Monde arabe : des cyberrévolutions ? (dossier de L’Humanité)

jeudi 10 mars 2011.
 

1) Rappel des faits

Twitter, Youtube, Facebook… Ces réseaux de l’Internet interactif 
(ou Internet 2.0), qui font partie du quotidien d’une grande partie de la jeunesse des pays occidentaux, ne sont pas pour rien dans les mouvements révolutionnaires qui secouent le « monde arabe » et ont déjà fait chuter les régimes despotiques de Tunisie et d’Égypte. Mais ce ne sont bien sûr que des outils…

« Révolutions 2.0 », « e-révolution », « cyberrévolution »… Ces expressions se sont frayées, ces dernières semaines, une place de choix dans les commentaires relatifs aux soulèvements populaires dans les pays arabes. Et pour cause, les blogs et les réseaux sociaux comme Facebook ont été largement investis par une jeunesse éprise de liberté.

« Révolution 2.0 » est une expression que revendique, notamment, l’Égyptien Wael Ghonim, créateur de la page « We are all Khaled Saïd », d’où était parti l’appel à 
la manifestation du 25 janvier dernier, au Caire, avec en ligne de mire les violences policières (le 6 juin 2010, le jeune Khaled Saïd, vingt-six ans, a été battu à mort par la police). Cela étant, comme l’a rappelé dans l’Humanité du 21 février, 
le syndicaliste et communiste égyptien Hamdy Hussein, « depuis 2007, il y a toujours eu des grèves et des manifestations devant l’Assemblée du peuple, organisées par des syndicats 
indépendants. Et ces forces 
ont été les premières à rejoindre la révolution du 25 janvier ».


En Tunisie non plus, 
les événements n’ont pas été, à proprement parler, « déclenchés » par 
les utilisateurs des réseaux 
du Net. Ceux-ci ont clairement favorisé la mobilisation des classes moyennes de la capitale. Mais c’est du Sud déshérité que le mouvement est parti, après l’immolation d’un jeune marchand ambulant, Mohamed Bouazizi, qui entendait ainsi dénoncer 
sa condition. Les voies de 
la révolution peuvent passer par la Toile, ses causes n’en sont pas moins, directement 
ou indirectement, sociales.

Laurent Etre

2) Cyberrévolutions Une politisation accrue des contenus Facebook

Par Thomas Dubois, chercheur à l’Institut national des études démographiques, enseignant à l’Institut Télécom.

Entretien

Quel a été le rôle des blogueurs et des usagers des réseaux sociaux dans le déclenchement des mobilisations populaires des pays arabes  ?

Thomas Dubois. Ce ne sont pas eux qui ont déclenché les mouvements. En Tunisie, les premières manifestations étaient une réaction à l’immolation de Mohamed Bouazizi, un jeune de vingt-six ans, qui voulait ainsi protester contre sa condition de marchand ambulant, après s’être fait confisquer sa marchandise par la police. Ce n’est que dans un second temps que l’Internet 2.0 a joué. Les manifestations ont été relayées sur la Toile, des vidéos et des commentaires ont été postés sur le réseau Facebook. C’est principalement depuis Tunis que ces informations ont été propagées, alors que le drame a eu lieu à Sidi Bouzid, dans le centre déshérité du pays. Dès lors, le mouvement s’est développé dans la capitale. Cela montre la grande rapidité de circulation de l’information acquise avec les nouveaux outils de communication. On observe une très grande fluidité dans le processus d’information et de réaction de l’opinion. Mais celle-ci était déjà structurée en amont.=

Peut-on dire que les réseaux d’Internet facilitent la cristallisation du sentiment d’injustice  ?

Thomas Dubois. Je pense que l’Internet et les réseaux du type Facebook sont un moyen et non une fin en soi. Clairement, quelque chose se passe autour de Facebook. En Égypte, et dans le monde en général, les informations en provenance de Tunis ont été largement relayées. Du coup, une vague de solidarité a pu s’exprimer, le mouvement a essaimé. Donc, au niveau de l’effet domino dans le monde arabe, oui, les nouvelles technologies de l’information et de la communication jouent à plein. En Égypte, c’est l’activiste de la page Facebook « We are all Khaled Saïd », du nom de ce jeune homme battu à mort par la police à l’été 2010, qui a joué un rôle central. Dès l’annonce de la démission de Ben Ali, c’est sur cette page qu’a été posté un appel à manifestation place Tahrir, au Caire. On connaît la suite.

Mais quel est le profil sociologique de ces activistes  ? Les classes populaires du monde arabe sont-elles connectées  ?

Thomas Dubois. 
Il suffit de 
regarder le taux de pénétration de l’Internet dans cette région du monde pour comprendre que, bien sûr, accéder à cet outil suppose de faire partie d’une certaine catégorie de la population, de type classe moyenne, éduquée et plutôt jeune. En même temps, il faut voir que les cybercafés sont beaucoup plus développés dans le monde arabe qu’en Europe. Ce sont des lieux de rencontre sociale.

Une alliance avec les classes populaires est-elle possible  ? 
En voit-on déjà les prémices  ?

Thomas Dubois. En fait, l’alliance fonctionne déjà. Les activistes dont nous parlons ont des revendications assez précises et concises. Par exemple, dans le cas de « We are all Khaled Saïd », c’était ciblé contre les violences policières. Puis cela a donné d’autres revendications, tout aussi concises, du type  : chute du régime  !, démission du gouvernement  !, etc. C’est efficace, parce que c’est très largement partagé dans la population, très facilement appropriable.

Mais ce niveau d’exigence politique sera-t-il suffisant pour transformer les structures sociales  ?

Thomas Dubois. Ces mots d’ordre concis représentent un contenu politique important, qui a trait à l’exigence d’une meilleure gouvernance, d’une plus grande transparence et d’équité. Ce niveau des revendications correspond aussi à la réalité de pays en butte depuis des décennies à des régimes autocratiques, qui ont décimé toute opposition politique structurée. Il faut aussi se replacer dans le contexte de l’évolution démographique. Ce qui se passe, en fait, derrière ces mouvements, c’est l’émergence de la jeunesse dans le monde arabe. On assiste à une rupture dans les formes traditionnelles du passage à l’âge adulte. Dans le modèle de la famille arabo-musulmane, vous passez ce cap en vous mariant. Or, aujourd’hui, de plus en plus de jeunes, même diplômés, sont au chômage, ne parviennent pas à s’installer en ménage, à fonder une famille. Ils sont clairement freinés.

La focalisation de certains médias et commentateurs sur le rôle 
de Facebook dans les mobilisations populaires du monde arabe 
n’a-t-elle pas aussi un rôle 
idéologique inavoué  : éclipser 
le contenu social des revendications  ? Pourquoi parle-t-on autant du rôle des nouvelles technologies de l’information 
et de la communication, et si peu 
de l’action des syndicats, notamment concernant l’Égypte  ?

Thomas Dubois. Parler d’une révolution Facebook, ou d’une révolution 2.0, c’est une façon d’infantiliser la jeunesse. Il y a clairement une tentative de décrédibilisation. En même temps, les supports utilisés sont en phase avec la société actuelle. Il y a plus de réactivité, de fluidité. On observe une politisation accrue des contenus Facebook, jusqu’alors plutôt futiles. Et on pourrait très bien voir le même phénomène se développer en France à l’approche de la présidentielle.

Entretien réalisé par 
Laurent Etre

3) Cyberrévolutions « L’élément déterminant, c’est l’existence d’un profond sentiment d’injustice sociale »

Par Farhad Khosrokhavar, sociologue, directeur d’études à l’EHESS.

Entretien

Les mobilisations populaires dans 
les pays arabes ont-elles été déclenchées par les blogueurs et les usagers des réseaux sociaux, comme on peut le lire 
ou l’entendre dans certains médias  ?

Farhad Khosrokhavar. Le mot « déclencher » est très ambigu. Il y a énormément de pays dans le monde où des blogueurs protestent et où rien ne se passe. Donc, dire que la cause serait dans les nouvelles technologies de la communication, c’est aller un peu vite en besogne. Pour que de tels mouvements se déclenchent, il faut d’abord qu’il y ait des problèmes sociaux et que les acteurs sociaux aient le sentiment que le régime ne répond pas de manière satisfaisante à leurs revendications. En Tunisie, par exemple, tout a commencé avec l’histoire de ce jeune homme, diplômé de l’université, qui ne trouvait pas de travail et s’adonnait à de la vente ambulante pour vivre. Arrêté par la police, sa marchandise confisquée, il s’est immolé par le feu, en guise de protestation. C’est cet événement à forte charge symbolique qui est à l’origine des événements en Tunisie. Que l’influence des blogueurs, surtout de Facebook, pour ce qui est de l’Égypte ou 
de la Libye, soit essentielle, personne ne le 
nie. Mais ce ne sont pas les instruments de communication qui créent l’événement. À une époque, on disait que la presse était à l’origine des mouvements sociaux de contestation. Or, la presse peut amplifier, donner l’occasion de certains liens entre différents pans de la société civile. Mais ni la presse ni les nouveaux moyens de communication ne créent les événements sociaux. En Tunisie, il y avait des facteurs structurels  : une grande disparité entre des régions côtières à l’économie plutôt florissante et les régions de l’intérieur  ; l’apparition d’une nouvelle classe moyenne qui, mentalement, se reconnaît bien comme appartenant aux classes moyennes, mais qui, socialement, est plus proche de la classe ouvrière, subissant de plein fouet chômage et précarité. Donc, l’élément déterminant, c’est l’existence d’un profond sentiment d’injustice sociale.

La focalisation de certains commentateurs occidentaux sur le rôle de ces nouveaux médias 
n’a-t-elle pas aussi pour effet, plus ou moins 
voulu, d’éclipser la dimension sociale (revendication d’égalité, de justice sociale, droit à un travail…) de ces révolutions  ?

Farhad Khosrokhavar. Je ne pense pas que ce soit volontaire. Je dirais plutôt qu’il y a une sorte de frivolité des médias. Ils sont toujours séduits par ce qui est nouveau. Or, je le répète, les gens ne se mobilisent pas simplement parce qu’on leur envoie des messages sur Internet. L’élément déterminant, c’est la présence de revendications fortes dans la population, du fait des problèmes sociaux endurés. Ce qui est vrai, c’est que ces nouveaux moyens de communication facilitent les relations entre les gens d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un quartier à l’autre… Des mouvements spontanés se font jour, dans des endroits où le pouvoir ne s’y attend pas. Par exemple, en Iran, le « mouvement vert » a été très aidé par Internet  : par cet outil, les gens pouvaient se mobiliser à l’abri de l’espionnage du pouvoir. Ou du moins, ils pouvaient prendre de court le pouvoir. Quand celui-ci a compris ce qui se passait, qu’a-t-il fait  ? Il a ralenti le débit de l’Internet, coupé les communications, le réseau de téléphonie mobile, etc. En Libye, le régime a recours aux mêmes méthodes. Mais malgré cela, on voit bien que les mouvements continuent d’exister. C’est donc bien qu’ils ont un soubassement social. Ce n’est pas une question de moyens de communication.

La spontanéité dont vous parliez a-t-elle des contreparties au niveau des perspectives politiques  ? N’est-elle pas aussi une faiblesse  ?

Farhad Khosrokhavar. Ce qui fait la force de ces mouvements fait aussi leur faiblesse. Leur force, c’est de ne pas avoir de structures, de hiérarchie, de cadre idéologique arrêté… Il s’agit bien là d’atouts. Car si les mouvements étaient, au contraire, structurés, ils ne pourraient tenir face à des pouvoirs souvent dictatoriaux, despotiques, comme en Libye, en Égypte ou d’autres sociétés de la région. Ils auraient été réprimés avant même de se développer. Or, aujourd’hui, on voit bien que lorsque le mouvement se lance, le pouvoir se trouve démuni, car il ne sait pas qui réprimer. Mais c’est évident que, par la suite, quand se pose la question du passage au politique, ces mêmes atouts deviennent des manques. Ce qui se passe actuellement en 
Tunisie ou en Égypte l’illustre bien. Reste que la forme de ces mouvements est déterminée par le contexte  : des pouvoirs despotiques. Et il faut rappeler ici qu’une grande partie de ceux-ci ont bénéficié de la complaisance, si ce n’est plus, des gouvernements occidentaux. Le régime de Moubarak, en Égypte, arrangeait beaucoup les États-Unis et l’Europe. Parce que cela leur permettait de s’entendre sur les grands enjeux stratégiques, notamment par rapport à Israël, dans le dos du peuple égyptien. De même pour la Libye de Kadhafi, avec son pétrole et les grands marchés que cela offrait à l’Occident. On pourrait poursuivre la liste des exemples de cette complicité de fait.

Entretien réalisé par 
Laurent Etre

4) Cyberrévolutions Une forme d’action politique, où le concret l’emporte sur l’idéologique

Par Jacques Fath, responsable des relations internationales du PCF

Lorsqu’en avril 2008, une grève est annoncée à Mahala, à 120 kilomètres du Caire, dans la plus grande usine textile égyptienne, quelques jeunes membres du réseau social Facebook décidèrent de faire quelque chose pour soutenir les travailleurs. Ils constituèrent un groupe ouvert sur Facebook, qui passa rapidement de quelques dizaines à 76 000 membres. Le « Groupe du 6 avril » était né, rassemblant des membres de sensibilités politiques très différents ou, comme on dit, non politisés.

Le New York Times du 25 janvier raconte que le jour de la grève, ce 6 avril 2008, le groupe fixa un rendez-vous devant le Kentucky Fried Chicken, place Tahrir. Mais la place était totalement quadrillée par la police et par des véhicules blindés. Il y eut de nombreuses arrestations et au moins trois morts. La principale « animatrice » du Groupe du 6 avril, Esraa, fut arrêtée et emprisonnée. Une campagne de libération se développa immédiatement sur le Net. Sa libération fut un véritable événement médiatique, émotionnel et populaire.

On doit rapprocher cet épisode remarquable du militantisme numérique du choix politique des autorités égyptiennes au début des années 2000, qui consista à développer de façon volontariste les technologies de l’information et de la communication  : définition de cadres juridiques favorables aux multinationales  ; fonds de développement pour les entreprises, parcs d’affaires… avec des campagnes publicitaires du type « un PC pour chaque foyer » ou « Internet gratuit »… Le nombre d’utilisateurs de téléphones mobiles et d’internautes a littéralement explosé en donnant à des millions de personnes les moyens de partager de l’information, de s’associer et de se mobiliser.

Une telle réalité, évidemment, ne pouvait pas supprimer, par la seule capacité à créer des liens de communication, la marginalisation sociale des plus démunis dans un pays où environ 40% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté tel qu’il est défini par les Nations unies. L’accès aux technologies de l’information et de la communication est donc vraiment loin d’être universel. En dépit de cette contradiction et de cette « fracture numérique », tout le contexte égyptien fut changé par l’arrivée de ces technologies nouvelles, par l’introduction d’Internet et des réseaux sociaux, qui ont permis l’ouverture d’un champ du politique contre un régime de dictature déconnecté du peuple.

Le régime de Moubarak n’avait probablement pas prévu un tel développement  : près de 20 millions d’Égyptiens ont maintenant accès à Internet, 800 000 personnes sont enregistrées sur Facebook. L’Égypte subventionne le pain pour des millions de déshérités marginalisés mais elle est aussi entrée dans l’ère numérique. En cherchant à améliorer le climat des affaires, le système Moubarak a contribué à ouvrir un immense espace de liberté de communication et d’expression qu’il a d’ailleurs cherché à museler durant cinq jours de mobilisations sociales, fin janvier de cette année, pour contrer son efficacité. Sans toutefois y parvenir complètement, étant donné la capacité et la rapidité d’innovation technologique dont le mouvement a su faire preuve. Par exemple, en utilisant Twitter depuis un téléphone traditionnel. Tandis que les médias officiels, en Égypte, en Tunisie ou ailleurs encore, ne présentent que la figure tutélaire et les performances du raïs, le président, Internet et les réseaux sociaux véhiculent les colères, les demandes sociales, les attentes démocratiques des citoyens  : protestation contre l’agression israélienne à Gaza, soutien aux luttes sociales, dénonciation du harcèlement sexiste contre les femmes, critiques du pouvoir, appels et organisation de l’action militante…

La diversité des sensibilités politiques des internautes, leur non-appartenance (le plus souvent) à des organisations d’opposition traditionnelles, parfois elles aussi dépassées par les mutations sociales en cours… tout cela fit naître une sorte d’action politique « non conventionnelle », où le concret et la recherche d’unité l’emportent sur l’idéologique. L’outil Internet et les nouvelles technologies associées, utilisés comme moyens d’expression libres et citoyens, à la fois individuels et collectifs, révèlent avec force l’association logique et intime des attentes sociales et de l’exigence démocratique. Le besoin de liberté, la volonté d’exprimer des droits et l’espoir d’un avenir différent et d’un vrai changement social contre le système en place, exprimé avec force et humour dans le radical « dégage », jouent comme un propulseur politique… Une volonté de révolution.

Jacques Fath


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