Tunisie 14 janvier 2011, mon amour... Il était une fois la révolution (par Taoufik Ben Brik)

vendredi 28 janvier 2011.
 

Des drapeaux, une foule de syndicalistes, d’étudiants et de lycéens qui chantent et dansent…des chants révolutionnaires qui s’élèvent…une gaieté, une énergie jusque devant le ministère de l’intérieur…On scande : « Ben Ali dégage. », et on demande son départ.

Ce matin du vendredi 14 janvier 2011 à Tunis, tout peut basculer. Les enfants de la balle occupent l’avenue Habib Bourguiba, principale artère de la capitale. Déchirement au sein du pouvoir… Rumeurs de coup d’Etat militaire… Que veulent les Américains… Que dit Al-Jazira ?

Nous vivons dans une prison sans barreaux. Nejib ose parler. Vingt-trois ans de Ben Ali, une désertification politique totale… une pluie de bombes lacrymogènes… La foule manifeste toujours. Ils courent les uns vers les autres en levant les bras, en levant les poings, par grappes qui se mêlent, de couleur différente, médecins, écrivains, avocats, enseignants, journalistes, chômeurs, lycéens, fonctionnaires, vendeurs à la sauvette, ouvriers, paysans, petites bonnes de Jendouba. Ballet de caméras en train de se filmer entre elles. Là, on s’écarte avec le cercle des journalistes… la même mêlée. La même histoire. On aperçoit la Dakhilia, le ministère de l’Intérieur tant décrié, une banderole noire en travers, comme un brassard de deuil. De tout Tunis, ils sont venus… bain de sang ou pas bain de sang ?

C’est la matinée des bras levés… c’est à pleurer ! Regardez : un garçon et une fille enlacés. Les photographes sont tous en train de louper cette photo. Nous voilà renvoyés aux liesses des révolutions, au printemps des possibles… une autre foule arrive… partout des poings levés, des bras levés. "On aura sa peau", "Il partira coûte que coûte" : pas la peine de parler tunisien, on vit un instant universel… On s’en fout de ce qui se passera demain. Ils sont montés sur scène, ils sont acteurs de l’Histoire, ils sont acteurs de leur vie… citoyens de Tunis. Sur les arbres, des banderoles… des vagues de tension parcourent la foule… la police charge. Sous les gaz lacrymogènes, la foule résiste… une fête, une ivresse… la police pourrait à nouveau tirer… tout est possible… tout peut basculer... la prise de la Bastille, c’est ici. La police fait main basse sur la ville.

A 16 heures, Tunis se vide. Une ville immobile, entièrement aux mains de l’armée. Des rumeurs flottent dans l’air, de bouche à oreille, d’un portable à l’autre. En janvier 2011, le portable aura été à Tunis ce que le transistor fut en mai 68 à Paris. Des tanks dans la rue. Seul lieu de vie, les bas-fonds occupés par les chômeurs et les costauds de la smala. Chômeurs, enfants du miracle tunisien, criant "23 ans, Basta !".

A 17 heures, la nouvelle tombe comme un pic : "B E N A L I S’E S T E N F U I !" Des slogans, des cris, des chants, des youyous, des habitants barricadés dans leurs appartements. L’état d’urgence décrété. L’espace aérien fermé. Le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, s’autoproclame président par intérim.

Ben Ali est parti. Combien de jeunes abattus par les forces de l’ordre ? Combien de jeunes immolés pour que, le 14 janvier 2011, Ben Ali quitte le pouvoir et Tunis-Carthage ?

PPP : Police, Pègre, Parti, les trois têtes d’un régime de renseignement. Au bout de vingt-trois années de poigne de fer, il part. Il est parti, la Tunisie est retombée à la case départ. "Despote", "Ben Avi" [allusion à l’ouvrage de Taoufik Ben Brik : Ben Brik président suivi de Ben Avi la momie, éd. Exils 2003], dans les grands médias, ces qualificatifs ne sont pas très récents. Il y a encore peu, c’était "Notre ami Ben Ali". Avec sa croissance de 5 % à 6 % et sa croisade contre les islamistes, on lui passait tout. Il a fait gagner beaucoup. Il en a gagné beaucoup, il en a volé beaucoup. Après Bokassa, Idi Amin [Dada] ou Mobutu, aujourd’hui l’Occident n’a plus besoin de Ben Ali. C’est vrai qu’il aurait pu rester encore un peu, mais il y a eu les tueries de Tala et Kasserine provoquant sa chute. Etonnante image de Ben Ali, ce vendredi 14 janvier, à la vingt-cinquième heure, descendant à l’aéroport de Djedda, en Arabie Saoudite. Des images qui frappent toute la Tunisie.

En Tunisie, comme partout, un tyran peut en cacher un autre. Mohamed Ghannouchi, le Premier ministre de Ben Ali et Fouad Mebazaa, le président d’un Parlement – non élu – et bras droit de Ben Ali se relaient sur une présidence vacante. Le changement sans le changement. On a coupé la tête du canard, mais le corps bouge encore. Ben Ali s’est éclipsé, mais il a laissé derrière lui son système qui repose sur les PPP. Ici, tout repose sur le karakouz, le théâtre d’ombres turc. Et on sait bien qui, désormais, est le marionnettiste qui manipule le karakouz, la marionnette. Nul n’est dupe. Le pouvoir est toujours entre les mains des anciens caciques de Ben Ali. "Un bain de sang ne les ferait pas reculer", c’est l’avis général. La police, le RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), le parti au pouvoir et la pègre ne vont pas lâcher prise facilement. Ils ne sont pas une association de charité.

La Tunisie du "miracle économique" s’est pris le pied dans le tapis, l’économie de la débrouillardise a montré là son vrai visage, le visage d’une machine sans conducteur. Une économie sans but, sans pilote dans l’avion, un avion qui s’écrase et qui s’appelle Tunisie. Et qui s’écrase sur qui ? Sur les Tunisiens eux-mêmes. On a vu, à Sidi Bouzid, à Kasserine, à Jendouba, à Gafsa, à Medenine, la ruine s’installer, le chômage s’étendre. Nul parmi les Etats, européens, partenaires de la Tunisie, n’avait prévu cet effondrement foudroyant. Qui peut donc honnêtement prévoir les conséquences de cette révolution inachevée… ou confisquée. Un soulèvement comme on aimerait en avoir le plus souvent. Un horrible dictateur chassé par un peuple vaillant. C’est déjà ça !


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