L’anathème politique de l’année  : populiste  !

lundi 31 janvier 2011.
 

Par Benoît Schneckenburger, Professeur de Philosophie à Paris, chercheur en sciences politiques.

Faut-il avoir peur du peuple ou au contraire avoir confiance en lui  ?

En cette période des bilans, force est de constater le retour de l’anathème de « populiste ». Pas une semaine sans qu’un commentateur qualifie tel ou telle de populiste. On le trouve dans tous les magazines, les dirigeants européens le brandissent pour museler les critiques face aux plans de rigueur impopulaires, et on l’invoque encore récemment pour justifier le projet de mise en œuvre du référendum d’initiative populaire  : populaire, oui, mais populiste surtout pas  ! Il est plus préoccupant quand il conduit le président socialiste du conseil régional à dire que Jean-Luc Mélenchon serait pire que Le Pen. L’anathème se fait ici amalgame.

L’épithète de populiste cherche depuis toujours son objet. Il fait partie de ces mots fourre-tout dont abonde la politique spectacle. Chacun le cite, mais personne n’en donne une définition adéquate. Il est plus polémique que descriptif et permet de verser dans le même pot démagogues et démocrates. En le qualifiant de populiste, on veut désigner celui qui, par démagogie, joue de la peur du peuple et s’appuie sur la masse pour parvenir au pouvoir. Mais la peur appartient aussi à l’élite qui ne parvient jamais à avoir confiance dans le peuple. C’est toute l’ambiguïté de notre régime qui constitutionnellement veut unir démocratie et républicanisme. Plus profondément, il y a un préjugé antidémocrate qui a la vie dure en théorie politique  : le peuple fait peur.

Dès l’Antiquité, Platon et Aristote lui refusent toute compétence politique. Platon, dans la République, nous dessine le portrait du démocrate comme objet d’incessants désirs, incapable de se soumettre à une décision rationnelle. Aristote, dans sa célèbre typologie des régimes politiques, classe la démocratie au rang des régimes déviants, craignant que le peuple, c’est-à-dire la grande majorité, les plus pauvres, ne s’érige contre la minorité des plus riches et des plus excellents. Dans ce tour de passe-passe se joue déjà l’opposition entre le peuple et les élites. On aurait pu croire que la modernité bousculerait cet ordre, mais la réalité est plus complexe. Certes, Rousseau a très bien vu ce qu’il y avait de révolutionnaire dans Machiavel  : le petit peuple des Ciompi y joue parfois le rôle principal. Et Machiavel est en effet pour lui le plus grand des républicains. Parenthèse vite refermée. Les fondateurs de l’État moderne maintiennent le peuple dans l’opprobre, comme Jean Bodin qui, introduisant, en 1576, le concept de souveraineté, n’a de cesse que la démocratie soit impossible et impensable. Pour lui, le peuple est réduit à « la populace qui doit être rangée à coups de bâton ».

L’ère des révolutions, de l’Amérique à la Révolution française, ne cesse de prolonger ces tensions entre l’aspiration à l’ordre et la crainte du peuple. Les Federalist Papers ; publiés à l’occasion de la promulgation de la Constitution des États-Unis, en explicitent le propos. Il s’agit de refuser la tyrannie de la démocratie. Toute la critique de la Révolution française sera par la suite placée sur le même plan. Une large tradition antidémocratique en France se revendique précisément de l’argument porté par Tocqueville, de retour d’Amérique.

Dans les années 1960, plusieurs théoriciens libéraux ont cru devoir promouvoir une thèse  : la survie de la démocratie libérale suppose une forme d’apathie politique des classes populaires. Elle s’est surtout développée dans le monde anglo-saxon, mais en France elle a pu conduire Aron, auteur de référence des libéraux, de droite comme de gauche, à des thèses que nul ne soutiendrait plus, affirmant même qu’il y a une origine « génétiquement » déterminée à être compétent ou non. Textes que peu citent aujourd’hui. Contre la défense de l’apathie et la promotion des élites compétitives, l’historien Moses I. Finley rappelle que, pour les Grecs anciens, les problèmes politiques n’étaient pas plus complexes. Ils tiraient au sort leurs gouvernants, chacun étant apte à exercer sa citoyenneté, et à discuter les lois sur fond d’égalité parfaite.

C’est que l’élite, autrefois appelée aristocratie, a tendance à toujours justifier sa compétence exclusive en dénonçant l’incurie du peuple et ceux qui en profiteraient. C’est oublier la leçon des Lumières, celle de Kant, pourtant plus républicain que démocrate. « Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc ou ils les ont enfermées, ils leur montrent les dangers qui les menacent, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher. » Avoir confiance dans le peuple aujourd’hui consiste moins à lancer des anathèmes qu’à se demander pourquoi une frange croissante du peuple ne se reconnaît plus dans ses représentants. Plus que d’une peur du peuple, il faudrait parier sur son implication plus grande en lui donnant les moyens de participer aux décisions, à leur élaboration. La démocratie participative, si elle ne se transforme pas en simple compte rendu de mandat, peut constituer une voie. À moins que la crise ne soit plus profonde, et qu’une refondation du socle constitutionnel et social ne soit nécessaire. N’était-ce pas là le projet des communards qui, il y a cent quarante ans cette année, tentaient une première expérience de gouvernement populaire  ?

Benoît schneckenburger


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