Affaire de Karachi : Une histoire ravageuse (Par Denis Sieffert, Politis)

mardi 7 décembre 2010.
 

L’affaire de Karachi a décidément un curieux effet sur Nicolas Sarkozy. À la seule évocation devant lui de cette histoire de vente de sous-marins au Pakistan, en 1994, de commissions et de rétrocommissions, le Président « décompense », comme diraient les psys. Bref, il disjoncte. On se souvient des images du premier incident public. C’était à Bruxelles, le 20 juin 2009. On en a retenu un seul mot : « Fable ». Mais on y voyait surtout un Président secoué de tics, comme caricaturant ses imitateurs. La scène paraissait interminable. On sait qu’il a fait beaucoup plus fort vendredi dernier, en marge du sommet de l’Otan, à Lisbonne, répliquant au journaliste qui l’interrogeait : « Et moi, j’ai l’intime conviction que vous êtes pédophile. » Avant de tourner les talons en s’écriant : « Amis pédophiles, à demain ! »

Est-ce vraiment la meilleure façon de dissiper le soupçon qui pèse un peu plus chaque jour sur celui qui était au moment des faits à la fois ministre du Budget et porte-parole d’Édouard Balladur pour la campagne présidentielle ? À certains égards, Nicolas Sarkozy a raison : rien n’a pour l’instant été établi, et moins encore jugé. C’est hélas son comportement qui alimente le préjugé. On ne parle plus ici de ses dérapages à l’encontre des journalistes, mais des multiples obstacles dressés sur le chemin de la justice. On préférerait de beaucoup qu’il permette à Renaud Van Ruymbeke d’enquêter sur tous les aspects du dossier. Au lieu de cela, le juge est pour l’instant entravé dans son action par le procureur de Paris, proche de Nicolas Sarkozy.

Il suffirait au Président de demander au Conseil constitutionnel de rendre publiques ses délibérations – âpres, paraît-il – au moment de la validation des comptes de campagne de Balladur. Il lui suffirait de lever le secret-défense. Il lui suffirait surtout de s’expliquer sur cette société luxembourgeoise par laquelle auraient transité les fonds destinés à la campagne Balladur et dont, semble-il, il a lui-même validé la création. Rien de tout cela, évidemment, n’est prévu. Pour comprendre les raisons de cette obstruction systématique, il faut peut-être ici rappeler, à grands traits, la mécanique de l’affaire. En septembre 1994, la France vend deux sous-marins au Pakistan.

D’importantes commissions sont versées à des intermédiaires. Pratique classique dans ces affaires de vente d’armes. Ce qui est plus inhabituel, c’est l’apparition tardive d’intermédiaires imposés par le ministère de la Défense, et qui surgissent juste à temps dans la négociation… pour toucher une part substantielle de la commission. On soupçonne fortement ces négociateurs de la 25e heure d’avoir été les vecteurs des fameuses rétrocommissions destinées à alimenter la campagne présidentielle d’Édouard Balladur. D’autant que d’importantes sommes en espèces apparaissent alors dans les comptes dudit Balladur. Pour enfumer un peu les curieux, les architectes politiques de cette usine à gaz auraient créé une société-écran luxembourgeoise qui aurait permis de faire revenir l’argent en France, via l’île de Man et le Liechtenstein, et, comble d’ironie, par la chambre de compensation luxembourgeoise Clearstream… Il y a des retours d’histoire qui ressemblent à des retours de flamme…

On a compris la manœuvre. De commissions en rétrocommissions, et de Karachi à Paris, en passant par le Luxembourg et le Liechtenstein, c’est de l’argent public (nos impôts, comme dirait Jean-Pierre Pernaut) qui tombe dans l’escarcelle de personnes privées. Si le soupçon se vérifiait, on pourrait en conclure que vous et moi, aimables contribuables, avons soutenu financièrement MM. Balladur et Sarkozy. On appelle ça de la corruption, et à très grande échelle. On connaît la suite. En 1995, Balladur est battu. Et la vengeance de Chirac n’attend pas. Le Président et son Premier ministre, un certain Dominique de Villepin, s’empressent d’ordonner le blocage des commissions versées aux intermédiaires, fermant en même temps le robinet des rétrocommissions. Fin de l’histoire. Du moins le croyait-on. Mais, en mai 2002, un attentat à Karachi provoque la mort de quatorze personnes, dont onze ingénieurs français venus construire les fameux sous-marins. Ont-ils été victimes de la vengeance d’intermédiaires pakistanais auprès desquels la France n’aurait pas honoré ses engagements ? L’histoire, pour l’instant, ne le dit pas.

Mais une chose est sûre, d’autres acteurs sont alors entrés dans le dossier, et qui n’ont que faire des secrets et des magouilles : ce sont les familles. C’est en raison de leur pugnacité que des acteurs de premier plan commencent à parler. L’ancien ministre de la Défense de Chirac, Charles Millon, et bien sûr Dominique de Villepin. En 48 heures, ils viennent de faire sortir du bois Nicolas Sarkozy. Après l’ubuesque épisode de Lisbonne, un communiqué de l’Élysée visait vendredi à ramener le tout à un nouvel épisode de la rivalité Sarkozy-Villepin. Et maintenant, quoi ? Le péril le plus terrible qui guette Nicolas Sarkozy n’est pas immédiatement de nature judiciaire. C’est l’opinion publique. Car voilà bien le paradoxe de la situation : en ralentissant l’enquête, le pouvoir aggrave son cas. Chaque entrave supplémentaire a valeur d’aveu. Du coup, le tempo de la chronique échappe totalement à Nicolas Sarkozy. Sa stratégie d’obstruction est ravageuse d’abord pour lui. Mais on semble considérer à l’Élysée qu’elle est tout de même un moindre mal, face à la vérité.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message