Polygamie : le Point en flagrant délit de bidonnage. La "femme de polygame" s’appelait Abdel !

vendredi 8 octobre 2010.
 

Il habite Clichy-sous-Bois et a grandi à Montfermeil. Il désespère de la mauvaise image de ces deux communes voisines de Seine-Saint-Denis, qu’il estime amplifiée à tort par les médias. Il a donc décidé de piéger Le Point, en se faisant passer, au téléphone, pour une épouse de polygame dont le fils serait au bord de la délinquance.

Son faux témoignage constitue le pilier d’un des articles publiés cette semaine par l’hebdomadaire dans son dossier "Immigration Roms, allocations, mensonges… Ce qu’on n’ose pas dire". Dans l’article, les journalistes laissent croire qu’ils ont rencontré la femme en question. Pourquoi cette imposture ? Abdel raconte.

Bintou, 32 ans, est la troisième femme d’un Français d’origine malienne. Elle "est arrivée du Mali il y a quatorze ans", écrit l’hebdomadaire. "Depuis, elle a eu huit enfants, cinq garçons, trois filles. Bintou a accepté de raconter au Point son histoire." Couverture du Point

Mais Bintou n’existe pas. Elle est le fruit de l’imagination d’Abdel, qui a décidé de raconter au Point ce qu’il pensait que le magazine souhaitait publier, dans le cadre d’un dossier sur l’immigration et "ce qu’on n’ose pas" en dire : l’histoire d’une femme prisonnière de sa situation, et dont le fils de 14 ans commence à déraper, peut-être à cause de la polygamie de son père.

"Cité des Bosquets, à Montfermeil (Seine-Saine-Denis), bâtiment 5. Dans le F4, au troisième étage, s’entassent une douzaine d’enfants et deux femmes qui partagent le même mari, un Malien d’une soixantaine d’années. A l’étage au-dessous vit la plus âgée des épouses, avec quatre enfants." On s’y croirait. Mais selon Abdel, qui a contacté @si pour raconter son imposture, cette description est fictive, principalement. Le bâtiment est celui où il a passé une partie de son enfance. "J’ai décidé de piéger un journaliste, explique-t-il. Dans mon entourage, nous sommes plusieurs à être outrés de la façon dont on parle de Clichy-sous-Bois dans les médias. On n’entend que les histoires de voitures volées, et que l’on soit en Bretagne, dans le sud de la France ou n’importe où ailleurs, quand on pense à Clichy, on pense à la violence. Les médias nous ont mis une étiquette sur le dos."

Pour "se venger", lorsque l’occasion s’est présentée, Abdel n’a pas hésité. En fin de semaine dernière, il apprend qu’un journaliste du Point cherche le témoignage de membres de familles polygame. Une requête pas trop compliquée à satisfaire pour ce webmaster, qui indique avoir travaillé à plusieurs reprises avec des journalistes français et étrangers, ainsi qu’avec la réalisatrice Yamina Benguigui, pour "préparer les reportages et les films sur le terrain". Ancien, et "déçu" de l’association AC le feu, montée dans la foulée des émeutes de 2005 par des habitants des cités du 93, il assure faire partie d’un groupe d’une quinzaine de personnes faisant donc régulièrement office de "fixers" (le terme qui désigne habituellement les aides et accompagnateurs des journalistes à l’étranger, notamment dans des pays dangereux) à Clichy-Montfermeil.

Mais cette fois, Abdel ne va pas trouver de femme de polygame. Il tient là l’occasion de prouver que les médias travaillent mal sur la banlieue, et décide de piéger le journaliste : "Pendant les émeutes de 2005 à Clichy, j’ai vu de mes propres yeux des journalistes, surtout étrangers c’est vrai, payer des enfants pour qu’ils jettent des pierres devant les caméras", assure Abdel, pas mécontent "d’avoir eu un média". Il envisage d’abord de filmer l’interview en face à face entre l’envoyé du Point et une fausse témoin. Mais la demande est pressante. Tellement pressante qu’il n’a pas le temps de monter son guet-apens. Qu’à cela ne tienne : il prendra une voix haut perchée "avec un accent africain", et se jouera du journaliste, qui a accepté d’interroger son témoin par téléphone.

Et, preuve qu’il avait prémédité son coup, le jeune homme s’est carrément filmé en train de répondre à l’interview du journaliste ! Il nous a confié les images…

La démonstration est réussie. Dans l’article, Abdel témoigne "à visage découvert" à trois reprises. Se présentant comme membre de l’association Au-delà des mots, créée pour soutenir les familles de Zyed Benna et Bouna Traoré, les deux ados morts électrocutés dans un transformateur de Clichy-sous-Bois en octobre 2005 dont le décès avait déclenché les trois semaines d’émeutes, il assure connaître plusieurs familles polygames, dont celle de Bintou. Il ne fait pas partie d’Au-delà des mots et il est censé s’occuper de soutien scolaire, alors que l’association ne travaille pas sur ce terrain-là, mais personne ne vérifiera la crédibilité de ses affirmations.

Quant à son faux témoignage, il est la pièce-maîtresse de l’article. Les phrases de la jeune femme fictive entrent parfaitement dans l’angle de l’article : "Je peux pas partir, j’ai pas de travail, pas de maison, pas de famille" ; "Je suis inquiète pour le grand. A l’école, ça va pas, et maintenant, il fait des bêtises. Des fois il veut me donner de l’argent, je sais que ça a été volé." A propos de ce fils de 14 ans, l’article peut donc se demander tranquillement : "Est-il en train de tourner mal parce qu’il vit dans une famille polygame ? C’est la question qui immanquablement tourne dans la tête."

Le journaliste du point "catastrophé"

Contacté par @si, l’auteur de l’article, Jean-Michel Décugis, tombe des nues et se déclare immédiatement "catastrophé" à l’annonce de la manipulation. "Je travaille depuis vingt ans sur la banlieue, rappelle-t-il. C’est la première fois que ça arrive et c’est tout à fait désolant.J’ai passé trois jours à chercher des contacts, j’avais plusieurs pistes pour rencontrer des membres de familles polygames, et je me suis notamment rendu à Montreuil, mais cela n’a pas abouti. A Montfermeil, j’étais en contact avec Sonia Imloul, la présidente de l’association Respect 93, que je connais depuis longtemps (et qui est une habituée des médias). C’est elle qui m’a parlé d’Abdel, qu’elle a présenté comme un ami." Interview du Point

Décugis est un journaliste à la réputation solide, qui cosigne régulièrement des investigations fouillées avec ses deux collègues Olivia Recasens et Christophe Labbé (nous avions invité ce dernier sur notre plateau pour parler de leur enquête collective sur les carnets d’Yves Bertrand). L’article du Point est d’ailleurs signé de leurs trois noms. Le jour de la fatale interview téléphonique, le vendredi 24 septembre, le journaliste indique être monté dans sa voiture pour se rendre à un rendez-vous fixé par Sonia Imloul. Il pensait y rencontrer soit Abdel, soit une jeune femme qui pourrait témoigner. "On m’avait déjà proposé de parler à une jeune femme par téléphone, ce que j’avais refusé. Mais ce rendez-vous en direct a été annulé, et j’ai donc dû accepter de parler à mon témoin par téléphone. Je pensais que c’était Abdel qui me l’avait passée." Le lendemain de cette vraie-fausse interview, il a longuement rappelé Abdel, pour l’interroger au titre de sa prétendue association. "Je lui avais même proposé de faire des photos d’ambiance et de me les envoyer, je l’ai rappelé à ce sujet durant le week-end, mais je n’ai plus eu aucune nouvelle d’Abdel."

Mais une phrase pose problème dans la défense du journaliste, qui n’a "pas pensé un instant" s’être fait avoir : sans avoir jamais rencontré Bintou, il s’aventure pourtant dans une rapide description de cette "jeune femme au joli visage légèrement scarifié de chaque côté des yeux". Il assure que c’est Abdel lui-même, sous son vrai visage, qui lui a fait cette description, ce que le jeune homme dément.

Autre point d’opposition entre les deux protagonistes, Abdel assure avoir touché de l’argent, quelques centaines d’euros, pour son travail. La somme aurait été remise via une association. Là encore, Decugis dément formellement : "Je lui ai simplement dit qu’on pourrait le payer pour les photos qu’il nous ferait, ce qui serait un moyen de le rémunérer, explique-t-il. Mais je n’ai jamais vu les photos." Le journaliste est amer : "C’est, hélas, tellement facile de balader un journaliste comme ça. Et le fait d’en parler fait de la pub à ce type de pratiques…" Depuis 14 heures, le site du Point annonce : "Comment nous nous sommes fait piéger." "Nous avons appris vendredi matin par des journalistes contactés que ce fameux Abdel était en fait un imposteur qui voulait régler ses comptes avec les médias, écrit le site. Les premières victimes de ce coup monté sont les lecteurs auprès desquels nous nous excusons. Le Point se fait un devoir d’enquêter sur les raisons de cette manipulation et de mettre à jour les intérêts qu’elle sert."


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