Algérie-France : La reconnaissance, pas la repentance

mercredi 3 août 2011.
 

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Le 24 juin 2000, paraissait dans les colonnes du Monde un article intitulé «  La mémoire meurtrie  ». En tant qu’Algérien, j’appelais de mes vœux une parole française de nature à adoucir la blessure jamais guérie de la colonisation. Cette parole n’est pas venue. J’ai le sentiment que son heure est passée. Les Algériens ne l’attendent plus. Le 
communiqué laconique (et discret) de François Hollande reconnaissant la répression sanglante du 17 octobre 1961 a été accueilli avec une relative indifférence. Il est vrai que, dans le même temps ou presque, la République qu’il préside rendait hommage à Marcel Bigeard à Fréjus. Bigeard, le tortionnaire, l’homme des «  crevettes  », ces cadavres que vomissait régulièrement la Méditerranée du temps où il sévissait à Alger, serait-il jugé plus présentable que Maurice Papon  ? Pire encore, la question centrale, obsédante, du passé colonial et de la reconnaissance des crimes qui l’ont jalonné n’est-elle considérée en France que comme un enjeu de politique intérieure, soumis aux mêmes contingences, aux mêmes contorsions qu’impose la 
recherche constante d’un point d’équilibre  ?

Il est à craindre que cette dernière hypothèse soit la bonne.

La conquête de l’Algérie et son occupation ultérieure ont donné lieu à un déferlement de violence inouï. Les sceptiques peuvent se reporter au récit des «  exploits  » des Pélissier, Cavaignac, Canrobert… Ils y trouveront les techniques utilisées pour les enfumades ainsi que celles des emmurements pratiqués quand le bois ou la paille venaient à manquer. Qu’ils lisent les Carnets de Bugeaud ou les Lettres de Saint-Arnaud. Ces dernières, pourtant expurgées par la famille du maréchal avant publication, sont d’une lecture insoutenable. Près du tiers de la population algérienne a été chassé de ses villages pour être «  regroupé  » dans de véritables camps de concentration. Le 8 mai 1945, jour de la «  victoire sur le nazisme  », des dizaines de milliers d’Algériens ont été massacrés de façon indistincte à Sétif et dans sa région. On pourrait évoquer la torture, l’acculturation, la misère. La veille de l’indépendance, l’écart entre l’espérance de vie entre un musulman et un Européen d’Algérie était de plus de vingt ans  ; 86 % des Algériens étaient analphabètes.

Ce bilan terrible n’a jamais fait l’objet d’un débat de fond en France. Pire encore, en dépit de la littérature que la colonisation a suscitée, l’opinion est majoritairement acquise à la thèse de ses «  bienfaits  ». Une anecdote personnelle, très éclairante  : j’ai commis, il y a quelques années, un livre (*) dans lequel je racontais mes souvenirs de la guerre, la mort de mon père, le supplice suivi de l’assassinat de mon grand-père, de mon grand-oncle, le massacre d’un nombre impressionnant de membres plus lointains de ma famille. Je l’ai offert à une dame très proche, française, qui l’a lu mais ne l’a pas commenté. Je me suis retrouvé, il y a quelque temps, à sa table. Elle a engagé la conversation autour de l’occupation allemande en France. Elle a raconté les privations qu’elle a subies, les souffrances de son père au STO. En conclusion, elle se tourne vers moi en me disant  : «  Tu ne peux pas comprendre. Tu n’as pas connu la guerre.  » Cette dame n’avait aucune intention maligne. Simplement, l’inconscient collectif français s’est exprimé par sa bouche.

Cet inconscient transcende les frontières idéologiques. Il a été forgé au cours des siècles par la construction de la figure du barbare dont la mort, y compris quand elle intervient au service de la France, est dans l’ordre des choses et ne saurait engendrer d’émotion. Ainsi, aucun nom de tirailleur sénégalais n’est gravé sur les voûtes de l’ossuaire de Douaumont. Après le débarquement de Provence, les soldats indigènes de l’armée d’Afrique ont été invités à retourner chez eux et remplacés par des Blancs. Pas question de faire défiler une armée bigarrée sur les Champs-Élysées le jour de la victoire  ! Bien entendu, les millions de victimes algériennes qui ont jalonné la période sanglante qui va de l’invasion à l’indépendance sont tenues pour quantité négligeable.

Le traitement des harkis, abandonnés à leur sort après la défaite, enfermés dans des camps pour ceux qui avaient réussi à s’accrocher aux camions de l’armée française, témoigne de la vision essentialiste de la puissance coloniale. Ils ne pouvaient être considérés comme des frères d’armes. Ils étaient complètement englobés dans le mépris que subissait la population algérienne. Plusieurs intellectuels ont apporté leur contribution à la production de cette grille de lecture  : 
Renan, Ferry, Hugo, Tocqueville… Une infime minorité, de Montaigne à Clemenceau, a tenté de produire une vision alternative, en vain. En l’absence d’une remise en cause sérieuse, la matrice culturelle qui a produit la colonisation est bien vivante.

C’est cela qui permet à la République de condamner discrètement la répression sanglante d’une manifestation pacifique et d’honorer un tortionnaire avéré d’un même souffle. La gravité d’un crime ne se juge pas à sa violence mais à l’importance qui est accordée à la victime. À cette aune, Bigeard, encensé par le ministre de la Défense, loué par Giscard d’Estaing, n’est donc coupable que d’un péché véniel.

Ceux qui plaident en faveur d’une réconciliation entre l’Algérie et la France invoquent souvent le précédent de celle qui est intervenue entre la France et l’Allemagne. Ce parallèle n’est pas pertinent. La paix entre ennemis égaux coule de source. Entre ennemis inégaux, elle ne peut se traduire, pour la partie jugée inférieure, que par le renoncement à son histoire, couverte du voile de l’oubli et de la honte.

La société algérienne, bien que malade, ne s’y résoudra pas. Elle se laissera d’autant moins déposséder de la possibilité de redevenir actrice de son destin que la France a beaucoup perdu de son lustre à ses yeux. Elle n’en attend rien, ni repentance ni regrets. Elle laisse à ses politiciens locaux ce misérable fonds de commerce. Dans la douleur, dans le désordre, elle tente de se reconstruire et de redonner du sens à une liberté si chèrement acquise. Cette population est jeune, dynamique, inventive. L’espoir ne lui est pas interdit d’accéder au rang des sociétés modernes, puissantes, qui feront le monde de demain.

Bien d’autres pays actuellement sous-développés connaîtront le même sort. La France, l’Occident en général, devraient définir leur attitude actuelle au regard de ce monde qui vient, un monde dans lequel ils n’auront plus la prééminence, dans 
lequel ils devront composer avec les indigènes d’aujourd’hui. Ils devraient songer à déminer l’histoire en reconnaissant les exactions passées, en réglant les injustices actuelles, en intégrant définitivement le paradigme de l’égalité de tous les hommes. Il ne s’agit pas d’une hypothèse d’école. N’eussent été les exactions commises par les Japonais en Chine, exactions jamais vraiment reconnues, serait-on au bord d’un affrontement mortel à propos des Senkaku, quelques îlots rocheux de moins de 2,5 kilomètres carrés  ?

Les conditions d’une paix pérenne 
demain doivent être réunies aujourd’hui. Les puissances actuelles doivent abandonner toute velléité de maintenir le monde sous leur coupe et signifier de manière éclatante la rupture avec la vision passéiste qui cantonne les trois quarts de l’humanité dans une altérité et une infériorité irréductibles.

La guerre d’Algérie a joué un rôle fondamental dans l’éveil de bien des consciences. La gestion des relations entre ces deux pays aura une résonance particulière. François Hollande ferait œuvre utile en prononçant les mots qu’il faut, pas ceux de repentance ni d’excuses, mais de reconnaissance et d’engagement à en finir avec la matrice culturelle qui a permis à un Occident impersonnel et froid de commettre l’horreur…

Par Brahim Senouci, universitaire, écrivain, journaliste

(*) Auteur d’Algérie, une mémoire à vif, 
ou le caméléon albinos, préface de Stéphane Hessel. 
Éditions L’Harmattan, Paris, juillet 2008.


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