Mexique : la "fausse guerre" anti-narcos

mercredi 12 janvier 2011.
 

Le Mexique connaît une corruption très étendue, mêlant les intérêts des narcotrafiquants, d’entrepreneurs aidant au blanchiment, d’une partie de la police, de l’armée et de la classe politique.

Dans un ouvrage choc, la journaliste Anabel Hernandez révèle, à coup de documents exclusifs, la collusion entre le crime organisé et le pouvoir politique. Interview.

Cinq ans d’enquête. 588 pages étayées par des documents déclassifiés de la Drug Enforcement Administration (DEA), la police américaine antidrogue, des notes internes du gouvernement mexicain, des déclarations de témoins protégés... Dans Los señores del narco (Les Seigneurs du narco), qui vient de paraître au Mexique, la journaliste d’investigation Anabel Hernandez éclaire d’une lumière implacable les liaisons incestueuses entre la politique et les narcotrafiquants et, notamment, la protection qu’offrirait le gouvernement mexicain au cartel de Sinaloa, le plus puissant d’Amérique latine. Depuis la parution de son livre, la journaliste, réputée, a porté plainte, accusant le ministre de la Sécurité publique de vouloir la faire assassiner, ce qu’il a nié. Sur le reste, deux semaines après la sortie du livre, le pouvoir n’avait pas encore réagi. Un mutisme étonnant.

En 2006, le président Felipe Calderon a "déclaré la guerre" aux cartels de la drogue. Vous dites qu’il s’agit d’une "fausse guerre". Pourquoi ?

Le Mexique connaît une corruption très étendue, mêlant les intérêts des narcotrafiquants, d’entrepreneurs aidant au blanchiment, d’une partie de la police, de l’armée et de la classe politique, mais cela n’a pas commencé sous Calderon. Tous les gouvernements de ces trente dernières années sont concernés. Pour autant, la "guerre" autoproclamée du président Calderon est tendancieuse, car elle protège, en fait, le cartel de Sinaloa, prolongeant ce qu’avait fait son prédécesseur, Vicente Fox (2000-2006).

Sur quoi vous fondez-vous ?

Sur un constat, d’abord : ce cartel s’est fortifié sous les mandats de Vicente Fox puis de Felipe Calderon. Et puis, un événement troublant de ces dernières années : la cavale de son chef, Joaquin Guzman Loera - surnommé El Chapo (Le Petit), le plus puissant des narcos. Dans quelles conditions s’est-il enfui de sa prison de haute sécurité, le 19 janvier 2001 ? La version officielle prétend qu’il était caché dans un panier de linge sale. Mais j’ai lu l’intégralité du dossier judiciaire et les témoignages des gardiens contredisent ce scénario, car El Chapo a été vu en prison après l’heure supposée de sa fuite. En fait, selon plusieurs témoins, ce sont des fonctionnaires du gouvernement de Vicente Fox qui l’ont libéré, lors de l’opération policière qui a suivi l’alerte. Ils l’ont déguisé en policier et l’ont glissé dans une patrouille. El Chapo lui-même le confirme. Il y a deux ans, un général a été envoyé par un proche du président pour prendre contact avec lui et tenter de rétablir la paix entre les cartels. Ce général m’a raconté la rencontre... Pour moi, El Chapo est protégé par le gouvernement fédéral.

Quelles autres informations vous permettent de le dire ?

De nombreux experts ont déjà souligné que les opérations militaires et policières ont surtout frappé les dirigeants des autres cartels : le Golfe, les Beltran Leyva, les Zetas... Je me suis procuré des documents internes du gouvernement fédéral, qui montrent que le cartel de Sinaloa n’est pas sa priorité. Ce sont des fiches de renseignement sur les chefs des différents cartels, qui définissent le degré d’importance de chacun. Tous les ennemis du Chapo sont "priorité 1". El Chapo et les principaux dirigeants du cartel de Sinaloa n’apparaissent qu’en "priorité 2 ou 3". Pis, plusieurs événements tendent à montrer que le ministère de la Sécurité publique sert de bras armé au cartel de Sinaloa. En 2005, lors d’une opération policière à Acapulco, la police fédérale a arrêté plusieurs membres des Zetas. Mais au lieu de les présenter à la justice, elle les a livrés au cartel de Sinaloa. Qui les a ensuite exécutés et a diffusé la vidéo.

Selon vous, le ministre de la Sécurité publique, Genaro Garcia Luna (1), serait directement en cause ?

Oui, avec son entourage : une dizaine d’hommes, dont la majorité est accusée de liens, directs ou indirects, avec le cartel de Sinaloa. En 2008, plusieurs d’entre eux ont été tués, d’autres emprisonnés. Certains recevaient des ordres et de l’argent du cartel de Sinaloa, comme le révèlent plusieurs témoins protégés dans mon livre. Les membres du cartel leur disaient : "Maintenant, tu vas attraper Untel et tu vas protéger Untel." Selon ces témoins, le cartel dispose d’enregistrements vidéo de ces rencontres.

Les experts insistent sur l’importance de la lutte contre le blanchiment d’argent. Que fait le gouvernement ?

Il ne s’y attaque pas. Prenez l’exemple d’une entreprise qui possède un hangar à l’aéroport de Mexico, embauchée par le ministère des Armées pour l’entretien de ses avions, notamment. Officiellement, elle appartient à d’importants responsables de l’industrie sucrière et d’anciens dirigeants de banque. Or, d’après le témoin protégé Maria Fernanda, elle appartient à son oncle, l’un des principaux chefs du cartel de Sinaloa, qui utilise chaque jour ce hangar pour charger et décharger de la drogue, en toute tranquillité...

Un rapport gouvernemental américain fait du Mexique le troisième pays le plus dangereux pour sa sécurité intérieure, après l’Irak et l’Afghanistan. Or les Etats-Unis ne sont pas exempts de responsabilités dans l’ascension des narcos mexicains...

En effet, dans les années 1980, ils ont favorisé leur croissance pour des raisons de politique extérieure. Afin de déstabiliser le régime sandiniste du Nicaragua, la CIA a appuyé les narcos mexicains en échange de financements destinés à la Contra nicaraguayenne (mouvement contre-révolutionnaire de lutte armée). Et ce, en totale contradiction avec la politique officielle de Washington : le Congrès avait alors mis son veto au financement de la Contra nicaraguayenne. Cette stratégie de la CIA est l’un des volets du scandale Iran-Contragate. Les narcotrafiquants payaient cette protection en devises, mais pas seulement. Un témoin protégé parle aussi de camps d’entraînement pour les membres de la Contra situés au Mexique, dans des ranchs appartenant au cartel de Sinaloa. C’est dans ce contexte, pour obtenir toujours plus de financements, que la CIA a mis en contact les narcos mexicains avec le cartel colombien de Pablo Escobar. Jusqu’alors, les Mexicains se dédiaient uniquement au trafic de marijuana et d’amapola (héroïne). Le passage au trafic de coke colombienne leur a permis de prendre une autre envergure...

Une stratégie qui a coûté cher...

Ils ont nourri les corbeaux qui aujourd’hui leur arrachent les yeux. Les petits narcos sont devenus des groupes criminels incontrôlables qui soumettent le Mexique à une violence inédite, tandis que les cartels mexicains sont désormais présents dans tous les Etats américains. Ces dernières années, ils ont dépassé, en puissance, les cartels colombiens et la mafia chinoise.

Etes-vous menacée ?

J’ai appris par un ancien policier que le ministre de la Sécurité publique, Genaro Garcia Luna, et le chef de la police fédérale auraient demandé à plusieurs agents de me tuer en simulant un accident qui aurait mal tourné. L’information était si précise que j’ai été obligée de la prendre au sérieux. J’ai porté plainte. Le procureur m’a donné deux gardes du corps...

Par Delphine Saubaber et Léonore Mahieux

(1) Le même qui couvre les incohérences du dossier Florence Cassez.


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