"Dans certains quartiers ghettoïsés, des rapports de type coloniaux persistent" (Manuel Boucher, sociologue)

mardi 12 juillet 2011.
 

Pas une semaine sans un nouvel affrontement, de nouvelles tensions entre jeunes des cités et policiers. Pour mieux en comprendre les causes, le sociologue Manuel Boucher a passé plus d’un an à interroger l’ensemble des acteurs concernés : policiers, jeunes, enseignants, habitants, travailleurs sociaux et militants associatifs. Il plaide pour une "sociologie des turbulences". Auteur du livre "Les Internés du ghetto"*, directeur scientifique du Laboratoire d’études et de recherches sociales (Lers), de l’Institut du développement social (IDS) de Haute-Normandie, Manuel Boucher travaille depuis plusieurs années sur les désordres urbains et leur régulation dans les quartiers populaires. Pour protéger ses sources, le sociologue a préservé l’anonymat complet sur le quartier et la ville où l’enquête s’est déroulée.

Dans votre ouvrage, vous prônez une sociologie des turbulences dans les quartiers populaires. De quoi s’agit-il ?

Manuel Boucher. Je travaille beaucoup sur les figures du désordre et sur l’esthétique de la violence dans les quartiers populaires. Au fur et à mesure des mes travaux, en étudiant les questions de l’ethnicité, notamment dans le rap, puis les questions relatives à la régulation sociale des désordres dans les quartiers populaires, je me suis aperçu qu’aujourd’hui, beaucoup de dynamiques mises en place par les pouvoirs publics et des acteurs associatifs étaient tournées vers la gestion des turbulences dans un contexte de décomposition de la société industrielle. J’ai ainsi observé une radicalisation de certains territoires ségrégués, dont celui que j’ai étudié dans cet ouvrage. Le but était de comprendre la production et la régulation des phénomènes de violence dans une « cité ghetto ». Cette enquête analyse l’expérience sociale d’habitants qui font peur, en particulier des jeunes considérés comme des « figures de désordre ». Elle montre comment ces jeunes développent des interactions frictionnelles, entretiennent des rapports paroxystiques et complexes avec des « forces de sécurisation » et des « pacificateurs indigènes », c’est-à-dire, des acteurs institués et émergents d’encadrement des classes populaires. Cette recherche s’inscrit dans une « sociologie des turbulences ». Cette sociologie a pour objectif, notamment, de fournir un cadre d’analyse pour penser des phénomènes sociaux « sensibles » comme la violence, les désordres et leur contrôle autrement qu’à travers un prisme « moralo-sécuritaire ». Cela m’a logiquement amené à réfléchir sur la police et sur la formation des policiers.

L’idée qu’il faudrait séparer les bons jeunes des mauvais est souvent avancée par les pouvoirs publics comme une solution. Pourtant, votre enquête montre la complexité des trajectoires…

Manuel Boucher. Ces jeunes qui font peur peuvent développer des interactions avec certains acteurs sociaux qui renforcent leur image stigmatique. Ils représentent ce que le sociologue Norbert Elias nomme la « minorité des pires ». Ces jeunes se comportent de manière plus violente lorsque les acteurs sociaux, surtout les policiers, sont agressifs. Mais ils peuvent aussi, au contraire, développer des rapports sociaux différents s’ils sont considérés autrement que de manière stigmatisante. Après avoir rencontré l’ensemble des acteurs sociaux pendant plus d’un an, on s’est aperçu que pour un grand nombre de policiers, les jeunes turbulents étaient en fait tous les jeunes du quartier. Ces jeunes font d’autant plus peur qu’ils sont en groupe ou en bande.

Comment définissez-vous ces dites « bandes » ?

Manuel Boucher. Ce sont des bandes et non pas des gangs. La différence est importante. Certains se débrouillent en organisant une délinquance de survie. D’autres revendiquent plus ouvertement leur appartenance au monde du trafic et de la délinquance. D’autres encore, se revendiquent avant tout comme des jeunes de la cité qui font du foot, du basket, de la musique… en bande. Les enquêtes montrent que même s’il existe plusieurs types de regroupements de jeunes plus ou moins turbulents, pour beaucoup de policiers tous les jeunes, lorsqu’ils sont en groupe et lorsqu’ils possèdent les traits caricaturaux du « jeune de banlieue », ils sont alors considérés comme des jeunes potentiellement délinquants et donc traités comme tels.

Les policiers sont-ils dans une démarche de prévention ou de répression de la délinquance ?

Manuel Boucher. Aujourd’hui, dans les quartiers populaires, ils sont plutôt dans une démarche de répression. Dans ces quartiers, ces policiers vont agir différemment en fonction des objectifs qui leurs sont fixés par le pouvoir exécutif. Globalement, la police n’est pas la police des citoyens mais celle de l’exécutif. C’est ce qui fait la différence avec les polices européennes de tradition plus « communautaires ». Des policiers ont l’impression d’être les dindons de la farce de logiques politiciennes qui les amènent à se mettre en difficulté dans des territoires ségrégués et ghettoïsés et, effectivement, très violents à certains égards. On ne peut pas non plus réfléchir aux agissements de la police sans se remémorer 2005. Mon enquête est post-émeutière. Le quartier étudié a explosé en 2005, il a subi le couvre-feu le plus important de France.

Que s’est-il passé en 2005 dans le quartier que vous avez étudié ?

Manuel Boucher. Au départ de l’émeute qui a enflammé le quartier étudié, une policière municipale s’est faite lyncher. Ce qui a amené une dynamique de crainte très importante du côté des policiers qui étaient majoritairement des brigades anti-criminalité (BAC) et dont certains connaissaient le quartier depuis 25 ans. Les BAC sont différentes selon qu’elles agissent le jour ou la nuit. Les BAC de jour sont généralement plus expérimentées, les policiers, plus âgés, connaissent très bien le quartier. Ils font du flagrant délit et n’emploient pas nécessairement la violence pour obtenir ce qu’ils souhaitent. Les brigades de nuit sont plus souvent composées de jeunes hommes, avec des codes plus virilistes. Ils souhaitent d’abord attraper des jeunes délinquants. Ces policiers sont des jeunes mâles avec un taux de testostérone élevé et pour certains issus des milieux populaires. D’ailleurs, policiers et jeunes violents peuvent avoir le même âge. Les événements de 2005 ont amené tous les policiers qui connaissaient les jeunes et qui avaient l’habitude de les contrôler, à les considérer autrement. Un policier me racontait s’être senti en danger de mort. Les jeunes avaient dévalisé le boulodrome municipal. Ils étaient organisés en plusieurs vagues comme les policiers ce qui a entraîné une escalade guerrière.

Les révoltes de 2005 ont été un tournant pour les policiers. Une réflexion a-t-elle été menée à ce sujet au sein de la police ?

Manuel Boucher. La neutralisation des violences est désormais au cœur des réflexions des acteurs politiques et des policiers. De nombreuses expérimentations ont lieu pour modifier les schémas d’intervention mais aussi pour développer le discernement policier. Il y a donc une marge entre la communication du ministère et la réalité du terrain. Il existe des réflexions sur la façon d’intervenir autrement que de manière guerrière. L’Uteq (Unité territoriale de quartier) est une mauvaise expérimentation. Cette police d’occupation a été un échec. Maintenant on appelle ces unités les brigades spécialisées de terrain (BST). C’est la même chose sauf que les policiers ont un territoire d’intervention plus étendu. Dans certains territoires, des policiers souhaitent mettre en place des dynamiques de partenariat pour faire de la régulation sociale car la plupart n’aime ni se sentir détestés ni sentir en danger.

Pourtant, on les munit de nouvelles armes, toujours plus performantes…

Manuel Boucher. Après 2005, les policiers ont obtenu beaucoup plus d’armement, plus efficace, comme des grenades anti-encerclement, des lances grenades, des flash-ball à visée laser, des tasers. Même s’ils sont en infériorité numérique, ils peuvent alors penser qu’ils pourront avoir le dessus, « sauver leur peau » mais aussi éviter de blesser mortellement quelqu’un. Dans la pratique, il arrive aussi que des policiers soient obligés de quitter un territoire parce qu’ils n’étaient pas suffisamment nombreux pour contrôler des jeunes. C’est alors un sentiment d’humiliation qui prend le dessus qui peut entraîner un cycle de vengeances. En face, les jeunes qui ont vécu des moments d’humiliation à plusieurs reprises peuvent alors considérer les représentants de l’ordre comme une force d’oppression contre laquelle il faudra réagir tôt ou tard. C’est un processus qui entraîne une logique de confrontation réciproque. A mon sens, la police pourrait réfléchir davantage aux conséquences néfastes que peut produire auprès de la population son habilitation spécifique à l’usage de la force qu’elle est la seule à détenir. En fait, la police française est traditionnellement organisée dans un rapport de force avec les citoyens. Néanmoins, suite à 2005, la formation des policiers a été revue. Une autre pédagogie inspirée du modèle de la police québécoise a été mise en œuvre. Ce n’est pas simple car la culture policière française et les modes d’interventions sont ancrés dans un modèle continental autoritaire alors que la police québecoise est de tradition « communautaire », au service des citoyens.

Comment mettre fin au processus de violence ?

Manuel Boucher. Ce processus de confrontation violente entre des jeunes discriminés, souvent « racisés » et des policiers à qui on demande de faire du chiffre, de pacifier des territoires de misère ne peut que faire des étincelles. Pour autant, il arrive aussi que des jeunes rebelles finissent par se stabiliser, par fonder une famille, voire par sortir du ghetto et tissent alors des relations de reconnaissance réciproque, voire de sympathie avec des policiers avec lesquels ils étaient autrefois en confrontation quotidienne. Le policier au même titre qu’un jeune de quartier est un interné du ghetto. Interné du ghetto aussi, « le pacificateur indigène », qui est souvent un jeune de quartier instrumentalisé par les pouvoirs publics pour pacifier des territoires de désordre à travers le sport et des actions socioculturelles.

Que recouvre cette figure de quartier que vous nommez « pacificateur indigène » ?

Manuel Boucher. Ce terme peut être choquant parce qu’il renvoie à la période coloniale. Mais je crois que dans certains quartiers ghettoïsés, des rapports de type coloniaux persistent. Pour les pacifier, on utilise des personnes ressources indigènes, autrement dit, des personnes qui ont un capital d’autochtonie. Dans la pratique, le pacificateur est un jeune du quartier ou un parent ayant la même origine ethnoculturelle que la majorité des jeunes à neutraliser. Il est instrumentalisé, rétribué de manière précaire pour faire un travail de pacification à travers différents types d’activités. Les élus en charge de la tranquillité publique mobilisent largement ce type d’acteurs et recherchent donc des leaders en capacité de pacifier des territoires sous tension. Or, ces personnes ne sont généralement pas reconnues comme de véritables professionnels sociaux. Les élus les sollicitent pour leurs compétences ethniques, pour leur capacités d’inhibition des désordres mais pas plus. Et lorsqu’ils ne servent plus, parce qu’ils ont vieilli et qu’ils n’ont plus la même aura, ils sont considérés par les plus jeunes comme des vendus qui se promotionnent individuellement par la misère des autres. Les jeunes les appellent les papys. Et du coup, pour qu’ils demeurent opérationnels il faut constamment renouveler ces pacificateurs.

Comment sont perçus ces « pacificateurs » par les policiers ?

Manuel Boucher. La plupart du temps, les représentants de l’ordre considèrent les pacificateurs indigènes, au même titre que les jeunes turbulents, comme des ferments de désordre. On est dans des rapports de stigmatisation et de méfiance réciproque. Pour autant, certains de ces pacificateurs, grâce à un sens critique, à une politisation, grâce à la rencontre de personnes agissant au sein de l’éducation populaire finiront par se qualifier et devenir des travailleurs sociaux ou bien entreront en politique. Face à ces épreuves de la ghettoïsation et des nouvelles formes de domination, il existe des contre-conduites et des capacités de réaction individuelles ou collectives.

Les politiques pointent souvent la responsabilité de parents démissionnaires qui ne se sauraient plus s’occuper de leurs enfants. Qu’en pensez-vous ?

Manuel Boucher. Je viens de rendre une enquête sur la parentalité dans les quartiers populaires. A la fin des années 1990, de nombreux réseaux de parentalité ont été créés pour pallier la perte d’autorité supposée des parents. Il s’agissait d’impulser l’idée d’une responsabilisation et d’une co-éducation émancipatrice avec des parents en difficulté. Aujourd’hui, on est entré dans une phase de culpabilisation et de pénalisation des parents des classes populaires qui seraient défaillants, démissionnaires, voire criminels. Inspirés par des logiques comportementalistes, des pouvoirs publics financent alors des stages de citoyenneté expérimentaux où les jeunes turbulents et leurs parents font l’objet de dynamiques de conditionnement social. Plutôt que d’aider les parents à surmonter leurs difficultés économiques et sociales, on les infantilise, les culpabilise et on leur fait peur. On développe des logiques d’internalité où on leur fait croire que toutes les épreuves et les difficultés qu’ils ont à surmonter sont d’abord de leur responsabilité personnelle. C’est stigmatisant, oppressif voire humiliant et donc contre-productif. Au-delà des clivages politiques droite/gauche, beaucoup d’élus locaux soutiennent donc des actions où les familles des classes populaires sont « activées » et doivent montrer qu’elles ont la volonté d’agir, d’abord individuellement, pour restaurer l’autorité nécessaire au maintien de paix sociale.

La violence et le trafic de drogue dans les quartiers populaires sont-ils en augmentation ?

Manuel Boucher. Nous vivons aujourd’hui une déstructuration de l’Etat-social, une radicalisation du processus de ségrégation urbaine et une dépolitisation des classes populaires. La ghettoïsation de certains territoires urbains peut donc produire une réorganisation sociale parallèle au sein de laquelle le trafic de drogue, l’utilisation des rapports de force, voire des armes font davantage penser aux ghettos américains des années 60 décrits par des sociologues. Lorsqu’on est discriminé d’un point de vue socio-ethnique, qu’on vient se stocker dans un territoire de grande pauvreté sans pouvoir s’insérer en faisant un travail légal et correctement rémunéré, on est alors confronté au retour de l’incertitude de l’existence et aux logiques de la délinquance organisée. Lorsqu’on s’inscrit dans ce registre, l’utilisation d’une arme est alors un moyen de se défendre, de protéger, voire d’étendre son bizness. Les armes peuvent ainsi être utilisées en cas d’embrouilles, moins contre les policiers. A ce sujet, on est plus dans le fantasme. Les trafiquants n’ont la plupart du temps pas du tout intérêt à ce qu’il y ait des violences par arme à feu entre la police et les habitants. Mais lorsqu’un jeune est tué par la police, c’est toute l’organisation d’un territoire, dont la pacification sociale, qui est cassée parce que l’indignation collective provoquée par la mort du jeune l’emporte sur le reste. Ce sont des moments très particuliers qui amènent à des violences émeutières.

Entretien réalisé par Ixchel Delaporte

* Les internés du ghetto. Ethnographie des confrontations violentes dans une cité impopulaire, éditions L’Harmattan, 2010.


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