Mondialisation Démondialisation 17 Les impasses de la démondialisation Réponse à quelques contradicteurs (par Pierre Khalfa)

dimanche 20 septembre 2015.
 

La tribune publiée par Mediapart (2) sur la « démondialisation » et signée de membres du Conseil scientifique d’Attac a suscité un certain nombre de réponses. Le débat s’était auparavant concentré sur la question de la sortie de l’euro et sur celle de lamise en œuvre de mesures commerciales protectionnistes (3). Il prend aujourd’hui une tournure plus générale qui renvoie à trois questions : la souveraineté populaire et la place de la nation, l’analyse de la mondialisation, la stratégie à mettre en œuvre.

Un tel débat est tout à fait légitime, encore faut-il qu’il soit mené dans des conditions telles que l’échange d’arguments ne soit pas pollué par des insultes. De ce point de vue, les éructations dont un de nos contradicteurs, Jacques Sapir, est coutumier, ne sont pas de nature à le favoriser.

La souveraineté populaire et la place de la nation

Que ce soit pour Frédéric Lordon ou Jacques Sapir, il s’agit, à juste titre, d’une question essentielle. Sur ce sujet cependant, leurs positions diffèrent très sensiblement.

Sapir affirme sans ambages qu’il faut « revenir au cadre de l’Etat-nation, seule source de démocratie ». Pour lui, la souveraineté populaire ne peut exister que dans un cadre national. L’argument principal employé pour justifier cette affirmation est que « Sans frontière, il devient impossible d’identifier une communauté politique commune ». Sapir a raison sur ce dernier point. La démocratie suppose l’existence d’un corps délimité de citoyen-nes. Toute communauté politique est close. Cette fermeture ne se réduit d’ailleurs pas à l’existence de frontières physiques délimitant un territoire, mais peut concerner des habitants même de ce territoire, hier les femmes et les citoyens « passifs » exclus du droit de vote par le suffrage censitaire, aujourd’hui les immigrés.

Mais la question qui se pose est de savoir pourquoi une communauté politique devrait ad vitam aeternam se confondre avec l’Etat-nation, pourquoi la démocratie serait, par nature, impossible dans un cadre plus vaste, par exemple au niveau européen ? Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas ici d’affirmer que l’Union européenne actuelle est un cadre démocratique (4), mais simplement de dire que, sous certaines conditions politiques, elle peut l’être. Sapir refuse par principe d’envisager une telle possibilité et limite l’existence de toute communauté politique à la nation.

Or une communauté politique est une construction historique qui se forme progressivement à travers des combats communs et l’instauration d’institutions qui structurent le champ politique. Il n’existe pas d’emblée de « peuple », un peuple est le produit d’une histoire donnée. L’Etat-nation est une forme historique particulière. Sapir la fétichise en faisant de la nation le seul et unique cadre pour une « communauté politique ». Or comment justifier une telle position ? Elle ne peut que reposer que sur une représentation culturelle, voire ethnique du peuple. Ce n’est pas la position de Sapir, mais sa conception essentialiste de la nation l’expose à de telles dérives (5).

Telle n’est pas la conception de Lordon, qui indique « qu’il y a matière à réfléchir à la circonscription de la régulation "régionale", sans exclure a priori que la "région" aille au-delà de l’actuelle nation ». Et Lordon de développer : « Mais l’intégration "au-dedans" des étrangers est la manifestation pour ainsi dire métabolique de cette plasticité, dont rien n’interdit par ailleurs de concevoir en principe qu’elle puisse également prendre d’autres formes, celle par exemple d’un mouvement d’extériorisation qui constituerait un peuple de "peuples", entendre qui fondrait des peuples antérieurs en un peuple nouveau - mais évidemment sous certaines conditions bien particulières. Seule la fixation nationale-éternitaire, ignorante d’ailleurs de sa propre histoire - car la nation n’a pas été toujours déjà donnée ! -, et par là même portée à se poser comme le terminus de l’histoire des peuples, peut conduire à exclure d’emblée et formellement cette possibilité. Quand bien même l’histoire passée ne donnerait aucune réalisation à l’appui de cette possibilité (ce qui est d’ailleurs faux), il faudrait singulièrement sous-estimer les possibilités de l’histoire future, autrement plus créative (pour le meilleur et pour le pire) que ne le pensent les prophètes à rétroviseur. Les peuples sont des entités collectives en constants remaniements et, s’il est permis de paraphraser Spinoza, nul ne sait ce que peuvent les corps politiques ».

Paroles fortes auxquelles on ne peut que souscrire, mais qui demandent à être précisées sous peine d’en rester simplement à une vertueuse déclaration d’intention. Lordon nous dit que « La régionalisation peut donc désigner un tiers terme possible pour sortir de l’indigente antinomie du mondial et du national. Mais pas sur n’importe quelle base, et notamment pas celle de l’Europe actuelle des 27 ». S’il s’agit de rejeter le traité de Lisbonne et les orientations actuelles de l’Union européenne, nous sommes d’accord. Mais on ne peut en rester là. En effet, les évolutions institutionnelles jouent un rôle structurant dans l’organisation d’un vivre ensemble. Ainsi, la mise en place d’institutions européennes, avec la montée en puissance du Parlement européen, l’existence de la monnaie unique, la libre circulation des personnes, etc., tout cela a créé l’embryon d’un espace public européen qui est en train de se construire avec les débats et les mobilisations qui s’y mènent. Tout cela se fait certes avec des difficultés qu’il ne faut pas sous-estimer. Mais un processus est engagé dont nul ne peut prévoir le terme. Il faudra probablement des décennies pour qu’un peuple européen apparaisse, mais les peuples d’Europe peuvent néanmoins construire un espace public européen et donner réalité à un destin commun, et ce dès aujourd’hui. Cela est d’autant plus possible qu’ils subissent tous les mêmes politiques décidées au niveau européens par leurs gouvernements et les institutions de l’Union. C’est ce processus qui justifie, entre autres, la perspective d’une refondation de l’Union européenne.

Par ailleurs, on ne peut que ressentir une gêne quand, comparant la Grande-Bretagne et l’Allemagne, Lordon affirme : « Si la finance n’est pas une propriété d’essence de la nation anglaise, mais bien de la chose de ses possédants, la croyance monétaire allemande -celle-là même qui a si puissamment informé sa politique économique en longue période et qu’elle a su imposer à l’eurozone entière- est bien plus transversalement partagée. Que les travailleurs allemands aient été malmenés par une décennie de déflation salariale Schröder-Merkel n’est pas douteux. Qu’ils puissent en concevoir quelques sérieuses raisons de mécontentement, c’est certain. Que ce mécontentement puisse aller jusqu’à la mise en cause des principes de l’ordre monétaire euro-allemand, la chose est impossible ».

Ainsi donc, « la croyance monétaire allemande » serait une « propriété d’essence » de la nation allemande. Avec tout le respect et l’amitié que j’ai pour Frédéric Lordon, il s’agit là d’une parfaite absurdité. Ceux qui ont discuté avec des syndicalistes allemands, qui sont pourtant loin d’être des gauchistes exacerbés, ou avec des responsables de Die Linke, ont pu s’apercevoir que ceux-ci faisaient tout à fait le lien entre « la croyance monétaire allemande » et le sort fait aux salariés de leur pays. Que les classes dirigeantes allemandes, conservateurs et socio-démocrates réunis, essayent de faire partager cette croyance à la population, que celle-ci puisse y être en partie sensible, nul n’en doute. Que cette situation puisse être érigée en obstacle absolu est une autre affaire. Le propos est d’autant plus troublant qu’il flatte un sentiment anti-allemand dont on connaît les racines historiques en France.

Enfin, un point est totalement absent tant dans le texte de Sapir que dans celui de Lordon, c’est une critique des limites très importantes que la souveraineté populaire rencontre dans le cadre même de l’Etat-nation. Celui-ci est configuré non pas pour permettre la participation des citoyens aux décisions, mais au contraire pour les en écarter. L’Etat-nation est aux mains d’une oligarchie élective et cela ne date pas de l’instauration du néolibéralisme, même si ce dernier laisse voir cet aspect dans toute sa nudité. Certes, les luttes des salariés et plus globalement des mouvements sociaux, les rapports de forces qui ont été tissés, les circonstances historiques ont permis la conquête de droits sociaux importants. Mais nous vivons quotidiennement la fragilité de ces conquêtes. La transformation de l’Etat social en Etat néolibéral et la naturalisation voulue par le néolibéralisme des politiques économiques ont aggravé considérablement l’exclusion des classes populaires des processus de décision. La question de la souveraineté populaire se pose donc même au sein de l’Etat-nation.

Il n’y a donc pas d’un côté une souveraineté populaire qui trouverait son expression naturelle dans la nation et de l’autre une Union européenne qui en empêcherait la réalisation, mais un double processus de déni démocratique, au niveau national et au niveau européen, auquel il faut s’attaquer de concert. Il est assez logique que Sapir, tout à sa fétichisation de l’Etat-Nation, passe sous silence cet aspect essentiel. C’est plus surprenant chez Lordon. Celui voit bien que la souveraineté populaire peut s’exercer dans un cadre plus large que celui historiquement construit de l’Etat-nation. Mais l’« oubli » que le cadre national n’est pas, en soi, un cadre démocratique va le faire rejoindre les conclusions de Sapir.

Quelle stratégie ?

Sapir et Lordon diffèrent profondément sur les prémisses. Ils se rejoignent pourtant largement sur la stratégie à mettre en œuvre. Pour Sapir, c’est simple. Seul l’Etat-nation peut permettre l’exercice de la démocratie. Dans ce cadre, « le retour à la monnaie nationale, s’il constitue une condition nécessaire à la mise en œuvre d’une autre politique, n’est nullement une condition suffisante ». Quelle serait cette condition suffisante ? Celle, nous dit Sapir, « d’un gouvernement qui, face à une crise, suspend unilatéralement les règles de circulation des capitaux, ou les règles comptables, afin d’empêcher un petit groupe d’agents d’imposer indûment leur volonté au plus grand nombre au sein du corps souverain par l’agiotage et la spéculation ». Bref, en France, un gouvernement du style Front de gauche/NPA. Comme Sapir doit être conscient que les conditions politiques d’un tel gouvernement ne sont hélas pas aujourd’hui réunies, il termine son texte en se félicitant que Ségolène Royal se soit convertie à la démondialisation. On a les espoirs que l’on peut !

L’argumentation de Lordon, si elle s’articule différemment, aboutit à la même conclusion... et bute sur les mêmes apories. Que nous dit-il ? « Quoi qu’on en pense, la solution de la reconstitution nationale de souveraineté impose son évidence parce qu’elle a sur toutes les autres l’immense mérite pratique d’être là, immédiatement disponible - moyennant évidemment les transformations structurelles qui la rendent économiquement viable : protectionnisme sélectif (6), contrôle des capitaux, arraisonnement politique des banques, autant de choses parfaitement réalisables pourvu qu’on le veuille ». Mais qui est ce « on » qui pourrait le vouloir ? Lordon ne nous l’indique pas et c’est bien là le problème car faute de cela, « la reconstitution nationale de souveraineté » n’estpas « immédiatement disponible » et les conditions mises à ce déploiement, introduites par le bout de phrase « moyennant évidemment... », ne peuvent que rester lettre morte... à moins de croire que la droite ou le PS pourraient mettre en œuvre un programme de rupture avec l’ordre dominant.

« Il va falloir que l’histoire accouche de quelque chose, et tout de suite », nous dit Lordon pour justifier comme une « évidence » le recours au cadre national. Mais cette évidence n’en est pas une puisque « la reconstitution nationale de souveraineté » que prône Lordon suppose des conditions politiques dont on voit mal comment elles pourraient être remplies « tout de suite ». Car il faut non seulement des transformations structurelles pour rendre viable l’Etat-nation au niveau économique, ce que Lordon indique, mais il faut aussi des transformations politiques profondes qui permettent que la souveraineté populaire s’exerce réellement dans ce cadre, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Mais en fait Lordon fait fi des conditions politiques. Partant d’une analyse, que nous partageons (7), sur le caractère aigu de la crise européenne actuelle qui risque fort d’aboutir à une crise financière dévastatrice, suivie peut-être d’un éclatement de la zone euro, il parie que serait ainsi créée « une situation de crise si extrême que la fracture s’imposera d’elle-même : d’un côté ceux qui "changeront tout" (...) de l’autre ceux qui s’estimeront capables (et surtout désireux) de continuer le jeu ancien ». Lordon ne voit pas que cette crise extrême qu’il évoque peut aboutir à de multiples résultats suivant les rapports de forces politiques et sociaux. Dans ceux qui « changeront tout », pourront se trouver des gens qui voudront tout changer dans un sens que ni Lordon ni nous n’apprécieraient. La montée, partout en Europe, de l’extrême droite donne une certaine réalité à ce scénario. Il ne suffit donc pas d’attendre qu’arrive la crise salvatrice, mais il faut créer dès aujourd’hui les conditions politiques pour qu’elle soit dénouée de façon progressiste.

Paradoxalement, l’analyse de Lordon ne débouche sur aucune perspective stratégique. Il suffit d’attendre que l’histoire fasse son œuvre. Lordon professe ainsi une sorte d’économisme catastrophiste. Sapir de son côté pense que les dirigeants politiques vont se convertir à la démondialisation, probablement sous l’effet de la qualité de son argumentation.

Face à ces impasses, il nous faut préciser dans quelle perspective nous nous situons. Le cadre national reste fondamental, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, toute victoire même partielle dans un pays améliorera la situation dans tous les autres pays européens. Si la population grecque réussit à empêcher la nouvelle purge sociale en préparation, ce sera un encouragement pour tous les autres peuples à refuser le même traitement. De même, si nous avions été capables de faire reculer Sarkozy sur la réforme des retraites, l’impact européen aurait été considérable. Ensuite, parce que l’Union européenne reste encore pour l’essentiel une Europe marquée par l’intergouvernementalité. Aucune directive européenne et a fortiori aucun traité ne peuvent être adoptés sans l’accord des gouvernements. Peser sur eux, c’est peser sur la construction européenne.

Mais, pour autant qu’ils soient indispensables, ces combats au niveau national sont insuffisants. Ce sont des mobilisations européennes pérennes qu’il faut s’attacher à construire dans la perspective d’une refondation radicale de l’Union européenne. Face à des politiques européennes décidées par les gouvernements et les institutions européennes, il faut impulser des mobilisations européennes sur des objectifs communs au niveau européen et rechercher une interaction d’actions européennes et nationales qui se renforcent les unes les autres. Les voies de ce processus ne peuvent être fixées à l’avance et il ne s’agit évidemment pas d’attendre que les 27 pays avancent d’un même pas. L’aggravation de la crise peut provoquer des ruptures dans un ou plusieurs pays, ce qui suppose de réfléchir à ce qu’un gouvernement porteur d’un projet progressiste de rupture avec l’ordre existant pourrait faire.

Deux questions font débat, la mise en place de mesures commerciales protectionnistes aux frontières et la sortie de l’euro. Sur cette dernière question, je renvoie les lecteurs intéressés aux nombreux textes qui ont circulé sur les listes (8). Je dirai simplement quelques mots sur les mesures visant à instaurer des droits de douanes pour lutter contre le dumping social.

Ces mesures sont illusoires et ne tiennent pas compte de la structure actuelle du commerce international dans laquelle les firmes transnationales (FTN) jouent un rôle clef, soit dans le cadre de leur marché interne privé, soit par des relations asymétriques avec d’autres entreprises. Ces échanges intra-firmes représentent plus de la moitié du commerce entre les pays de l’OCDE et un tiers du commerce mondial. Il s’agit le plus souvent d’échanges « hors marché », difficilement contrôlables par les autorités publiques, et qui fonctionnent selon un système de prix de cession internes (prix planifiés fixés par la direction du groupe). Les FTN sont des acteurs globaux, dont le théâtre d’action est mondial. Elles créent des structures en réseau qui assurent la flexibilité de leurs opérations dans le monde. Elles procèdent à une « fragmentation » des processus productifs en localisant leurs unités de production dans les différentes régions de la planète en fonction du coût et de la productivité du travail, de la fiscalité, de la taille des marchés locaux...

La mise en place de droits de douane au niveau des frontières de l’Union européenne serait facilement contournable par les FTN. D’une part, elles pourraient manipuler les « prix de transfert » entre leurs filiales pour minimiser l’impact de cette taxation. D’autre part, elles pourraient investir directement dans les pays de l’Union européenne à faible coût du travail, les pays d’Europe centrale et orientale par exemple, pour vendre ensuite leur production dans les autres pays de l’Union. Ainsi, les constructeurs allemands de l’automobile font fabriquer les différentes pièces constitutives de leurs modèles ailleurs qu’en Allemagne, mais réalisent dans ce dernier pays l’assemblage final de la voiture qui est ensuite exportée. Pour contrer ce comportement, il faudrait donc instaurer des barrières douanières au sein de l’Union européenne et dans ce cas précis entre la France et l’Allemagne.

Le protectionnisme au niveau de l’UE aboutirait donc à un protectionnisme national sans que celui-ci ne soit d’ailleurs plus efficace. En effet, et c’est là l’élément essentiel, ceux qui prônent la mise en œuvre de mesures protectionnistes font comme si les autres pays allaient rester passifs. Quand un pays comme la France, qui est la 5e économie du monde, prend de telles mesures, ses concurrents directs ne peuvent rester inertes. Ils prendront des mesures similaires. Cela entraînerait une guerre commerciale avec des mesures de rétorsions du même type qui pèseraient sur les exportations françaises et donc sur l’emploi (l’Allemagne est ainsi le premier client de la France). Loin d’aboutir à un affaiblissement de la concurrence entre les Etats, ce type de mesures l’aggraverait considérablement. La conséquence d’une telle situation est déjà connue : de nouveaux sacrifices seraient demandés aux salariés au nom de la défense de « nos exportations ».

Cette solution est d’autant plus absurde que les économies européennes sont aujourd’hui totalement imbriquées. Le commerce intra-européen représente73 % des exportations et 70 % des importations des pays de l’Union européenne et ses importations et exportations représentent respectivement 9,9 % et 8,3 % de son PIB. L’essentiel du déficit commercial de l’Union provient des échanges portant sur l’énergie et les matières premières avec les pays du Sud, le commerce européen étant légèrement excédentaire sur l’ensemble des biens manufacturés et agricoles. Une politique protectionniste n’a donc pas de sens.

Au-delà de leur inefficacité, c’est le sens politique de telles mesures qu’il faut interroger. La mise en œuvre de mesures protectionnistes par un pays, la France, ou une zone économique, l’Union européenne, signifierait, de fait, que nous avons des intérêts communs à faire valoir avec les classes dirigeantes de ces pays. Elle entraînerait inévitablement des mesures de rétorsion de la part des autres pays et déboucherait sur une guerre commerciale généralisée. Elle aboutirait donc à un renforcement de la concurrence entre les Etats, au Nord comme au Sud, au nom de laquelle d’ailleurs de nouveaux sacrifices seraient demandés aux salariés. Loin de tracer une perspective de coopération entre les peuples, cette logique ne peut qu’opposer les salariés entre eux suivant leur nationalité, nourrissant ainsi la xénophobie et le nationalisme.

Le débat ne porte pas sur la nécessité pour un gouvernement progressiste de prendre des mesures unilatérales en rupture avec le traité de Lisbonne et la doxa néolibérale, ce qui fait accord, mais sur la nature de ces mesures. Fondamentalement, elles doivent pouvoir être adoptées aussi par les autres pays et indiquer ainsi une voie de sortie de crise pour les peuples. Leur légitimité vient de leur caractère coopératif et de leur possibilité d’extension à d’autres pays. Elles doivent clairement donner le signe qu’une sortie de crise n’implique pas que chaque peuple essaie de reporter sur l’autre le prix à payer. Elles doivent illustrer notre mot d’ordre : c’est au capital et pas aux peuples de payer le prix de la crise. Des mesures de protection peuvent être prises, mais elles doivent protéger les salariés et la population et non les intérêts d’un capitalisme d’un pays en concurrence avec les autres (9).

Mondialisation, démondialisation, altermondialisme

Le mot « démondialisation » a fait son apparition dans le débat public. Ce mot est utilisé par des courants qui portent des orientations politiques différentes. Lordon nous enjoint « d’ignorer les gesticulations récupératrices du FN (...) qui transforme en plomb tout ce qu’il touche ». L’injonction semble de bon sens. Si l’on veut discuter sérieusement, on ne peut se renvoyer le FN à la figure. Et pourtant, nous ne pouvons pas faire l’économie de nous interroger sur la porosité de certaines notions. Le FN ne cherche pas qu’à créer la confusion. Il récupère que ce qui est récupérable sans danger pour lui. De ce point de vue, le mot « démondialisation » n’est pas sans affinités électives avec l’idéologie du FN et y apparaît soluble. Le FN ne se dit pas altermondialiste !

Au-delà du trouble que ce mot peut entraîner, il y a le débat sur le fond. Lordon définit la mondialisation (10) comme un processus global de dérèglementation et de mise en concurrence généralisée. Si nous pouvons être d’accord, au premier abord, sur le constat, Lordon, et c’est la divergence sur le sujet, déconnecte ce processus de la mise en place du capitalisme actionnarial qui fait suite à la crise du fordisme des années 1970 dans un contexte de défaites sociales considérables. Lordon traite de « parfaite absurdité » le fait que nous relions les deux phénomènes et affirme qu’« il faudrait être idiot en effet pour prétendre transformer les données de la contrainte actionnariale en s’attaquant à celles... de la contrainte concurrentielle ». Quitte à continuer à paraître idiot, il faut affirmer qu’à la racine de la contrainte concurrentielle, et par ailleurs de la financiarisation de l’économie, se trouvent les transformations du capitalisme qui ont abouti à faire de la « création de valeur pour l’actionnaire » l’alpha et l’oméga de son fonctionnement. C’est cette dynamique qui pousse, sous l’impératif de compétitivité, les entreprises à délocaliser et à fragmenter les processus productifs. C’est donc à la logique même du capitalisme actionnarial qu’il faut s’attaquer (11). Le refus de faire le lien entre la « contrainte concurrentielle » et « la contrainte actionnariale » aboutit à passer d’un conflit de classes à un conflit de pays.

Quand nous disons dans Mediapart qu’il faut « évidemment réduire les flux demarchandises et de capitaux, et relocaliser les systèmes productifs (...), stopper la concurrence entre travailleurs et paysans du monde, valoriser la diversité des savoirs et des pratiques sociales, nourrir les populations et assurer la souveraineté alimentaire », Lordon s’exclame « c’est cela même la démondialisation ». Ce que nous disons, et c’est pour cela que nous pensons que le terme (12) de « démondialisation » ne convient pas, c’est que « les réponses à la crise nécessitent plus de mondialisation dans certains domaines et moins de mondialisation dans d’autres, mais exigent surtoutune mutation radicale de la logique même de la mondialisation (altermondialisation) ». La « démondialisation » ne peut donc être un processus général, comme le laissent entendre ceux qui emploient ce terme, mais doit être sélective. Son contenu dépend d’abord du sujet envisagé, par exemple l’objectif des relocalisations est de rapprocher les lieux de production des lieux de consommation. Mais il dépend aussi des rapports de forces que nous pouvons tisser au niveau mondial, européen ou national sur tel ou tel sujet.

Lordon reconnaît qu’un certain nombre d’« externalités » nécessitent un traitement mondial (l’eau, les médicaments, le climat, les problèmes migratoires...). Il démontre par là même l’inadaption de la notion de démondialisation et le besoin d’une autre mondialisation pour pouvoir résoudre les problèmes en question. Mais, le problème n’est pas simplement de répondre à ces « externalités », mais de porter face à la mondialisation actuelle qui est celle du capital, une autre logique fondamentale, celle de la mondialisation des droits (13) ,celle qui affirme comme projet politique l’unité de l’humanité, unité et non pas son homogénéité comme nous en fait le reproche Sapir. Il ne s’agit pas de rêver à une citoyenneté mondiale, mais de porter les combats à l’échelle du monde pour que les êtres humains puissent échapper à la logique du capital et soient capables de répondre à la crise écologique, produit de sa domination. L’apport de l’altermondialisme a été de dépasser le simple soutien à tel ou tel combat mené ici ou là, et a permis de mettre en évidence la nécessité de combats sur des objectifs communs à toute l’humanité. Cette bataille s’articule pour nous avec celle pour une refondation radicale de l’Union européenne (14) et avec celle pour la transformation sociale dans notre pays.

(1) Jacques Sapir, « Oui la démondialisation est bien notre avenir » ; Frédéric Lordon, « Qui a peur de ladémondialisation ? ».Toutes les citations sont issues de ces textes. (2) http://blogs.mediapart.fr/edition/l... (3) Sur ces débats voir entre autres : Pierre Khalfa, Catherine Samary, « La monnaie ? L’euro ? Ne pas se tromper de débats. Réponse à Jacques Sapir » ; Jean-Marie Harribey, « Sortir de quoi ? À propos de la discussion sur la sortie de l’euro proposée par Jacques Sapir » ; Dominique Plihon, « Quelle alternative au libre-échange » ; Michel Husson, « Sortir de l’euro ? », Regards, juin 2011. (4) Sur ce point, je renvoie, entre autres, à l’ouvrage d’Attac auquel j’ai participé, L’Europe à quitte ou double, Editions Syllespe, 2009. (5) Sapir fait référence à la citation bien connue de Jaures, « Un peu d’internationalisme écarte de la patrie, beaucoup nous y ramène ». Cette vision a hélas sombré en 1914 avec les millions de morts dans les tranchées dela première guerre mondiale. (6) Pour la discussion sur l’efficacité du« protectionnisme sélectif » voir plus loin. (7) Voir, entre autres, Pierre Khalfa, « Europe, sortir de l’emprise des marchés », Les Temps nouveaux, n° 1, 2010. (8) Parmi les plus récents, notons celui, remarquable, du Parti de Gauche, « Résolution sur l’euro », Conseil national du PG,10 avril 2011. (9) Sur ces points, voir Michel Husson, « Quelles réponses progressistes ? », Les Temps nouveaux, n° 1, 2010. (10) Il est d’ailleurs problématique de parler de « mondialisation » sans indiquer la nature du phénomène. C’est pour cela que nous parlons plutôt de « mondialisation néolibérale » ou de « globalisation du capital ». (11) Voir Jean-Marie Harribey, La démondialisation heureuse ? Eléments de réponse à Frédéric Lordon et à quelques autres, 15 juin 2011. (12) Dans son texte, Sapir fait une longue digression pour nous reprocher d’avoir parlé de « concept » à propos de la démondialisation. Donnons lui acte sur ce point. La démondialisation est un terme trop fluide pour mériter d’être qualifiée de concept. (13)Dans une critique de notre texte paru sur la liste du Conseil scientifique d’Attac, Christophe Ramaux nous reproche de prôner « la mondialisation des droits sociaux par l’application des conventions de l’Organisation internationale du travail » au prétexte que cela remettrait en cause les droits sociaux en France. Outre que l’application de ces conventions ne sont nullement contradictoires avec l’existence de droitss ociaux au niveau national, il faut quand même oser refuser, alors que l’énorme majorité des salariés dans le monde en est privé, l’application de ces droits sociaux. (14) Sur ce point voir Attac, L’Europe à quitte ou double et Fondation Copernic, Face aux crises, une autre Europe, Editions Syllespe 2009


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