1968... cause de la dérégulation, libéralisation capitaliste ?

mardi 28 novembre 2023.
 

Le quotidien L’Humanité a publié un article présentant l’ouvrage " 1968, entre libération et libéralisation. La grande bifurcation"

Abonné à ce journal et lecteur assidu, j’ai été choqué par cet article qui reprend la rengaine ridicule du Mai 68 de petits bourgeois pour une révolution libérale. Que certains lycéens ou étudiants de milieu bourgeois aient été emportés conjoncturellement par la vague du mouvement jeune avant de réintégrer 10 ans plus tard leur milieu d’origine, ne change pas la nature du mouvement au niveau national et international.

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1) Le titre pose problème : "1968, transition vers une France éclatée"

Ce titre présente déjà le postulat anti 68 : si la France est aujourd’hui dérégulée, éclatée, libéralisée, c’est la faute à 1968. Or, sur les 60 dernières années, je vois trois dates essentielles dans l’intégration de la France à l’économie capitaliste mondiale dominée économiquement par la finance et politiquement par le libéralisme :

* 1958 Le gaullisme est installé par le patronat et les forces réactionnaires pour adapter plus rapidement l’économie et la société françaises au monde capitaliste dominé par le libre échangisme anglo-saxon. Cet objectif implique en particulier de liquider certains secteurs économiques comme les mines, de réduire drastiquement le nombre d’exploitations agricoles, de limiter les salaires pour constituer des marges de profit redonnant vie à la spéculation, de sortir de la guerre d’Algérie (française pacifiée ou indépendante), d’engager les processus de libéralisation du système social établi en 1936 et 1945 ("réforme" de la Sécurité Sociale, éclatement du service public de la Poste, attaques contre les retraites...). La grève générale de 1968 explose justement pour contrecarrer cette évolution et non pour l’accélérer.

* 1973 1975 La marginalisation des mouvements issus de 1968, le coup d’état au Chili, Peron puis Videla en Argentine, l’essoufflement de la révolution portugaise, en France la défaite des législatives et des grèves (SNCF, Postes...)... permettent au capitalisme de faire payer "le choc pétrolier" et la "crise économique" par les travailleurs et les peuples du Tiers Monde. Les cercles libéraux conservateurs lancent les premiers pas de la "révolution libérale" au plan idéologique, économique et politique.

* 1986 1990 Dans un contexte mondial de déferlement économique du capitalisme financier et politique des droites libérales, la France s’intègre fortement dès 1983 dans une Union européenne aux fondements libéraux, rétablit les marges "d’auto-financement des entreprises" au détriment des salaires, engage des privatisations et restructurations... L’élan de 1968 et 1981 est brisé et permet à la droite de revenir au gouvernement, amorçant le grand tournant vers la libéralisation des années 1990 à 2000.

2) Le chapeau, en gras, et la légende de la photo rajoutent des condiments à la sauce "c’est la faute à 1968".

Le chapeau : " Un ouvrage collectif analyse les mutations qui ont conduit d’une société administrée 
à une société dérégulée et à l’individualisme en termes économiques, politiques et culturels. 1968, Entre libération et libéralisation. La grande bifurcation"

Franchement, ce n’est pas sérieux. La France est-elle passée d’une "société administrée" avant 1968 à " une société dérégulée et à l’individualisme en termes économiques, politiques et culturels" après 1968 ?

Cette valorisation de la France des années 1947 à 1968 ne me plaît pas du tout.

Je vivais en Aveyron :

* où "l’administration" économique a consisté à liquider les secteurs peu rentables sur le marché capitaliste mondial comme les mines de Decazeville et les ganteries de Millau

* où "l’administration" politique était inexistante dès qu’on voulait construire des projets d’aménagement du territoire

* où le poids acquis par le fascisme de 1919 à 1945 restait prépondérant au plan idéologique

Quant à la légende de la photo " Révolte de la jeunesse étudiante parisienne mobilisée pour une société plus libérale" Ouaf ! ouaf ! ouaf ! dirait PIF. Jamais les courants libéraux et réactionnaires n’avaient été autant marginalisés dans les facultés depuis un siècle que durant l’année 1968 et celles qui ont suivi.

3) Sur les 18 "communications" du livre présenté

" Non réduites à l’analyse de l’événement 1968, elles examinent, dans une chronologie plus longue, la rupture entre la dynamique des Trente Glorieuses et l’amorce d’une société plus libérale... Laissant de côté le sens des événements, ces travaux privilégient les pratiques inspirées par les politiques publiques dans leur rapport avec la libéralisation économique, politique et culturelle. Cette libéralisation, souvent progressive, reste mesurée à la différence de l’accélération brutale des années 1990-2000."

Bigre ! mais cela n’a rien à voir avec l’affirmation du titre, du chapeau et de la légende de photo.

Le livre n’analyse donc pas les évènements de 68, mais, sur une période plus longue le rôle des politiques publiques dans la libéralisation économique, politique et culturelle.

D’ailleurs, plusieurs phrases de l’article affirment l’inverse de ce qui est avancé dans le titre, le chapeau et la légende de photo. Le tournant de politiques publiques keynésiennes vers un libéralisme assumé n’est pas daté de 1968 mais fort justement du milieu des années 1970.

La crise, à partir du milieu des années 1970, marque la mort du keynésianisme, de la « culture de régulation » en dépit de la tentative de reprise d’un contrôle étatique du début des années 1980. Une adaptation à l’internationalisation économique commence vraiment, comme pour la poste.

Le tournant entre les 30 glorieuses et les 30 piteuses se situant autour de 1973 1975 , on peut comprendre qu’une étude "sur une période plus longue concernant le rôle des politiques publiques" titre sur 1968 pour des raisons commerciales de vente de l’ouvrage. D’autant plus que la mobilisation jeune de 1968 présentait effectivement une volonté de "libération" par exemple sexuelle vis à vis de la prégnance cléricalo-autoritaire précédente.

4) En guise de conclusion

Dans le millier d’articles que j’ai mis en ligne sur ce site, j’ai souvent vanté l’intérêt que présente la lecture de L’Humanité pour un militant. C’est une raison de plus pour être surpris par certaines phrases de cet article "1968, transition vers une France éclatée".

En voici un exemple : " Une grande stabilité administrée et consensuelle, « mode de régulation administrée », caractérise les années 1936-1968"

Surprenant, dans cette période deux tournants sont bien plus décisifs qu’une libéralisation due à 1968, ce sont ceux :

* de la montée du fascisme entre 1933 et 1942

* de la défaite du fascisme en 1945

Aucun article politique n’est neutre, même à propos d’une publication universitaire.

Notre rubrique 1968 sur ce site :

http://www.gauchemip.org/spip.php?r...

Les années 1968 (1965 à 1975), une période révolutionnaire

Jacques Serieys

5) L’article de L’Humanité

1968, la transition vers une France éclatée

Jacques Girault, professeur émérite d’histoire

Un ouvrage collectif analyse les mutations qui ont conduit d’une société administrée
 à une société dérégulée et à l’individualisme en termes économiques, politiques et culturels. 1968, entre libération et libéralisation. La grande bifurcation,

sous la direction de Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky.Presses universitaires de Rennes, 2010, 348 pages, 18 euros.

Produits de journées d’études tenues en 2008, dix-huit communications, regroupées en quatre ensembles, introduits par les deux directeurs, s’interrogent sur la transition que l’on a limitée souvent aux journées de mai-juin 1968. Non réduites à l’analyse de l’événement 1968, elles examinent, dans une chronologie plus longue, la rupture entre la dynamique des Trente Glorieuses et l’amorce d’une société plus libérale. Différents domaines bifurquent, dont l’économie, l’enseignement, la culture, l’organisation sociale, les idéologies constitutives des mouvements sociaux. Laissant de côté le sens des événements, ces travaux privilégient les pratiques inspirées par les politiques publiques dans leur rapport avec la libéralisation économique, politique et culturelle, à la fois formes partielles de liberté et orientation plus radicale conduisant souvent aux frontières de l’utopie. Cette libéralisation, souvent progressive, reste mesurée à la différence de l’accélération brutale des années 1990-2000.

Une grande stabilité administrée et consensuelle, « mode de régulation administrée », caractérise les années 1936-1968. Elle précède une période de libéralisation, jusqu’alors limitée, écornant par bribes, « à éclipses » ou plus radicalement des structures déstabilisées par la dérégulation et l’individualisme. 1968 apparaît alors comme une perturbation ou une « turbulence » infligée à un processus, notamment pour la planification, la fiscalité ou l’enseignement. La crise, à partir du milieu des années 1970, marque la mort du keynésianisme, de la « culture de régulation » en dépit de la tentative de reprise d’un contrôle étatique du début des années 1980. Une adaptation à l’internationalisation économique commence vraiment, comme pour la poste. Moins originales sont les pages consacrées à la culture et l’enseignement. Autour de Mai 1968, des mouvements de libéralisation et de contestations de l’ordre public se répandent dans les prisons, dans l’armée ou prennent un nouveau cours se traduisant notamment par l’aspiration autogestionnaire. Dans de nombreux domaines, des dynamiques amorcées dans la période s’accélèrent par la suite, comme si la crise et les espérances de mai-juin 1968 constituaient des révélateurs au moment où l’intégration européenne s’amorce et que des mutations deviennent plus perceptibles, comme dans les ports ou dans la façon de répondre à la libéralisation des mœurs. Des résistances individuelles ou collectives pourraient pourtant faire penser que les rapports sociaux n’ont pas disparu, même s’ils apparaissent parfois comme des manifestations de défense des rigidités antérieures. Des pistes s’ouvrent pour saisir au-delà de l’événementiel, les accélérations permettant les transformations.

Jacques Girault


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