Boucs émissaires jetés en pâture aux plus bas instincts, tandis que postes et tribunaux sont supprimés aussi sévèrement là que dans l’éducation, les magistrats disent « stop ». On se souvient de leurs mouvements de 2008 ou, plus récemment, de la journée du 4 septembre, à l’appel très large des organisations démocratiques et de défense des droits de l’homme, soutenues par les formations de gauche pour défendre les valeurs de la République. C’est bien de cela dont il est question aujourd’hui dans la mobilisation inédite qui embrase les tribunaux du pays et va culminer jeudi prochain à Nantes. Depuis la déclaration de guerre du discours de Grenoble, cet été, la ligne de l’hôte de l’Élysée qui n’a pour seule ambition d’y être reconduit, pour le plus grand intérêt de la caste qu’il défend, vise à s’assurer, par n’importe quel moyen, les bonnes grâces de l’électorat le plus extrême en 2012 au premier tour, tandis qu’il envoie son ami Borloo en rabatteur sur les terres du « centre ». Neuilly et les milieux d’affaires, pour le pouvoir, les saillies les plus populistes – Karcher, présumés coupables, laxisme des juges… –, pour les urnes. Une borne, pourtant, vient d’être franchie.
À se précipiter une nouvelle fois sur un fait divers particulièrement sordide à des fins électoralistes, le chef de l’État est tombé dans le bain nauséabond qu’il fait couler depuis trop d’années dans le pays. L’utilisation de l’assassinat d’une jeune fille, la prise d’otage de l’émotion légitime suscitée dans l’opinion et de la douleur des familles, la mise en accusation des juges et des policiers sitôt placés au banc des accusés, à des fins de racolage obscène : cela ne passe plus.
Lorsqu’il a pris, avec courage, la parole devant ses pairs, le 7 janvier, c’est au niveau des valeurs les plus profondes de la République que s’est élevé Jean-Louis Nadal, le « premier procureur de France », lors de l’audience solennelle de la Cour de cassation quand il déclarait : « S’il n’est pas récent, le phénomène ne laisse pas d’inquiéter quand, à cette institution fondamentale de la République et de la démocratie, les coups sont portés par ceux qui sont précisément en charge de la faire respecter. À cela, je dis qu’il faut très sérieusement prendre garde. Afficher pour la justice une forme de mépris, inspirer à l’opinion des sentiments bas en instillant, de manière en réalité extravagante, la confusion entre la responsabilité du criminel et celle du juge dont on dénigre la décision, inscrire au débit des cours et tribunaux l’altération du lien social compromis pour une multitude de raisons qui leur sont étrangères, tout cela avilit l’institution et, en définitive, blesse la République. »
Le contraste est saisissant quand, dans le même temps, le sentiment d’impunité prévaut aux plus hauts sommets de l’État. Une ministre aimant l’avion quand son supérieur lui préfère les yachts. Un autre, censé être le nouveau « premier flic de France », qui échappe de justesse à une troisième condamnation. Tous ne rêvant que d’inscrire en lettres de sueurs et de larmes – de celles et ceux qui en subiront les conséquences – le carcan budgétaire qui satisfait aux diktats des intérêts financiers dans le marbre d’une Constitution, pourtant loin d’être parfaite (!) mais foulée au pied par celui-là même qui devrait en être le garant, comme il devrait être celui de la justice et de son indépendance. Pareille dérive ne doit pas laisser d’inquiéter.
Michel Guilloux
Au lendemain des accusations de Nicolas Sarkozy, désignant la chaîne pénale comme responsable de la tragédie de Pornic, le monde judiciaire entre dans un mouvement sans précédent. Croissante depuis des années, la défiance de la profession contre le chef de l’État atteint son sommet.
« Je pense qu’il est largement temps d’appliquer la peine plancher à Nicolas Sarkozy, puisqu’il faut être très dur envers les multirécidivistes. » La déclaration, hier matin, du juge antiterroriste Marc Trevidic, président de l’Association française des magistrats instructeurs (Afmi), a fait mouche. Il faut dire que son humour cinglant résume à merveille l’énervement du monde judiciaire, qui se prépare à une mobilisation sans précédent. Déjà épuisée par une succession d’atteintes à son indépendance et de réformes qui la privent toujours plus de moyens, la profession a été furieusement échauffée, jeudi, par les déclarations présidentielles qui lui imputent une part de responsabilité dans la mort atroce, à Pornic, d’une jeune fille, Laetitia, vraisemblablement victime d’un délinquant au passé judiciaire lourd. « Ce qui m’a révolté, c’est que ce sont les responsables qui demandent des sanctions, c’est le monde à l’envers ! a précisé Marc Trevidic. Cela fait des années qu’on dit qu’on n’a pas les moyens de fonctionner normalement, cela ne date pas de Nicolas Sarkozy. Mais la différence, c’est que maintenant, en plus, c’est de notre faute. »
Les AG se multiplient
Dès jeudi, les magistrats de Nantes, juridiction où a eu lieu le meurtre, ont immédiatement interrompu les audiences. Le lendemain, les reports ont gagné les autres juridictions. Et hier, les assemblées générales se sont multipliées pour décider de la nature des actions qui vont émailler ce mouvement à l’ampleur inédite, qui trouvera son point d’orgue jeudi. Même les éminents magistrats de la Cour de cassation, plus haute instance judiciaire du pays, envisagent de se joindre au mouvement et annoncent une assemblée générale pour jeudi.
Le procureur général de la cour d’appel de Rennes, Léonard Bernard de la Gatinais, et le premier président, Philippe Jeannin, ont également fait part, hier, de leur émoi à Nicolas Léger, secrétaire général de l’Union syndicale de la magistrature (USM), qui rapportait que « si des poursuites étaient engagées contre quiconque, ils iraient défendre les collègues devant le Conseil supérieur de la magistrature » – allusion à l’enquête administrative diligentée par les ministères de la Justice et de l’Intérieur « pour que toute la lumière soit faite sur le fonctionnement de la chaîne pénale dans cette affaire et que des réponses immédiates soient apportées aux dysfonctionnements observés ».
FILLON Veut des sanctions
Or voilà justement un an que les juges d’application des peines tentent d’alerter, en vain, leur hiérarchie sur le fait que l’absence d’un quatrième poste les pousse à effectuer des priorités dans les dossiers traités – un fonctionnement qui s’est d’ailleurs généralisé ces dernières années, pour faire face tant bien que mal au manque d’effectifs. Quant aux personnels d’insertion et de probation, pointés pour n’avoir pas sonné l’alarme alors que Tony Meilhon, le suspect, avait cessé de se présenter à ses rendez-vous dans le cadre de son sursis, assorti de mise à l’épreuve, ils font également valoir leur surcharge de travail : 7 postes étant vacants dans la juridiction de Nantes, ils ne sont que 17 à s’occuper de 3300 mesures. Surcharge oblige, 800 dossiers ont été considérés comme non prioritaires et n’ont pas été attribués. Dont celui de Tony Meilhon. Aussi tragiques qu’ils soient, les événements de Pornic n’avaient donc rien de surprenant pour les personnels judiciaires qui s’émeuvent depuis des années d’une donnée parlante : la France est 37e au classement de la part de PIB consacrée à la justice, sur 43 pays européens.
Hier, le gouvernement semblait camper sur ses positions, augurant d’une bataille intense. S’adressant à la presse à l’issue d’une rencontre avec les ministres de la Justice et de l’Intérieur, le premier ministre, François Fillon, a jugé « excessive » la réaction des magistrats et annoncé des « sanctions » en cas de faute des juges.
Anne Roy
Le chef de l’État a toujours entretenu, depuis 2002, des relations conflictuelles avec les magistrats. Un monde judiciaire qu’il méprise autant qu’il cherche à le contrôler.
Depuis 2002, Nicolas Sarkozy n’a jamais caché sa défiance à l’égard du monde judiciaire avec lequel il entretient à dessein des relations conflictuelles. Dans sa volonté de s’ériger en « M.Sécurité », l’ancien ministre de l’Intérieur a vite compris le bénéfice qu’il y avait à cultiver dans l’opinion publique l’image de magistrats « laxistes » et « archaïques » face auxquels sa frénésie réformatrice ne peut qu’aller de soi. Une stratégie de la tension s’est instaurée. Elle s’appuie sur l’exploitation à outrance de faits divers, un mépris ostentatoire des magistrats et une tentative sans précédent de mise au pas de la justice. Décryptage.
Le fait divers, mère de la politique pénale
Racolage, chiens dangereux, halls d’immeuble, cagoules, bandes… Chaque fait divers qui émeut l’opinion donne lieu à un texte législatif et à une mise en accusation de la justice. En juin 2005, Nicolas Sarkozy suscite un tollé en assurant que le juge qui avait remis en liberté conditionnelle l’un des meurtriers présumés de Nelly Crémel devait « payer pour sa faute ». Le chef de l’État assistera aux obsèques et fera voter, en décembre 2005, une loi sur la récidive instaurant le port du bracelet électronique pour les détenus en fin de peine. En septembre 2006, Nicolas Sarkozy accuse, cette fois, les magistrats du tribunal pour enfants de Bobigny (Seine-Saint-Denis) d’une « forme de démission » face aux délinquants « multirécidivistes ». Quelques mois plus tard, le Parlement adoptera la loi sur les peines planchers qui oblige le juge à prononcer une peine minimale en cas de récidive. En août 2007, le petit Enis, cinq ans, est violé par Francis Evrard, un pédophile déjà condamné à dix-huit ans de réclusion criminelle. Un fait divers qui inspirera la loi sur la rétention de sûreté (emprisonnement après la peine), adoptée en 2008. Depuis 2002, plus de trente lois ont modifié le Code pénal.
Des réformes qui méprisent les juges
Au-delà de cette avalanche législative, Nicolas Sarkozy a toujours cherché à refonder, à la hussarde, le fonctionnement de la justice française. Pour ce faire, il n’a reculé devant aucune provocation. En octobre 2007, élu président, il compare les magistrats à « des petits pois » avant de confier à Rachida Dati la douloureuse réforme de la carte judiciaire, qui supprime des dizaines de tribunaux. Même mépris des juges en janvier 2009, lorsque le chef de l’État tente d’imposer, sans prévenir, le projet controversé de suppression du juge d’instruction, ou encore, à l’automne dernier, celui d’introduire des jurés populaires dans les tribunaux correctionnels.
Une justice de moins en moins indépendante
Nicolas Sarkozy n’est pas cinglant avec tous les magistrats. Si les juges du siège, indépendant, l’ulcèrent, ceux du parquet, dépendant hiérarchiquement du pouvoir, reçoivent ses compliments. Ce n’est pas pour rien qu’il veut en faire –jusqu’ici en vain– les nouveaux responsables de l’enquête judiciaire ! Depuis 2007, le chef de l’État ne s’est pas privé de « politiser » les nominations de procureurs, allant souvent contre l’avis du Conseil supérieur de la magistrature. Son souci : placer à des postes clés des magistrats amis. Emblématique : l’arrivée du procureur Philippe Courroye à Nanterre, au cœur des Hauts-de-Seine, si chers à Nicolas Sarkozy…
Laurent Mouloud
Dans son livre le Justicier. Enquête sur un président au-dessus des lois (Éditions du moment, janvier 2011, 19 euros), Dorothée Moisan, journaliste à l’AFP, évoque les rapports ambigus de Nicolas Sarkozy avec l’institution judiciaire.
Êtes-vous surprise par l’ampleur de la mobilisation des juges après l’affaire Laetitia ?
Dorothée Moisan. Non. La cassure entre les magistrats et le chef de l’État est l’expression d’une véritable lame de fond dont les premières écumes ont été visibles dès le 7 janvier dernier. « Les coups sont portés par celui qui est censé nous protéger », avait alors déclaré Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation pour dire son ras-le-bol face aux critiques répétées de la magistrature (lire notre édition du 10 janvier). L’article 64 de la Constitution stipule pourtant que le chef de l’État est garant de l’indépendance de la justice. Vincent Lamanda, premier président de la Cour de cassation, avait lui aussi adopté une posture critique, en contestant la question prioritaire de constitutionnalité devant la Cour de justice de l’Union européenne. Après la mobilisation exceptionnelle de hauts magistrats, c’est désormais l’ensemble des juges, de gauche comme de droite, du siège comme du parquet, qui expriment leur profond malaise.
D’où vient ce malaise selon vous ?
Dorothée Moisan. Les juges sont attaqués sans cesse par le pouvoir, taxés de laxisme, stigmatisés à la moindre erreur judiciaire. « Ce n’est pas parce qu’il y a 500 000 morts chaque année que l’on condamne la médecine », souligne Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny. Et, au-delà, le malaise de fond, c’est que la justice française manque profondément de moyens. Nous y consacrons seulement 0,19 % de notre PIB.
Les magistrats sont-ils majoritairement opposés au pouvoir ?
Dorothée Moisan. En dehors du Syndicat de la magistrature, de gauche, ou de l’Union syndicale des magistrats, majoritaire et apolitique, il est assez rare que les magistrats se prononcent publiquement. Ils ont un devoir de réserve et sont, de manière générale, plutôt conservateurs. Et Nicolas Sarkozy a su séduire certains d’entre eux, à coups de Légion d’honneur...
Le chef de l’État semble voir l’institution judiciaire comme un obstacle à l’exercice de son pouvoir...
Dorothée Moisan. Sarkozy l’hyperprésident est en effet crispé par tout ce qu’il ne peut pas contrôler. D’où le projet de supprimer les juges d’instruction. Ces magistrats du siège, indépendants et inamovibles, le gênent. Au niveau de la politique judiciaire, il faut aller de plus en plus vite. On a parfois l’impression que, pour lui, la justice est une étape de trop entre la police et la prison. Et qu’il oublie qu’en démocratie tout le monde a le droit d’être défendu. Ces derniers jours, Nicolas Sarkozy joue les citoyens contre les juges, dans l’affaire Laëtitia, ou quand il souhaite instaurer des jurés populaires, faisant intervenir des citoyens pour évincer les juges.
Vous écrivez que, au niveau législatif, « depuis Napoléon, personne n’avait osé ce gigantesque coup de plumeau ». Que voulez-vous dire ?
Dorothée Moisan. Plus de trente réformes depuis le début de son mandat, c’est énorme. Il y a eu la réforme de la carte judiciaire, dont la dernière date d’il y a un demisiècle, le projet de suppression du juge d’instruction, qui est une institution vieille de deux cents ans. Il y a aussi la rétention de sûreté, une mesure à la Minority Report, visant à enfermer les personnes présentant un risque de récidive, avant qu’ils ne commettent une infraction. Cette mesure crée d’ailleurs une véritable rupture philosophique dans la politique pénale à la française... Plus globalement, la méthode « un fait divers égale une loi » est devenue une industrie. La majorité de ces réformes ont été conduite sous l’ère Rachida Dati, qui a littéralement tétanisé les magistrats. En cas de pépin, au lieu d’être défendus par la garde des Sceaux, ils étaient convoqués à la chancellerie. Certains parlent encore de « terrorisme Dati ».
Vous évoquez aussi dans votre livre l’interventionnisme de l’Élysée à propos du yacht volé par des proches de Ben Ali...
Dorothée Moisan. Dans cette affaire, l’Élysée a arrangé à la fois un ami de Sarkozy et le pouvoir tunisien. Le yacht Beru Ma, volé le 5 mai 2006 dans le port de Bonifacio, appartenait à Bruno Roger, patron de la banque Lazard et proche de Nicolas Sarkozy. L’enquête du détective mandaté par Generali, qui assurait le yacht, a été suivie de près par Claude Guéant en personne, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy. Une fois le Beru Ma retrouvé près de Tunis, il a été rendu illico à Bruno Roger. Imed et Moez Trabelsi, commanditaires présumés, ont été mis en examen en 2008 par un juge d’instruction français pour complicité de vol en bande organisée. De manière inédite, le parquet a demandé une disjonction des faits. Les deux neveux de Ben Ali sont jugés chez eux alors que, normalement, les juridictions ne jugent pas leurs ressortissants pour des faits commis à l’étranger. Au terme d’un procès fantoche, le 30 janvier 2010, Imed Trabelsi a été acquitté et son frère Moez, condamné à un an avec sursis.
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR MEHDI FIKRI ET PIERRE DUQUESNE
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