Luxembourg : "un pays très libéral où ils virent les salariés en 3 secondes"

dimanche 24 octobre 2010.
 

La nuit est encore noire. Sur un trottoir de l’artère principale à l’Audun-le-Tiche, la boulangerie-salon de thé ouverte depuis 4 h 30 fait luire le trottoir devant la devanture. Autour, c’est le ballet des voitures, un vrai feu d’artifice de jaune, de rouge, de blanc  : on freine, on met les clignotants, on passe les codes. Entre six et sept, c’est l’heure de pointe ici. La ville est bien éveillée  ; pris dans les rais des phares, des ombres font les cent pas aux coins des rues, en attendant l’ami, le frère, le camarade qui les emmènera de l’autre côté de la frontière, à quelques kilomètres, dans les profondeurs du Luxembourg. Sur la place du Château, devant le Palace, un cinéma désaffecté, et le Palace II, un bar désolé, un homme, qui arrive de Metz, descend de sa voiture. Et s’enquiert, à voix basse  : « C’est bien d’ici qu’il part le bus  ? »

Un peu plus tard, une quarantaine de travailleurs frontaliers s’apprêtent à bouleverser leur train-train quotidien aujourd’hui  : ils ont rendez-vous pour partir ensemble à Bruxelles pour l’euromanifestation contre les politiques d’austérité, à l’appel d’une des sections françaises de l’organisation syndicale luxembourgeoise OGB-L. Ex-pompier à la capitale, puis commerçant à Metz et ouvrier dans la construction au grand-duché depuis 1991, Pascal ne se fait pas prier pour raconter sa vie. « Quand j’ai commencé il y a une vingtaine d’années, on devait être 3 000 Français à monter là-haut, maintenant, on est plus de 70 000, explique-t-il. C’est une boucherie sur les routes, ça grossit de mois en mois  ! On passe autant de temps sur les routes que les automobilistes parisiens. Et au boulot, ça cogne aussi  : le Luxembourg, c’est un pays très libéral où ils virent les gens comme ils veulent en trois secondes. » Tous le disent, ils n’ont pas vraiment le choix  : c’est ça ou rien  ! « Ici, tu retires le Luxembourg, il y a 80% de la population des villes du coin qui peuvent crever, confie Gilbert, qui a bossé dans la céramique avant la délocalisation de son entreprise en Allemagne et en Inde. La sidérurgie a disparu, les mines ont fermé… Nous, on n’a rien d’autre à faire que de passer nos vies sur la route, partir avant le lever du jour et revenir à la nuit tombée   »

Carrières à trous, période de chômage, cotisations retraites en France puis au Luxembourg… Les travailleurs frontaliers regardent à distance le débat français sur les retraites – « On est quand même allés manifester à Metz  ; c’est même pas discutable, cette histoire de quarante-deux ans », explique un des syndicalistes –, mais ce sont les mesures de super-austérité annoncées au Luxembourg qui les émeuvent le plus  : réforme des pensions, augmentation des taxes sur le travail, coupes dans les budgets sociaux et, surtout, aux yeux des frontaliers, suppression des allocations familiales pour les « non-résidents ». Selon Philippe Manenti, président de la section des travailleurs frontaliers d’Audun-le-Tiche (6 400 membres, soit 10% de l’effectif total de l’OGB-L), cette dernière mesure parfaitement « discriminatoire » peut faire perdre des centaines d’euros tous les mois à des salariés qui ont des enfants et adolescents… « Cela fait des années que le gouvernement cogne sur les frontaliers, mais là, ça commence vraiment à bien faire », dénonce-t-il.

Avant de monter dans le bus, Gilbert et Pascal reviennent à la charge. « C’est la rigueur à la grecque mais, pour les Luxo, c’est à l’étranger de payer l’addition, rappelle le second. La commissaire luxembourgeoise dénonce la situation des Roms en France mais, chez les Luxo, ce n’est pas tout rose pour nous  ! On est vus comme des Portugais, des bougnoules, bons pour faire les boulots durs, mais pas assez pour bénéficier des mêmes droits que les autres  ! » Comme plein de rage, le bus démarre au quart de tour et, sur la place du Château, Audun-le-Tiche en profite pour se rendormir.

Thomas Lemahieu


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