dont on ne veut pas. Ce n’est pas une question de distance ni même de culture, et un Maghrébin, dont l’histoire commune récente et la proximité sont plus grandes, est généralement plus indésirable qu’un Canadien. Donc ces frontières externes distinguent des nationaux (les Français) et des étrangers (qui ne sont pas tous traités de la même manière), ainsi que des autochtones (personnes nées en France) et des immigrés (personnes nées étrangères à l’étranger). Mais il est d’autres frontières, moins visibles, qui traversent le pays ou plus exactement qui traversent l’espace social : la frontière sépare alors des personnes, qui sont souvent des nationaux (donc des Français), en fonction de leur couleur de peau, de leur origine, de leur religion. Ces frontières internes sont tellement liées à la question de l’immigration que souvent on dira « un Marocain » pour désigner un Français né en France dont les parents sont marocains, quand bien même il n’a jamais mis les pieds au Maroc, n’en connaît quasiment pas la culture, n’en pratique pas la religion dominante : en fait, elles sont souvent simplement raciales.

Vous faites un parallèle entre les sujets coloniaux et les immigrés devenus citoyens français des quartiers populaires. Peut-on parler de continuité historique et idéologique ?

Didier Fassin. La réponse à votre question a longtemps été éludée, puis elle est devenue polémique. Je crois au contraire qu’il faut la formuler de façon rigoureuse. Dans certains cas, on peut retracer une continuité historique manifeste depuis les générations qui ont vécu dans le monde colonial jusqu’à celles qui vivent dans les cités populaires, alors que dans d’autres cas, les choses sont plus complexes et on aurait alors plutôt une sorte de matrice coloniale qui servirait de cadre idéologique applicable à des groupes qui n’ont pas été colonisés. Comme on a pu le dire de l’Allemagne perpétrant son premier génocide contre les Hereros d’Afrique australe, la France a en quelque sorte appris à pratiquer la discrimination raciale dans ses anciennes colonies. Même si ces phénomènes peuvent aujourd’hui toucher des groupes d’autres origines, il suffit d’aller dans n’importe quelle cité de banlieue pour constater combien la ségrégation spatiale y est aussi une ségrégation raciale post-coloniale.

Vous évoquez l’existence d’un ordre national. Les enfants d’immigrés semblent perturber cet ordre. Pourquoi la France se sent-elle menacée par eux, voire ébranlée ?

Didier Fassin. Je ne suis pas sûr que la France puisse être ainsi personnifiée. Elle est un imaginaire inscrit dans une histoire qu’on mobilise souvent aujourd’hui de façon cynique, sans grandeur, et sans aucun sens précisément de l’histoire, comme on l’a vu avec l’invocation récente de la mémoire de Guy Môquet. Il faut donc parler des Français ou même peut-être de façon plus pertinente des gens qui habitent en France, ce qui est une image plus réaliste de notre pays. En réalité, les enfants d’immigrés ne bouleversent pas la France en tant que telle, mais une conception de la nation qui serait occidentale, chrétienne et blanche. Le raidissement actuel de certains sur ces questions se donne l’apparence d’une défense des valeurs dont ce triptyque serait porteur, mais on voit bien que leur attitude est précisément à rebours de ces valeurs, fondée sur l’intolérance et le racisme. Il est tout de même étonnant qu’on ne relève pas plus que ceux qui proclament la supériorité de notre modèle culturel national ou européen soient ceux-là mêmes qui en bafouent les principes et qu’à l’inverse ceux qu’on renvoie dans une supposée barbarie donnent modestement des leçons d’humanité que l’on feint d’ignorer.

Les enfants d’immigrés passent, selon vous, d’une altérité juridique à une altérité raciale. Est-ce cela que vous appelez le processus de racialisation ?

Didier Fassin. En fait, la racialisation des immigrés existait avant celle de leurs enfants et elle était souvent plus violente. Mais avec leurs enfants, elle devient visible. Auparavant, les attitudes de mépris ou les comportements de haine à l’encontre des immigrés pouvaient apparaître, y compris à eux-mêmes, comme de la xénophobie : ils étaient traités de la sorte, disait-on, parce qu’ils n’étaient pas français, parce qu’ils n’étaient pas d’ici. Leurs enfants dévoilent au grand jour une réalité qu’on ne voulait pas voir, puisqu’ils sont souvent des Français nés en France qui ne se distinguent des autres que par la frontière que l’on trace pour les en séparer. Cette frontière est tout simplement raciale, en ce sens qu’elle naturalise leur différence en leur attribuant des caractéristiques qui leur seraient communes. Bien entendu, elle est aussi une frontière sociale : la différence de couleur est souvent également une inégalité de classe.


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