Mémoires à vif du communisme en Roumanie : La "bombe à retardement" des archives de la Securitate

samedi 9 octobre 2010.
 

La Securitate pénétrait dans chaque corps social. S’appuyant sur une toile d’informateurs zélés ou contraints (qu’on estime à plusieurs centaines de milliers), elle traquait les ennemis de la cause socialiste.

"C’était une expérience totalitaire assez unique, explique l’historien Vladimir Tismaneanu, qui a dirigé la commission présidentielle pour l’étude de la dictature communiste, en 2006. Ceausescu a conçu la Securitate comme sa garde prétorienne, sa police secrète non inféodée à Moscou." Combien de temps faut-il pour sortir de cette nuit ? Certainement plus de cinquante-cinq minutes. C’est le temps qu’a duré le procès parodique de Ceausescu et de sa femme Elena, après leur arrestation fin décembre 1989. Vite expédié, vite exécutés. Il y eut beaucoup de coups de feu, cet hiver-là. Contrairement aux autres pays de l’Est qui vivaient une transition pacifique, plus de 1 100 personnes ont été tuées et plus de 3 300 blessées, en Roumanie.

Le pouvoir revient à un ancien haut cadre du Parti, Ion Iliescu, élu président à deux reprises (1990-1996 puis 2000-2004). Iliescu mise non pas sur la transparence vis-à-vis des crimes du passé, mais sur l’oubli. Sans tenir de discours nostalgique, il veut tourner la page, voire la brûler. "Il porte une lourde responsabilité. Il n’avait aucun intérêt à ouvrir la boîte de Pandore, explique Alexandru Gussi, historien et conseiller du président actuel, Traian Basescu. Au contraire, Iliescu soutenait l’idée d’une démocratie originale, reposant sur une certaine tranquillité."

Pendant dix ans, cette chape de plomb va se maintenir. Mais le passé finit par s’imposer dans le débat public. En 1999 est enfin créé le CNSAS, sans obtenir toutefois la gestion des archives, confiée au successeur de la Securitate, le SRI. Il faut attendre 2004 pour que la Roumanie accepte d’affronter ses démons. Cette année-là, le succès de Basescu à la présidentielle se joue sur le thème de la corruption. "De fait, avec d’autres mots, il a réactivé ainsi le débat sur le passé, puisque les enrichis de la transition sont d’anciens communistes", souligne Alexandru Gussi.

Le président Basescu prend deux décisions majeures : il crée la commission dirigée par M. Tismaneanu, qui rendra un rapport de 800 pages sur les crimes communistes, puis il intervient, fin 2006, devant le Parlement pour dénoncer solennellement l’ancien régime. Dès lors, le transfert des archives au CNSAS va s’accélérer et les premières inculpations tomber, sous l’oeil gourmand des médias.

L’affaire la plus symbolique concerne Mona Musca, ancienne ministre de la culture, accusée d’avoir dénoncé les activités des étudiants étrangers sur son campus, en 1977. Le scandale fait les gros titres, non pas en raison de la gravité - relative - des faits mais de la réputation impeccable de Mme Musca, militante en faveur d’une loi sur la "lustration" (épuration de l’administration).

Les médias jouent un rôle majeur dans les règlements de comptes. En mars 2002, l’écrivain et animateur de télévision Stelian Tanase, dont deux ouvrages avaient été interdits à l’époque communiste, va jusqu’à organiser une confrontation, devant les caméras, avec l’homme qui l’avait trahi pendant des années : son meilleur ami, Dan Oprescu. Quelques mois plus tôt, il avait eu enfin accès à son dossier - du moins, à la seule partie disponible - au CNSAS. " Ma première réaction, en lisant, a été de dire : tout cela est dérisoire ! Une vraie comédie macabre. Ces vauriens d’agents étaient préoccupés par la couleur de mes chemises, le tramway que je prenais."

C’est dans ce même dossier qu’il découvre le rôle d’informateur joué par son ami. "On s’est connus lorsque nous étudiions la philosophie. Il était très bien éduqué, avait des connaissances littéraires colossales. Il était celui en qui j’avais le plus confiance. Je lui livrais tous mes secrets, mes projets de livre, mes rencontres avec des ambassadeurs et des journalistes." Stelian Tanase finit par lui proposer une explication publique, à l’antenne. Dan Oprescu accepte. "Il a dit qu’il avait été volontaire pour collaborer. Que son but était de me protéger, en donnant une meilleure image de moi à la Securitate", explique Stelian Tanase.

Ces cas très médiatisés ne peuvent cacher la réalité : pendant vingt ans, les élites ont su se protéger. Leur alliée a été la justice, faible et souvent corrompue. "On n’a jamais eu au Parlement une majorité en faveur d’une vraie législation sur la "lustration"", explique Alexandru Gussi, conseiller du président Basescu. Début 2008, le passé de 118 juges a été vérifié par l’unité spéciale du CNSAS, chargée d’analyser les archives. Parmi eux, vingt-cinq étaient compromis. Mais ils ont contesté les résultats en justice, tout en continuant à exercer leurs fonctions. Les procès peuvent durer des années. D’où une frustration générale des enquêteurs, mais aussi du grand public, éprouvé par la rudesse de la transition, qui gronde devant l’impunité des puissants.

Le retard énorme et le manque de volonté dans l’ouverture des archives expliquent la continuité du personnel au pouvoir, après la révolution de 1989. "Peut-on être à la fois une danseuse étoile et un éléphant ? La réponse est : visiblement oui, sourit tristement Germina Nagat, l’opiniâtre chef de l’unité d’enquête au CNSAS. Il y avait entre 10 000 et 15 000 officiers de la Securitate à la fin des années 1980. Beaucoup ont obtenu des certificats de la révolution comme participants aux événements de décembre 1989, qui leur ont donné des privilèges en plus de leur retraite, comme des terrains gratuits, des maisons, des exemptions fiscales." Ils sont au Parlement, dans les médias ou dans les administrations. Ils ont informé, rédigé des rapports, ou même pire, intégré l’appareil de répression. "On a identifié plus de 400 suspects pour des tortures ou des assassinats, explique l’historien Marius Oprea. Pas un n’a été poursuivi. La condamnation du communisme n’a été utilisée que de façon politique."

Marius Oprea dirige l’Institut de recherche des crimes du communisme. Son budget va être réduit de 20 %. Cette agence publique indépendante fonctionne en réalité comme une ONG, résistant aux pressions du corps politique. Par précaution, la femme et le fils du directeur vivent en Allemagne. Mais Marius Oprea est un obstiné, un historien en croisade, qui enquête sur le terrain pour mettre au jour de nouvelles victimes. "Je suis un type normal avec une qualité spéciale : je suis incapable d’oublier ce qui est arrivé à ma famille et au pays."

Pendant trois semaines, en septembre, il a parcouru les montagnes pour identifier les partisans fusillés sans procès, au début des années 1950. "Parmi eux, il y avait beaucoup de paysans qui refusaient de céder leurs terres aux kolkhozes." Reconnu comme une autorité dans son domaine, l’historien ne baisse jamais les bras mais reconnaît : "Le communisme n’a pas disparu, il a été privatisé. Les enfants, les filles, les neveux des officiers sont au sommet des administrations, des entreprises. C’est un système difficile à quantifier, du genre mafieux."

Cette vision pessimiste de la transition est partagée. Il a fallu attendre les années 1990 pour que le brouillard se lève sur l’ampleur de la pénétration de la Securitate dans l’économie. Florin Turcanu, maître de conférences à la faculté de sciences politiques de Bucarest, lie cette caractéristique à l’ambition de Nicolae Ceausescu après 1968. "La politique d’industrialisation forcée et d’exportations massives a été une occasion que la police n’a pas laissé passer. Ceausescu voulait rendre le pays autosuffisant, des chaussures aux avions. C’était une nouvelle voie au service de son culte de la personnalité." Malgré la qualité déplorable des productions, comme celle de l’acier, les structures de la Securitate se sont alors enfoncées dans les veines de l’économie.

Un des personnages les plus controversés, à la lisière des affaires et de la politique, est Dan Voïculescu. Propriétaire de plusieurs chaînes de télévision, homme très riche et influent, il a fait l’objet d’une enquête du CNSAS, qui a démontré ses liens avec la Securitate. Le millionnaire a contesté la légitimité du conseil devant la justice, faisant vaciller l’institution. Nous avons cherché à le rencontrer. Son attaché de presse a été clair. "Le sujet ne nous intéresse pas, il ne correspond pas à notre stratégie. Le passé n’est pas notre souci."

Piotr Smolar


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