Mondialisation Démondialisation 15 La démondialisation heureuse ? Éléments de débat et de réponse à Frédéric Lordon et à quelques autres collègues (par JM Harribey)

jeudi 11 août 2011.
 

Le débat sur la démondialisation couvait depuis quelque temps. La marche, peut-être inexorable, vers une crise sans précédent en Europe, notamment à cause des défauts probables des dettes publiques, soulève des interrogations sur les parades à apporter pour éviter que le chaos s’ajoute au chaos. Ainsi, beaucoup de questions concernant la démondialisation rejoignent-elles celles soulevées à propos d’une éventuelle sortie de l’euro. Ce blog et plusieurs autres lieux s’en étaient fait l’écho.

Au mois de mai 2011, deux journalistes de Médiapart avaient publié des articles de presse présentant les principaux thèmes abordés par les partisans de la démondialisation et la récupération dont ils sont l’objet par le Front national.[1] Suite à ces publications, quelques membres du Conseil scientifique d’Attac – dont je faisais partie – proposaient un article bref, pour rester dans le format des tribunes de presse, à Médiapart. Simultanément, je publiais en mon nom seul un article sur ce blog. La discussion était lancée. Aussitôt, Jacques Sapir[2] d’un côté et Frédéric Lordon[3] de l’autre répondaient longuement, leurs écrits étant très vite répercutés par leurs admirateurs. Avant d’aborder la discussion de fond, je souhaite faire quelques remarques préliminaires.

Remarques préliminaires

- Sur la forme de la discussion : je préfère de loin le persiflage élégant d’un Lordon aux insultes grossières d’un Sapir et je ne mets pas les deux formes sur le même plan. Cependant, ou bien notre article collectif ne vaut rien et alors l’énergie qu’ils ont déployée est inutilement gaspillée, ou bien il mérite discussion et alors il faut que nos contradicteurs et ceux qui les approuvent débarrassent leurs commentaires, quand c’est le cas, des propos indignes quand ils visent non les idées mais les personnes. Ils y gagneront en courtoisie, en concision et peut-être en pertinence. Et, s’il faut faire amende honorable sur quelque point, je dirais, en ce qui me concerne, que le titre imposé par Médiapart, reprenant une phrase du texte qui n’aurait pas dû figurer, ne peut constituer une problématique. C’est la raison pour laquelle j’en ai proposé une autre sur mon blog.

- Sur le rapport entre le texte que j’ai signé seul sur ce blog et celui, collectif, publié dans Médiapart : le lecteur reconnaîtra facilement une proximité entre les deux textes. J’avais écrit la première version du texte collectif, mais, pour des raisons d’élaboration collective, il a vu son ton, sa forme et la structure de son argumentation être profondément modifiés. Je ne renie pas ma signature, mais je vais discuter ici sur la base de ma propre argumentation.

- Sur la construction progressive d’une position politique : pour tous ceux qui s’intéressent à ces questions politico-socio-économiques complexes, il est évident que l’adoption d’une position ne peut être que progressive, tâtonnante, parfois avec des avancées, parfois avec des reculs, souvent avec des infléchissements. Ainsi, ma propre position est toujours en construction. Sans remonter trop loin, j’ai participé à l’élaboration collective des livres d’Attac L’Europe à quitte ou double et Le piège de la dette publique,[4] et j’ai proposé en mon nom propre quelques éléments au cours des mois précédents en essayant de les rendre cohérents. Le lecteur intéressé en trouvera facilement la trace[5] pour que je ne sois pas tenu de les répéter intégralement dans ce texte, et je le prie de me pardonner de m’en tenir aux points les plus saillants du débat actuel. Je me limiterai à en aborder ici trois : le problème politique sous-jacent au débat, les définitions des mondialisation/démondialisation, la stratégie de sortie de crise. Comme le texte de Frédéric Lordon est rédigé dans des termes qui ne sortent pas du cadre de la courtoisie la plus élémentaire, j’examinerai en priorité ses arguments, ayant déjà répondu à ceux de Jacques Sapir sur le fond.

Un problème avant tout politique

En fait, je pense que le problème politique est double, mais ses deux aspects ont quelque chose à voir l’un avec l’autre. Le premier aspect est le plus immédiat : c’est celui posé par la récupération par le Front national de thèmes qui sont totalement étrangers à son idéologie mais qui lui permettent de la déguiser en profitant de la désespérance sociale engendrée par la crise et par les recettes néolibérales pour faire payer celle-ci aux peuples. Frédéric Lordon propose « un préalable de bonne méthode, décider d’ignorer les gesticulations récupératrices du FN, de cesser d’en faire l’arbitre intempestif et pollueur de nos débats, et de continuer de discuter des sujets qui nous intéressent. » Je dis à Frédéric Lordon, au nom de l’estime et de l’amitié dont il nous honore et que je lui rends, mon désaccord total. Parce que la violence de la crise crée une situation dans laquelle le pire peut survenir sur le plan politique. Ce n’est pas anecdotique de constater que, partout en Europe, la poussée des mouvements d’extrême droite constitue un danger face auquel on ne peut rester de marbre et se contenter de se retrouver entre soi pour parler de ce qui « nous intéresse ». Éviter le pire est ainsi du plus haut intérêt. Sauf à penser que, retiré dans sa tour d’ivoire, l’intellectuel de gauche critique est exempté de la nécessité de participer à la bataille sociale et politique et aux mouvements sociaux qui la rythment. Le renoncement à la bataille politique contre les idées d’extrême droite nous préparerait à quelque « Munich » du XXIe siècle, les temps de crise majeure en créent malheureusement souvent les conditions.

Le second aspect politique ne se situe pas dans la même temporalité, mais il en est d’autant plus important. C’est la question, dite par Frédéric Lordon à juste titre « décisive de la souveraineté ». Je dis d’emblée que je suis d’accord avec la formulation suivante qu’il propose : « le problème « souveraineté-peuple » […] pose alors la question des facteurs historiques qui peuvent déterminer une telle déclaration de souveraineté collective et sa circonscription originale. La réponse est : des choses en commun. Plus exactement des manières communes. Manières politiques bien sûr, de penser et de juger, d’envisager la vie matérielle collective notamment. Ce sont des manières communes qui rendent possible la déclaration d’un commun politique – d’une souveraineté. » Mais, une fois cette déclaration de principe prononcée, ce qui n’est pas le plus difficile on en conviendra, reste le hic : la définition du « périmètre » – pour reprendre le mot de Frédéric Lordon – de mise en action du principe. Et c’est là que les difficultés commencent. Que dit Frédéric Lordon ? « Quoi qu’on en pense, la solution de la reconstitution nationale de souveraineté impose son évidence parce qu’elle a sur toutes les autres l’immense mérite pratique d’être là, immédiatement disponible – moyennant évidemment les transformations structurelles qui la rendent économiquement viable : protectionnisme sélectif, contrôle des capitaux, arraisonnement politique des banques, autant de choses parfaitement réalisables pourvu qu’on le veuille. » Qu’est ce qui est critiquable dans cette citation ? Pas le moins du monde les trois niveaux de transformations structurelles proposées. Ce qui fait problème, c’est « l’évidence », l’« immédiatement disponible », le « déjà là », c’est-à-dire supposer le problème résolu puisque l’auteur a affirmé auparavant que la mondialisation avait construit un « univers libre de toute force politique souveraine » dans lequel régnait le « surtout pas d’État ». Le « moyennant évidemment » les transformations structurelles apparaît au mieux comme une litote.

Et il y aurait quelque inconséquence à se « désintéresser » de cette question d’ordre politique tout en affirmant avec raison que le processus de mondialisation a eu pour conséquence majeure d’enlever aux citoyens toute capacité de peser sur les décisions d’organisation de la société, en un mot de vider la démocratie de sa substance, pour confier les clés de la maison commune aux marchés financiers.

Aussi, l’extrême difficulté que les peuples ont à surmonter aujourd’hui est précisément de reconstruire totalement leur souveraineté et non pas simplement de raviver une souveraineté mise en sommeil. En effet, tout ou presque est par terre, en termes de souveraineté démocratique. Et nous en savons quelque chose en France, où une victoire référendaire sans conteste en 2005 fut confisquée quelques mois plus tard sans coup férir. La reconstruction-construction de la souveraineté est à accomplir tant au niveau national que, pour ce qui concerne les Européens, au niveau régional, car l’affrontement avec les forces du capital ne se joue plus uniquement au niveau national, ni même peut-être essentiellement. Et ce n’est pas haïr la nation que d’avoir une approche du « peuple » non essentialiste mais comme le fruit d’une construction sociale historique (ce en quoi il me semble que Frédéric Lordon sera d’accord). Ce n’est pas non plus nier la nation que de mettre en doute l’identité plusieurs fois répétée par Frédéric Lordon entre nation et peuple puisqu’il existe des nations formées de plusieurs peuples.[6]

Je ne soupçonne pas une seconde Frédéric Lordon de refuser l’idée du possible élargissement de l’espace de construction du « commun », il affirme d’ailleurs à plusieurs reprises cette hypothèse. Seulement, il ne lui voit aucun avenir proche. Si ce pessimisme a quelque fondement, alors cela signifie qu’il faut regarder de plus près dans quel état le capitalisme nous laisse le monde « mondialisé » et la stratégie pour en sortir.

Qu’est-ce que la mondialisation ?

L’un des premiers reproches que nous adresse Frédéric Lordon est de ne pas avoir pris la peine, dit-il, de définir rigoureusement la mondialisation. Là, Frédéric Lordon a sans doute été emporté par son élan, car il n’ignore pas que, dans le passé, nous avons écrit et proposé un certain nombre de choses sur les transformations du capitalisme que celui-ci a connues depuis quarante ans.[7] Donc, qu’il nous pardonne de ne pas tout redire à chaque fois, et surtout dans une petite tribune de presse. Néanmoins, il pourra vérifier, dans l’article « Démondialisation ou altermondialisme ? », que j’ai écrit, lapidairement j’en conviens, mais nettement : « La mondialisation fut celle du capital et il est à craindre que la démondialisation ne profiterait pas au travail. »[8] Je disais ainsi de manière ramassée ma vision de la nature de la mondialisation.

Deux définitions de la mondialisation méthodologiquement erronées

Mais, dans le reproche de Frédéric Lordon, le plus important à discuter est ici : il pense qu’il y a « deux définitions possibles de la mondialisation ». La première est « par les externalités », c’est-à-dire « la mondialisation désigne un état du monde où les externalités ont atteint de telles portées et de telles intensités qu’elles rendent nécessaires des formes de gestion supranationales ». Et il donne deux exemples, le dérèglement climatique et le nucléaire. Mais Frédéric Lordon commet à mon sens une erreur méthodologique : il définit la mondialisation par ses conséquences. Cette définition de la mondialisation n’en est donc pas une, et elle n’est pas de nature à rendre compte du phénomène dans son origine, sa logique, sa dynamique et les rapports sociaux qui la sous-tendent.

La seconde définition de la mondialisation proposée par Frédéric Lordon est « par la libéralisation des marchés », c’est-à-dire « la mondialisation est à entendre comme le processus de déréglementation du plus grand nombre de marchés possibles sur la base internationale de plus grande extension possible ». Cette définition est aussi fragile méthodologiquement que la précédente. Non pas qu’il n’y ait pas eu de libéralisation des marchés, évidemment, mais parce que les causes en sont oubliées : pourquoi les marchés ont-ils été libéralisés ? pourquoi la libre circulation des capitaux a-t-elle été instaurée au tournant des années 1970-1980 ? La définition de Frédéric Lordon ne le laisse pas voir ni soupçonner.

Puisque nous sommes attendus au coin du bois de la théorie, et que certains vont jusqu’à nous (m’) accuser d’amateurisme ou d’imposture en ce domaine[9], allons-y. Est-on fondé à considérer le réchauffement climatique, l’épuisement et la dégradation de la planète, en bref la dimension écologique de la crise mondiale, comme relevant de la problématique des externalités des marchés, ces derniers fussent-ils libéralisés à outrance ? Ma réponse est non, car la cause profonde de la crise écologique n’est pas l’absence de prix de marché pour l’environnement, comme le stipule la vision orthodoxe libérale. Elle réside dans la dynamique intrinsèque de l’accumulation dont l’extension à une échelle toujours plus grande se heurte aux limites de la planète.

La mondialisation du capital

Je reviens donc sur la formule lapidaire que j’ai rappelée ci-dessus : la définition « rigoureuse » qu’appelle de ses vœux Frédéric Lordon doit relier la mondialisation à la dynamique de l’accumulation du capital indissociable de la violence de classe de ceux qui possèdent ce capital. Cette dynamique a connu depuis le début du capitalisme plusieurs phases, notamment une première vague de mondialisation à la fin du XIXe siècle, une autre, que nous connaissons, à la fin du XXe. Celle-ci est le résultat des grandes manœuvres de la bourgeoisie financière et de ses bras armés politiques pour restaurer une rentabilité du capital en chute libre à la fin des années 1960-début des années 1970 dans les pays capitalistes développés. Cette restauration de la rentabilité prit les voies de la circulation sans entraves des capitaux, de la rupture de l’évolution parallèle de la productivité et des salaires et de la marchandisation accélérée de pans entiers des sociétés. Autrement dit, ce qui a été caractérisé depuis quarante ans bientôt d’un euphémisme cache-sexe « mondialisation » est un processus d’intégration des systèmes productifs et d’échange du monde entier sous l’égide des grands groupes financiers. Ladite mondialisation n’est donc pas seulement l’abaissement des barrières douanières et la libéralisation des marchés, comme le laissent entendre nombre de commentateurs. Jacques Sapir débute son dernier livre La démondialisation en disant que « la mondialisation que nous avons connue depuis près de quarante ans a résulté de la combinaison de la globalisation financière, qui s’est mise en place avec le détricotage du système hérité des accords de Bretton Woods en 1973, et de la globalisation marchande, qui s’est incarnée dans le libre-échange »[10]. Il ajoute : « La mondialisation a commencé par la globalisation marchande. C’est bien l’ouverture importante du commerce international depuis les années 1970 et 1980 qui a marqué les esprits. […] Mais ce large développement du commerce international, qu’il soit réel ou supposé, s’est aussi accompagné de l’accélération brutale de la transformation de l’ensemble de notre cadre de vie en marchandise. Telle est la logique immanente du système capitaliste. Elle fut décrite par Karl Marx et Friedrich Engels dans leur Manifeste du parti communiste dès 1848. Cette double transformation, à la fois quantitative et qualitative de la circulation des marchandises, est bien la première chose qui frappe l’imagination. »[11] Je serais prêt à accepter cette définition si, immédiatement après avoir relié la mondialisation au processus de marchandisation de la vie, Jacques Sapir ne la réduisait à la circulation des marchandises, alors qu’il s’agit indissociablement du processus de production et de réalisation de la valeur.[12]

Evidemment, tout cela est archi-connu de Frédéric Lordon, et le fait qu’il propose deux définitions de la mondialisation qui n’en rendent aucun compte doit être mis en rapport avec la stratégie de sortie de crise qu’il suggère.

Mais, avant d’aborder ce point, notons une petite curiosité qui n’a l’air de rien. Il évoque une idée à laquelle j’ai toujours souscrit : il n’y a aucune différence entre les termes de mondialisation et de globalisation, ni entre mondialisation (sous-entendu, pour moi, la contemporaine) et mondialisation néolibérale, l’apparent pléonasme dénoncé par Frédéric Lordon ayant à mes yeux pour but de la distinguer des précédentes phases de mondialisation du capital. Mais voici la curiosité : Frédéric Lordon se demande si, dans le texte de Médiapart, nous n’accepterions pas la « mondialisation-externalités » et refuserions seulement la « mondialisation-libéralisation ». Or, cette alternative est fausse et je ne connais personne parmi nous ayant choisi l’un ou l’autre de ses termes, puisque la plupart des externalités pointées par Frédéric Lordon ont été aggravées par la libéralisation. De plus, à supposer que nous aurions opté pour le premier terme, Frédéric Lordon aurait dû écrire que nous souhaitions la « mondialisation-anti-externalités » et non pas la « mondialisation-externalités » qui frise le lapsus n’ayant aucun sens mis sous notre plume.

La stratégie de sortie de crise

Pourquoi est-il crucial d’analyser le processus de mondialisation dans toute sa complexité et de ne pas le réduire au libre-échange des marchandises et à la globalisation financière, bien que ces deux éléments en soient bien sûr parties prenantes ? Parce que les divergences sur la nature du phénomène ont des conséquences sur les stratégies à y opposer.

Quand nous disons et quand je dis que l’ennemi n’est pas la Chine ou le travailleur chinois, il ne s’agit pas de laisser entendre que les partisans de la démondialisation dont on discute ici les thèses auraient versé dans la xénophobie. Il s’agit de savoir si la dynamique de désagrégation des tissus sociaux trouve sa cause profonde dans l’ouverture des marchés de marchandises rendue possible par la quasi-disparition des barrières douanières (thèse de Frédéric Lordon et de Jacques Sapir) ou bien dans le processus global (et là, pour le coup, l’adjectif est justifié) d’intégration des systèmes productifs et d’échange défini plus haut. Dans un cas, la responsabilité de cette désagrégation est peu ou prou mise sur le dos de l’apparition sur la scène mondiale des pays dits émergents dont il faudrait se protéger ; dans l’autre, cette responsabilité incombe aux classes sociales dominantes qui ont mené la fameuse mondialisation. Encore une fois, je ne doute pas que, en tant qu’intellectuels avertis, les partisans de la première thèse aient bien en tête que la mondialisation est le fait de la bourgeoisie financière, mais ce qui est en cause, c’est la démarche qu’ils proposent pour desserrer la tenaille dans laquelle cette classe tient les populations et, en particulier, les travailleurs mis en concurrence les uns contre les autres, dès lors qu’après avoir détruit les procédures institutionnelles permettant aux salariés d’arracher l’équivalent en pourcentage de leurs gains de productivité, l’ouverture des frontières a renforcé la pression qui s’exerce sur eux.

Pour que les choses soient claires, la critique de la proposition de démondialisation ne vise pas à nier la nécessité de réduire fortement, sinon de supprimer, le dumping social et fiscal facilité par les dérégulations menées notamment dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce et de l’Union européenne. La divergence stratégique essentielle porte sur la manière d’ouvrir une brèche dans la muraille néolibérale. Pour lever toute ambiguïté, je rappelle ce que j’ai écrit au cours des derniers mois :

- La question de la survie de l’euro est posée. Si la crise s’approfondit, et elle ne peut que le faire si les structures de la finance ne sont pas réorganisées fondamentalement, l’éclatement de la zone euro est hautement probable. […] Faut-il transformer la monnaie unique en monnaie commune cohabitant avec des monnaies nationales restaurées ? Ce serait une position de repli in extremis en cas d’échec des stratégies de coopération renforcée. Il y aurait un avantage immédiat, celui de faire retrouver à chaque pays des marges de manœuvre par le biais du taux de change. Mais la manœuvre comporterait deux risques élevés. Le premier est de remplacer la « concurrence libre et non faussée », façon Commission européenne, par une concurrence obligée et faussée par les écarts de productivité. Le second risque est de déclencher une spéculation encore plus forte contre les pays les plus fragiles, à l’image des ravages provoqués par les spéculations de 1992 et 1993, dans le cadre du système monétaire européen au sein duquel l’écu fonctionnait pour les marchés financiers comme une sorte de monnaie commune.[13]

- La sortie de l’euro, vue comme un préalable, risque donc de transformer un problème de classes en un problème de pays : dès lors, on aura une concurrence accrue entre pays, via les dévaluations compétitives en chaîne des monnaies sorties de la zone euro, en substitution au rapport de forces entre classes sociales. Les sorties individuelles successives de la zone risquent donc de déboucher sur un engrenage dont l’issue ne peut pas être une meilleure coopération mais au contraire la guerre économique et la guerre monétaire. Pire, il faut craindre qu’un gouvernement qui déciderait de sortir de l’euro tout en gardant une orientation néolibérale ne pourrait qu’approfondir la politique de rigueur anti-salariale et de remise en cause des droits sociaux, dans la mesure où il est vraisemblable que les taux d’intérêt exigés de cet État monteraient encore, et, dans un cercle vicieux infernal, le conduiraient à imposer une baisse supplémentaire des salaires qui aggraverait la récession, les déficits publics, la dette aggravée par la dévaluation puisqu’elle est libellée en euros, le service de la dette, etc. […] Retrouver des marges de manœuvre par des options compétitives ou coopératives, telle est l’alternative.[14]

- S’il y a une perte de compétitivité-prix des entreprises françaises, comment expliquer qu’une dévaluation de 25 % associée à des droits de douane de « 15 % à 30 % sur les produits chinois et asiatiques » suffirait à rendre compétitifs les produits français par rapport aux chinois si les écarts de coûts de production sont bien plus importants ?[15] C’est pourtant ce que continue à croire Jacques Sapir qui écrit : « Ces taxes, en faisant monter le coût des importations, rétabliraient la compétitivité des producteurs internes. »[16]

En définitive, toutes les questions que nous avions posées restent sans réponse et Frédéric Lordon, malgré la longueur de son texte, reste muet sur elles :

- Comment des droits de douanes et des dévaluations peuvent-ils suffire pour réindustrialiser un pays alors que des pans entiers de l’industrie ont totalement disparu depuis des décennies ?

- Comment penser une réindustrialisation sans reconsidérer le mode de développement dans un sens non productiviste ?

- Comment imaginer que, suite à une décision d’un pays de dévaluer sa monnaie nationale retrouvée, les autres pays resteraient sans réaction ?

- Comment faire en sorte qu’un problème avant tout de classes ne soit pas détourné vers un problème de concurrence entre pays ?

- Comment concilier une véritable régulation indispensable des problèmes mondiaux comme le climat ou l’épuisement des ressources (problèmes reconnus comme tels par nos contradicteurs) et puis une stratégie résolument nationale ?

- Le bilatéralisme ne comporte-t-il pas autant de dangers qu’un certain multilatéralisme ?

Autant de questions sans réponse, peut-être parce que justement il ne peut en être apporté. Et, ensuite, autant de propositions ignorées :

- Ouvrir la brèche par l’annulation, au moins partielle, des dettes publiques les plus menaçantes pour les populations, de façon à ponctionner immédiatement les rentiers.

- Accompagner la décision précédente de la mise à bas radicale des structures de la finance (indépendance de la banque centrale, marchés de produits dérivés, séparation des banques de dépôts et d’affaires, taxation des transactions…), le tout dans un cadre bancaire et financier socialisé, et cela en parfait accord avec ce que prône depuis longtemps Frédéric Lordon par ailleurs.

Où est alors la différence de stratégie ? De mon point de vue, la sortie de l’euro, la dévaluation, l’érection de barrières douanières, ne peuvent être considérées comme des options envisagées comme des préalables et surtout des préalables décidés unilatéralement.

Aussi, Frédéric Lordon enfonce-t-il une porte ouverte quand il déclare, sans doute croyant trouver là un point de désaccord avec nous, que « la régionalisation peut donc désigner un tiers terme possible pour sortir de l’indigente antinomie du mondial et du national. Mais pas sur n’importe quelle base, et notamment pas celle de l’Europe actuelle des 27 ». L’alternative qu’il dresse, « soit le retour à la nation, soit la fracture de l’euro (et en tout cas la sortie de cette Europe) » mérite attention. Mais les deux termes de cette alternative ne sont pas la seule manière d’envisager les choses. D’abord, on ne voit pas en quoi, logiquement, le « retour à la nation » empêcherait la fracture éventuelle de l’euro. L’éclatement de la zone euro, voire la remise en cause de l’euro lui-même, sont possibles, peut-être même probables, vu la gravité de la crise, indépendamment d’un retour à la nation. Ensuite, une autre alternative peut être dessinée : soit la fracture de l’euro par repli individuel, soit la sortie de cet euro-là par concertation dans un cercle de pays plus restreint qu’à 27. Je redis qu’il ne faudrait pas reculer pour mettre à exécution la menace de faire voler en éclats cet euro-là ainsi que la politique monétaire néolibérale qui l’accompagne, de manière concertée avec d’autres.[17]

Allons encore plus loin, même si cela doit surprendre nos contradicteurs qui auraient lu trop vite. Je me suis prononcé clairement en faveur de protections sélectives à la suite de discussions-concertations-négocations avec les partenaires commerciaux. Rien ne peut être exclu comme résultat de coopérations pour parvenir à des échanges plus équitables. Mais mon point de vue est que cela ne peut être considéré comme un préalable unilatéral. Et là réside l’une des causes principales de ma dispute avec certains économistes. Jacques Sapir ne peut pas, sans affaiblir la cohérence de son argumentation, dire que la sortie de l’euro et la dévaluation sont des conditions nécessaires à mettre en œuvre au début du processus de rupture avec l’Europe libérale, puis que ces décisions n’interviendraient qu’en dernier recours après échec des discussions. Et le « protectionnisme altruiste » derrière lequel il se range[18] ressemblerait, dans une perspective de décision unilatérale, à un oxymore.

Après avoir bien lu dans l’article de Médiapart que nous proposions de « réduire les flux de marchandises et de capitaux, et relocaliser les systèmes productifs (…), stopper la concurrence entre travailleurs et paysans du monde, valoriser la diversité des savoirs et des pratiques sociales, nourrir les populations et assurer la souveraineté alimentaire », Frédéric Lordon s’étonne que nous n’osions pas « dire le mot » démondialisation, puisque, à ses yeux « c’est cela même la démondialisation – économique ! » Je réponds à son interpellation : au-delà de la querelle des mots, s’il s’agit d’exprimer qu’il faut une démondialisation sélective, dans la mesure où nous faisons le choix de contribuer à l’émergence de droits universellement partagés, nous pouvons poursuivre la discussion, même si nous préférons le vocable qui s’est imposé dans les forums sociaux et ailleurs – et donc sans que cela soit de notre fait –, celui d’altermondialisme. Ce qui, jusqu’ici, nous a séparés des partisans du protectionnisme et de la démondialisation, c’est que ces deux concepts sont, jusqu’à preuve du contraire, pensés par eux en tant que systèmes. La sélectivité des protections décidées en concertation est à mon sens la seule manière de sortir tous gagnants du dilemme qu’avait si bien repéré Marx il y a plus d’un siècle et demi : « Le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur »[19].

Toutes proportions gardées, c’est la même idée de sélectivité qui me fait refuser la terminologie employée par les partisans de la décroissance, alors que le monde de demain aura besoin de faire décroître certaines activités et d’en faire croître d’autres.

La démondialisation ne serait pas plus heureuse que ne le fut la mondialisation

Lorsqu’il s’est agi de monter en première ligne pour dénoncer la construction néolibérale de l’Union européenne, les traités et les directives bafouant la démocratie, l’indépendance de la Banque centrale européenne, les plans d’austérité, etc., nous étions, nos contradicteurs et nous, côte à côte. Aujourd’hui, nous divergeons sur la conduite à tenir pour passer de l’étape de la critique radicale à l’étape des propositions. Ce n’est pas dramatique si nous arrivons à expliciter les projets politiques qui sous-tendent nos argumentations techniques. Car il est bien certain que là est le nœud de l’affaire. Le propos de Bill Clinton rapporté par Frédéric Lordon (« it’s the economy, stupid ! » – « C’est l’économie qui compte, imbécile ! ») n’a de sens que si « ce qui compte » se situe au niveau du moyen, car la finalité est politique. Aussi, s’il fallait entendre la démondialisation comme système, le risque serait de voir le mythe d’une démondialisation heureuse succéder à celui de la mondialisation heureuse, et donc rester à l’état de mythe.

[1] L. Lamant, « Démondialisation : le mode d’emploi d’un concept flou mais à succès », 9 mai 2011 ; L. Lamant et M. Turchi, « L’OPA du FN sur la “démondialisation” », 24 mai 2011.

[2] J. Sapir, « Oui la démondialisation est bien notre avenir », juin 2011. Les autres textes de J. Sapir sont référencés dans mes articles rappelés ci-dessous. À leur lecture, le lecteur comprendra que les insultes « menteur », « économiste amateur », « auteurs qui finiront dans les poubelles de l’histoire » (on se souvient que cette dernière formule fut employée par Trotski, peu de temps après qu’il eut massacré en 1921 les ouvriers et marins de Cronstadt et épuré le parti bolchevik), ne méritent aucune réponse autre que l’essai de rigueur la plus grande possible.

[3] F. Lordon, « Qui a peur de la démondialisation ? », 13 juin 2011.

[4] Attac (coord. J. Tosti), L’Europe à quitte ou double, Paris, Syllepse, 2009 ; Le piège de la dette publique, Comment s’en sortir ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2011.

[5] J.M. Harribey, « Les chemins tortueux de l’orthodoxie économique », février 2003 ; « Il faut coincer les serial killers », 3 décembre 2010 ; « C’est par où la sortie ? », 26 janvier 2011 ; « Sortir de quoi ? À propos de la discussion sur la sortie de l’euro proposée par Jacques Sapir », 28 avril 2011 ; « Sortir de l’euro et sortie de route », 2 mai 2011 ; « Démondialisation ou altermondialisme ? », 7 juin 2011.

[6] Sur ce point, je renvoie à la contribution collective dans Attac, L’Europe à quitte ou double, op. cit.

[7] Notamment dans Attac, Sortie de la crise globale, Vers un monde solidaire et écologique, Paris, La Découverte, 2009.

[8] Ce fut d’ailleurs le titre initial que j’avais proposé pour l’article collectif mais qui n’a pas été retenu.

[9] Je précise que ces accusations ne viennent pas de Frédéric Lordon.

[10] J. Sapir, La démondialisation, Paris, Seuil, 2011, p. 10.

[11] Ibid., p. 15.

[12] Dans un article « Marx et Spinoza, le mariage de l’année ? » qui va paraître prochainement dans la Revue de la régulation, j’émets l’hypothèse que le point faible du livre de Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza, La Fabrique, 2010, par ailleurs passionnant, se situe justement sur la question de la valeur. J’ai avancé l’idée que la finance hors-sol avait été rattrapée par la loi de la valeur (dans le livre d’Attac, Sortir de la crise globale, op. cit., et dans J.M. Harribey, « Crise globale, développement soutenable et conceptions de la valeur, de la richesse et de la monnaie », Forum de la Régulation, Paris, 1er et 2 décembre 2009).

[13] J.M. Harribey, « Il faut coincer les serial killers », op. cit.

[14] J.M. Harribey, « C’est par où la sortie ? », op. cit.

[15] J.M. Harribey, « Sortir de quoi ? », op. cit.

[16] J. Sapir, La démondialisation, op. cit., p. 254.

[17] J.M. Harribey, « Démondilaisation ou altermondialisme ? », op. cit.

[18] J. Sapir, La démondialisation, op. cit., p. 254.

[19] K. Marx, Discours sur le libre-échange, 1848, dans Oeuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965, tome 1, p. 156.


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