Républicanisme, liberté et libéralisme

mardi 16 août 2011.
 

R. P. : Dans la préface française à Républicanisme. Une théorie de la liberté... , vous mentionnez notamment l’importance qu’a eue pour vous l’expérience du séminaire : en quoi cette expérience a-t-elle, selon vous, nourri le développement de l’idée de liberté comme non-domination ?

­ Ph. P. : Le fait d’observer la façon dont les responsables du séminaire s’évertuaient à « casser » la volonté des aspirants à la prêtrise a eu un impact très négatif sur moi. Je l’ai compris ultérieurement, cela a pu m’amener à considérer comme une évidence le fait que l’aspect le plus caractéristique de l’absence de liberté recouvre le fait d’être soumis à la volonté d’autrui. Et j’ai aussi appris des relations dont j’ai fait l’expérience au séminaire que les détenteurs d’une forme d’autorité peuvent vous soumettre à leur volonté sans jamais interférer de façon active. On pouvait en effet avoir le sentiment d’agir sous leur regard, un peu à la manière dont Sartre a décrit une telle expérience, et il était alors évident que s’ils vous prenaient en grippe, ils avaient le pouvoir d’interférer. On était soumis à leur volonté et dès lors, dépendants de la façon dont cette volonté pouvait évoluer, même lorsqu’ils vous laissaient « tranquilles ».

­ R. P. : Plus largement, sous l’influence de quelles expériences avez-vous été amené à vous intéresser à la philosophie politique ?

­ Ph. P. : C’est au University College, à Dublin en 1968 que j’ai commencé à m’intéresser à la politique. À cette époque, je venais régulièrement à Paris et j’ai été enthousiasmé par les événements de Mai 1968 et les idées qui ont jailli à cette époque. De retour à Dublin, j’ai alors assuré les fonctions de lecteur à mi-temps tout en poursuivant mes études doctorales, et, en mars 1969, j’ai participé à la révolution étudiante qui s’est produite à cette époque. Le premier livre que j’ai publié était un collectif réunissant des textes de jeunes universitaires et étudiants, intitulé La révolution douce (The Gentle Revolution [5]. Parmi les jeunes universitaires qui ont contribué à ce collectif, figurait Garrett Fitzgerald qui devait devenir plus tard Premier Ministre d’Irlande !

­ R. P. : De même comment est né votre intérêt pour la tradition républicaine ?

­ Ph. P. : Au milieu des années 1980, je vivais alors en Australie, j’ai commencé à penser que l’on pouvait conceptualiser la liberté politique comme un statut auquel on n’a accès qu’en relation avec les autres et non comme une condition dont on pourrait profiter en l’absence d’autrui. J’ai alors été sensible à la façon dont Quentin Skinner, que j’avais connu à Cambridge dans les années 1970 et qui était alors devenu un ami, interprétait la tradition républicaine que John Pocock avait identifié dans son travail. Là où Pocock pensait que les principaux chefs de file de la tradition romaine et néoromaine avaient défendu une conception positive de la liberté, Skinner soutenait au contraire qu’ils étaient attachés à une conception négative de la liberté. Me plongeant dans la lecture non seulement des auteurs vers lesquels Skinner m’avait ainsi orienté, mais aussi de son propre travail, j’en suis rapidement venu à penser que l’on pouvait retrouver dans cette même tradition la conception de la liberté que j’avais de mon côté commencé à élaborer de façon indépendante. Skinner n’avait pas présenté la liberté républicaine comme non-domination, mais plutôt comme non-interférence ; il pensait à cette époque que ce qui distinguait les républicains des libéraux ultérieurs était la croyance dans le fait que l’engagement civique conditionnait toute protection efficace de la liberté politique. J’ai néanmoins été convaincu que son propre travail et le corpus sur lequel il s’appuyait étayaient l’idée que la liberté requiert non pas l’absence d’interférence mais celle de domination, autrement dit l’absence de soumission à la volonté d’autrui.

­ R. P. : Sur ce point, le développement, en collaboration avec John Braithwaite, de votre travail sur la justice pénale [6] [6] Philip Pettit et John Braithwaite, Not Just Deserts,... semble avoir joué un rôle considérable dans l’élaboration de votre conception du républicanisme : qu’est-ce qui a motivé cette recherche sur la question de la justice pénale ?

­ Ph. P. : Montesquieu a avancé l’idée que l’attachement d’une société à la liberté peut être évalué à l’aune de la façon dont elle traite ceux qui ont été convaincus d’un crime. Cette idée m’a inspiré, de même que j’ai été touché par la dimension « barbare » de la vie carcérale dans la plupart des sociétés contemporaines et par ce qui m’apparaissait comme l’« insensibilité » de la perspective rétributive dominante en matière de réflexion sur la justice pénale. John Braithwaite était un collègue proche et un ami à Canberra et a proposé que nous travaillions ensemble à définir une perspective normative alternative sur la question de la justice pénale. L’examen de l’apport de la tradition républicaine s’est alors imposé à nous et nous avons rapidement acquis la conviction que cette tradition nous offrait un point de vue utile. J’en suis d’ailleurs toujours convaincu et je souhaiterais que les spécialistes de théorie politique, en particulier dans les cercles républicains, s’intéressent davantage aux questions de justice pénale. À cet égard, je salue le développement du mouvement de la justice réparatrice dans lequel John Braithwaite s’est inscrit dans ses travaux plus récents sur ces questions [7] [7] J. Braithwaite, Restorative Justice and Responsive...

­ R. P. : Vous avez également développé une collaboration au long cours avec Geoffrey Brennan : quel a été l’impact de cette collaboration sur votre travail ?

­ Ph. P. : Geoffrey Brennan, un autre collègue et ami de Canberra, m’a appris dès le début du développement de notre collaboration qu’il ne suffisait pas, dans le domaine de la théorie politique, de s’en tenir à la définition d’idéaux et qu’il était également nécessaire de s’intéresser aux institutions susceptibles de les réaliser, comme toutes les grandes figures de l’histoire des idées politiques l’ont d’ailleurs fait. L’économie de l’estime [8] [8] Geoffrey Brennan et Philip Pettit, The Economy of Esteem,... a ainsi été le fruit des discussions que nous avons pu développer en quinze ans. Ce travail s’est enraciné dans la prise en compte du fait qu’un dilemme familier dans la théorie de la mise en uvre des normes s’évanouit dès lors qu’on part de la présupposition que les gens se soucient beaucoup de l’estime d’autrui qu’elle soit exprimée ou pas. Sur cette base, on peut, sans même que cela advienne de façon volontaire, amener quelqu’un à se conformer à certaines normes partagées justes et contrôler sa conduite. Aucun coût n’est nécessairement associé au fait de faire appliquer des normes si on s’appuie sur les ressorts de l’estime. Notre livre s’intéresse ainsi à la façon dont on peut mobiliser l’estime dans l’organisation des institutions. Nous avons envisagé un dispositif de soutien des normes par une « main intangible », distincte de la « main invisible » du marché et de la « main de fer » de l’État. Au sein de la tradition républicaine, la main intangible a fréquemment été invoquée bien que pas sous le même nom évidemment. Si j’ai évoqué cet aspect de la tradition dans mon livre de 1997 sur le républicanisme [9] [9] Ph. Pettit, Républicanisme, op. cit. , cela n’a néanmoins pas été la source de mon intérêt pour cette idée.

­ R. P. : Votre analyse du concept de non-domination se réfère souvent à l’exemple de la domination masculine. Dans quelle mesure le mouvement féministe et le développement de la théorie féministe ont-ils exercé une influence sur vos recherches ?

­ Ph. P. : Une des choses qui a rendu l’idée de liberté comme non-domination attractive à mes yeux est le fait qu’elle permet d’intégrer la critique féministe de la subordination des femmes (l’« assujettissement des femmes » pour reprendre les termes utilisés par John Stuart Mill) en tant qu’elle recouvre une revendication en termes de liberté qui est sur un pied d’égalité avec les revendications politiques les plus pressantes. Appréhender la critique féministe de cette façon permet de la ressaisir comme un aspect central de la politique, un aspect qu’il est absolument impossible de négliger. Qui pourrait ne pas se soucier de la liberté ? Et dès lors, si la liberté est conçue comme absence de domination, qui pourrait revendiquer de rester indifférent aux revendications féministes ? Des considérations de cet ordre ont été importantes pour moi, dès lors que j’ai envisagé les implications normatives associées au fait de ressaisir la liberté comme non-domination comme un idéal politique central. Mais de fait, beaucoup de féministes comme Mary Wollstonecraft, avaient déjà invoqué un tel idéal de non-domination en dénonçant la condition féminine. Je ne prétends donc pas en ce sens avoir ouvert une nouvelle piste : mon but a plutôt été d’exhumer et d’approfondir une idée déjà ancienne.

­ R. P. : Une des spécificités de votre démarche tient notamment à votre souci d’établir des ponts entre psychologie, ontologie sociale et théorie politique. Ce souci est manifeste dans The Common Mind [10]. Il l’est également dans A Theory of Freedom [11] : dans ce livre, vous vous référez à Hobbes et à Kant afin de mettre en relief votre souci de renouer avec une approche compréhensive de la liberté articulant théorie de l’action et du libre arbitre et théorie politique. Qu’est-ce qui a motivé ce souci de proposer une théorie compréhensive de la liberté, en articulant si étroitement psychologie, ontologie sociale et théorie politique ? Une des branches de votre approche a-t-elle initialement eu une prééminence ou une priorité sur les autres ? Ou faut-il plutôt parler d’un développement conjoint de ces diverses branches ?

­ Ph. P. : Je pense que j’ai dès le départ été profondément influencé par l’exemple de Sartre qui dans ses premiers travaux présente une philosophie générale comprenant et articulant étroitement entre elles des prises de position dans les domaines métaphysique, épistémologique, psychologique, éthique et politique. J’ai été frappé par les liens qu’il a mis en relief entre des problèmes dans ces différents domaines et ai toujours été sensible à cela. J’ai aussi trouvé une forme d’heuristique utile à ma propre réflexion dans le fait d’effectuer des allers-retours entre différents domaines, explorant analogies et oppositions : j’appelle cela la « recherche-navette », m’inspirant de la façon dont on parle parfois de « navette diplomatique ». Ceci peut expliquer pourquoi j’ai été amené à prendre position dans un éventail si large de domaines. Quelle prise de position a été première ? En fait, j’aime à penser que je suis avant tout un tenant du « cohérentisme » qui travaille à la recherche de la mise en cohérence et de points d’articulation, mais sans traiter un domaine comme prioritaire ou premier. En ce qui concerne la genèse de ma démarche cependant, je pense que le travail que j’ai effectué dans le domaine de la psychologie et de l’ontologie sociale et que j’ai présenté dans The Common Mind a constitué un point d’ancrage et a contribué à façonner ma réflexion dans les autres domaines.

­ R. P. : Les débats sur la théorie rawlsienne de la justice ont largement dominé les débats en théorie politique au cours des années 1970-1980. Vous-même avez co-écrit avec Chandran Kukathas une introduction à la philosophie rawlsienne [12]. Vous estimez par ailleurs que votre propre théorie peut subsumer certaines intuitions centrales de la théorie de la justice et de sa version rawlsienne. Cependant votre approche s’écarte de la démarche rawlsienne sur de nombreux points, notamment sur le plan méthodologique et en ce qui concerne le contractualisme. Quels sont selon vous les points de démarcation les plus centraux entre le type de démarche que vous développez et la démarche rawlsienne ? Et quels sont pour vous les points de rencontre entre vos deux démarches ?

­ Ph. P. : En théorie formelle, on peut communément observer qu’il y a deux manières différentes d’axiomatiser un champ, c’est-à-dire différentes manières d’organiser les vérités en axiomes et théorèmes. Le républicanisme civique partage certaines idées sur les enjeux spécifiques relatifs aux politiques publiques avec le libéralisme de gauche ou modéré, en particulier avec le libéralisme rawlsien. Mais, même si l’on peut dégager des points de rencontre en matière d’action publique et en ce qui concerne les orientations préconisées dans ce domaine, il s’agit néanmoins de doctrines bien distinctes si l’on prend en compte la façon dont ces prescriptions dérivent d’une base différente, d’« axiomes » distincts pour utiliser des termes formels. L’approche républicaine subsume certaines intuitions rawlsiennes à la fois en défendant certaines mesures politiques communes et en s’inscrivant dans une veine fondamentalement égalitaire. Mais elle s’écarte de l’optique rawlsienne sur d’autres points. Elle remplace la justice comme idéal fondamental par l’idéal de la liberté comme non-domination, elle n’a pas recours à une démarche hypothétique afin d’identifier les implications de cet idéal, elle traite cet idéal comme quelque chose qu’il convient de promouvoir de façon conséquentialiste et en dégageant les conditions de la liberté, elle distingue clairement trois différentes sortes de problèmes. Ces problèmes sont tout d’abord liés à la question, relevant de la politique intérieure, de savoir comment l’État devrait organiser les choses pour promouvoir l’égale jouissance de la liberté comme non-domination entre les citoyens ; ils se rapportent ensuite à la question, démocratique et constitutionnelle, de savoir comment l’État devrait organiser ses propres procédures pour éviter de constituer lui-même une source de domination dans la vie des citoyens ; et enfin ils recouvrent la question, relative à la problématique des relations internationales, de savoir comment l’État devrait interagir avec les autres États et contribuer sur la scène internationale à promouvoir un monde dans lequel les peuples ne sont pas dominés les uns par les autres ni par des organisations comme les multinationales. Ces trois problèmes tendent à être rabattus les uns sur les autres dans la tradition qui considère la justice comme la seule catégorie normative de la théorie politique.

­ R. P. : Nombreux sont les auteurs qui insistent sur les points de rencontre entre votre approche et certaines versions modérées du libéralisme politique. Sur un plan théorique, votre démarche se démarque cependant du libéralisme politique sur de nombreux points cruciaux (outre le concept de non-domination, votre critique du contractualisme, votre défense du conséquentialisme constituent autant de points de démarcation très importants). Plus largement, quelle est votre lecture des rapports entre néorépublicanisme et libéralisme politique et a-t-elle connu d’importantes évolutions au cours des dernières années ?

­ Ph. P. : J’en suis venu à considérer qu’il y a deux variétés de républicanisme au 19e siècle et deux variétés saillantes de libéralisme. Le républicanisme classique met l’accent sur trois choses : premièrement, l’idéal de non-domination ; deuxièmement, le besoin d’une constitution mixte, c’est-à-dire d’un État de droit avec différents centres de pouvoir qui s’équilibrent ; troisièmement, le besoin d’une citoyenneté qui joue le rôle de contre-poids et de garde-fou de l’action publique. Le républicanisme classique a été débordé, dans de nombreux cas, par le républicanisme rousseauiste et kantien pour lequel, si la liberté comme non-domination reste certes l’idéal principal, la constitution mixte est, elle, rejetée en faveur d’une souveraineté populaire unique alors que le rôle du peuple est associé à la prise de décision, directe ou indirecte, dans le domaine de l’action publique ; cette tradition rivale a été façonnée en profondeur par les arguments de Bodin et Hobbes sur la nécessité d’instituer une souverain unique. Je vois le républicanisme rousseauiste comme un développement « malheureux » et je pense que son influence persiste dans le travail d’auteurs comme Hannah Arendt et Michael Sandel. Quelles sont les formes correspondantes de libéralisme ? Le libéralisme classique qui dérive de Bentham s’est opposé aux deux formes de républicanisme, en défendant une conception de la liberté formulée exclusivement en termes de non-interférence. C’est ce type de libéralisme que j’ai eu à c ur de critiquer. Mais je commence maintenant à penser que le libéralisme défendu par Constant ou Tocqueville devrait en être distingué. Il se caractérise principalement par une opposition au républicanisme rousseauiste et converge sur divers points avec le républicanisme classique. Peut-être devrions-nous le voir comme une tentative d’effectuer un retour aux racines classiques pré-rousseauistes du républicanisme. Qu’en est-il du libéralisme rawlsien ? Je pense qu’il se distingue du libéralisme classique en faisant de la justice, et non plus de la liberté, sa catégorie principale, et en élaborant les thèmes libéraux de façon très libre. Si un tel libéralisme comprend bien la liberté en termes de non-interférence, probablement sous l’influence de Berlin, ce choix joue un rôle mineur dans l’élaboration de la théorie car la liberté n’y est qu’un idéal secondaire.

­ R. P. : Toujours en ce qui concerne les enjeux pratiques de votre théorie, que vous a apporté votre dialogue avec Zapatero ?

­ !Ph. P. : La décision de Zapatero d’utiliser les idées républicaines et de s’en inspirer dans l’élaboration de ses propres politiques témoigne du fait que la théorie républicaine, contrairement à celle de Rawls, n’est pas conçue uniquement pour nous dire ce qui devrait se produire dans un contexte idéal ; elle peut défendre des propositions sur la manière de procéder à des réformes et progrès partiels y compris dans des circonstances non idéales. J’ai été rassuré par la façon dont il a pu invoquer l’idéal de liberté comme non-domination afin de soutenir et de militer en faveur d’une variété de réformes allant d’une plus grande égalité pour les femmes à l’institution du mariage gay, à la régularisation des sans-papiers, ou encore à l’introduction de meilleures mesures de sécurité sociale, voire à l’établissement de médias publics véritablement indépendants. Pourquoi ai-je accepté d’évaluer son gouvernement ? Il m’a invité à le faire après une conférence que j’ai faite à Madrid en 2004. J’ai suggéré dans la conférence qu’il aurait du mal à être à la hauteur des idéaux républicains dans le feu de l’action politique au jour le jour et, dans sa réponse, il a insisté sur le fait qu’il allait m’inviter, en signe de sa bonne foi, à évaluer son gouvernement avant l’élection suivante. Comment aurais-je pu refuser une telle invitation compte tenu du contexte dans lequel elle m’a été faite ? Mon évaluation a été positive de façon générale et j’ai trouvé le temps que je lui ai consacré très profitable en ce que cela m’a offert un aperçu sur la façon dont travaille un gouvernement dans nos démocraties contemporaines et complexes. Cette expérience m’a inspiré un livre, co-écrit avec José Luis Martí, un philosophe et juriste espagnol, et intitulé A Political Philosophy in Public Life : Civic Republicanism in Zapatero’s Spain [13]. J’espère que cela pourra fournir une analyse de cette expérience intéressante et inhabituelle d’articulation entre théorie politique et pratique.

­ R. P. : Vous avez souligné la convergence de votre démarche avec celle d’Amartya Sen. La question des rapports entre liberté-capabilité et liberté comme non-domination suscite des débats en voie de développement. Quelle est votre propre lecture de ces rapports ?

­ Ph. P. : Quand j’ai publié Républicanisme en 1997, certains lecteurs se sont demandé si la liberté comme non-domination devrait impliquer des droits allant au-delà de ceux que les libéraux prescrivent de façon routinière. La réponse est ici que ne pas être dominé par autrui dans la vie privée n’implique pas seulement des droits, mais aussi des ressources et des options. Le travailleur qui ne dispose pas de la ressource que représente la protection syndicale par exemple, de l’option de travailler ailleurs ou d’un accès à la sécurité sociale est susceptible d’être exposé à la domination d’un employeur ou d’un manager. Je pense que l’accent mis par Sen sur la nécessité de garantir que les gens aient la capabilité de fonctionner est une façon très utile de formuler ce type d’argument sur un plan plus général. Il nous propose ainsi une alternative au discours des droits car avoir la capabilité de fonctionner implique plus que l’accès à des droits spécifiques. Ainsi je suis tout à fait prêt à dire que la liberté comme non-domination implique la capabilité de fonctionnement telle que Martha Nussbaum et Amartya Sen la caractérisent. Mais je pense que la capabilité de fonctionnement ne peut être attractive sur le fond qu’à condition qu’on y ait accès comme un élément d’un régime plus large de non-domination. On pourrait considérer qu’un despote bienveillant fournit à tous ses sujets les capabilités de fonctionnement, mais il est fort peu probable que Sen serait satisfait avec une telle forme de gouvernement. Sen pourrait évidemment riposter qu’un despote même bienveillant nous prive de certaines capabilités de base, mais cela impliquerait d’étendre la notion de capabilité jusqu’à la diluer. Il me semble à cet égard que Sen devrait adhérer à l’idéal de liberté comme non-domination en inscrivant sa théorie des capabilités dans ce cadre.

­ R. P. : Vous n’avez pas développé une analyse spécifique du concept de reconnaissance même si vous abordez la notion dans The Economy of Freedom et dans votre analyse de la liberté comme contrôle discursif. Pourtant on pourrait dériver de votre théorie une approche spécifiquement politique et institutionnelle de la reconnaissance. Comment analysez-vous le développement récent des débats philosophiques sur le concept de reconnaissance ? Ces débats ont vu s’opposer des approches abordant la reconnaissance en termes d’identité chez Charles Taylor  (Multiculturalisme. Différence et démocratie...), , Axel Honneth (La lutte pour la reconnaissance) et des approches l’abordant en termes de justice (Nancy Fraser  ( Qu’est-ce que la justice sociale ?). Plus récemment, se sont développées des démarches qui entendent dépasser cette opposition en abordant la reconnaissance en termes de liberté (Nikolas Kompridis, « Strugging over the Meaning of...). Dans quelle mesure ces débats sur la reconnaissance ont-ils suscité chez vous un intérêt et comment vous situez vous par rapport aux diverses approches récemment développées de la reconnaissance ?

­ Ph. P. : Si un État offre à ses membres la liberté comme non-domination, alors il aura à identifier certains choix et certaines options comme susceptibles d’être protégés pour tous contre les particuliers et les autorités publiques. Et il devra fournir les pouvoirs légaux, économiques, sociaux, culturels et politiques auxquels les individus doivent avoir accès afin d’être protégés de façon égale dans ses choix. Dans la mesure où quelqu’un bénéficie d’une telle protection publique, le fait qu’il en jouit doit faire l’objet d’un savoir commun au sens où les autres sauront qu’ils en bénéficient, il saura que les autres savent qu’il le fait et les autres sauront qu’il sait qu’eux-mêmes le savent, etc. Ainsi la jouissance de la liberté comme non-domination requiert un statut de franchise ­ au sens où celui qui en bénéficie ne peut subir d’interférence de la part d’autrui ­ sur un plan à la fois objectif et intersubjectif, indépendamment du genre, de la religion ou de l’appartenance ethnique, l’âge ou l’orientation sexuelle. Une telle personne va commander le respect d’autrui et jouir de sa reconnaissance en un sens plein et incontesté. Ceci implique donc qu’on peut considérer la reconnaissance comme un prérequis de la liberté, certainement quelque chose qui est impliqué par elle. Elle s’articule à la fois avec l’identité et la justice mais, à mon sens, il n’est nullement besoin de privilégier l’une ou l’autre de ces articulations.

­ R. P. : Se développent en ce moment en France (Christian Lazzeri, « La reconnaissance entre échange...) et en Angleterre (Cécile Laborde, Critical Republicanism, Oxford) des démarches insistant sur l’intérêt d’une mise en dialogue de la théorie de la liberté comme non-domination et de la théorie sociale critique. Ces démarches insistent en particulier sur la fécondité d’un dialogue entre votre théorie et la sociologie critique de la domination (Max Weber, Pierre Bourdieu). Aviez-vous envisagé la possibilité d’une telle mise en dialogue lorsque vous avez développé la notion de liberté comme non-domination ? Une mise en dialogue entre votre démarche et la sociologie de Bourdieu pourrait notamment se justifier par le fait que vous vous rejoignez dans le souci de dépasser l’opposition entre individualisme et holisme.

­ Ph. P. : J’ai récemment défendu, dans le cadre d’un échange avec Habermas, l’idée que sa conception du républicanisme est rousseauiste et kantienne et que la philosophie républicaine dont je me réclame est assez proche sur divers points de son approche et plus généralement de la théorie critique. En cela, je salue les travaux récents de Cécile Laborde et Christian Lazzeri pour lesquels j’ai de l’admiration. Je suis familier des analyses sociologiques de Pierre Bourdieu et bien sûr de l’ oeuvre de Max Weber et je crois fortement en l’apport de leurs analyses dès lors qu’il s’agit de restituer les contextes institutionnels et sociaux qui favorisent la domination. Je n’ai pas moi-même l’expertise requise par ce type de démarches fondamentalement empiriques, mais je pense qu’il s’agit d’un travail absolument indispensable au développement du programme de recherches républicain. Par ailleurs, je préfère, pour ma part, ne pas parler d’une domination du cadre institutionnel et culturel sur les individus, autrement dit d’une domination structurelle, car j’associe la domination avec la soumission à la volonté d’autres êtres humains ou groupes. Mais je pense qu’en raison de la façon dont les cadres institutionnels et culturels facilitent la domination, ils sont susceptibles de faire l’objet de la même critique que celle que les sociologues invoquent quand ils parlent de domination structurelle.

­ R. P. : L’élaboration du concept de non-domination a eu pour but non pas de proposer une doctrine systématique, mais de proposer un programme de recherches. Celui-ci a impulsé le développement de démarches abordant à nouveaux frais les rapports entre républicanisme et multiculturalisme, républicanisme et féminisme, etc. Il participe également du développement de travaux sur l’économie politique auquel vous contribuez dans certains articles ainsi que dans The Economy of Esteem. Si les travaux sur l’économie politique néorépublicaine ont récemment connu des développements importants (à titre d’exemple les travaux de Stuart White sur...), la recherche sur ce sujet en est encore à ce stade dans un état inchoatif et beaucoup de travail doit être fait dans ce domaine. Quelles sont les pistes de recherches que votre travail est, selon vous, susceptible d’ouvrir dans ce domaine ?

­ Ph. P. : Oui, j’insiste sur la nécessité de penser le républicanisme comme un programme de recherche et non pas comme une théorie compréhensive. Les idées directrices du programme sont, comme je l’ai indiqué, l’idée de liberté comme non-domination en tant qu’idéal politique ; l’idée que l’État ne devrait pas avoir un seul centre de pouvoir souverain, mais être organisé suivant une constitution mixte ; l’idée que les membres de chaque État ont besoin d’être prêts à jouer un rôle contestataire autant qu’électoral s’ils souhaitent voir leur liberté garantie. Le programme que ces idées impliquent couvre trois domaines : les enjeux de politique intérieure, les questions constitutionnelles et les enjeux relatifs aux relations internationales. Dans chaque domaine nous avons besoin d’un travail philosophique sur ce que l’approche implique : un travail plus ou moins formel de modélisation de la façon dont ses pré-requis peuvent être combinés ; et un travail empirique sur les problèmes auxquels on doit se confronter ainsi que sur les diverses mesures à adopter en réponse à ces problèmes. Dans chacun de ces domaines, il y a un éventail de sujets plus spécifiques, chacun recouvrant des questions complexes. Par exemple, les questions de justice pénale ne correspondent qu’à un des enjeux de politique intérieure à aborder. Étant donné ce large éventail de question, je me réjouis du dynamisme des travaux actuels qui se rangent sous la bannière du républicanisme et je suis particulièrement enthousiasmé par les textes récemment réunis par Stuart White dans un ouvrage collectif récent  ( Stuart White et Daniel Leighton, Building a Citizen...). En ce qui concerne mes propres recherches dans le cadre de ce programme, elles se focalisent principalement sur l’État et la façon dont on peut éviter qu’il ne devienne une source de domination. J’identifie là une bonne entrée dès lors qu’il s’agit d’aborder à nouveaux frais les enjeux relatifs aux formes de vie démocratique [22]

Notes

[1] Philip Pettit, On the Idea of Phenomenology, Dublin, Scepter Books, 1969.

[2] Jacques Derrida, La voix et le phénomène. Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1967.

[3] Ph. Pettit, The Concept of Structuralism : A Critical Analysis, Berkeley, The University of California Press, 1977.

[4] Ph. Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. de l’angl. par Jean-Fabien Spitz et Patrick Savidan, Paris, Gallimard, 2004.

[5] Ph. Pettit, The Gentle Revolution : Crisis in the Universities, Dublin, Scepter Books, 1969.

[6] Philip Pettit et John Braithwaite, Not Just Deserts, Oxford, Clarendon Press, 1990.

[7] J. Braithwaite, Restorative Justice and Responsive Regulation, New York, Oxford University Press, 2001.

[8] Geoffrey Brennan et Philip Pettit, The Economy of Esteem, Oxford, Oxford University Press, 2004.

[9] Ph. Pettit, Républicanisme, op. cit.

[10] Ph. Pettit, The Common Mind. An Essay on Psychology, Society and Politics, New York, Oxford University Press, 1996.

[11] Ph. Pettit, A Theory of Freedom. From Psychology to the Politics of Agency, New York, Oxford University Press, 2001.

[12] John Rawls, « A Theory of Justice » and its Critics, Stanford, Stanford University Press, 1990.

[13] José Luis Martí et Philip Pettit, A Political Philosophy in Public Life : Civic Republicanism in Zapatero’s Spain, Princeton, Princeton University Press, 2010.

[14] Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, trad. de l’angl. par Denis-Armand Canal, Paris, Champs/Flammarion, 1999.

[15] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, trad. de l’all. par Pierre Rusch, Paris, Cerf, 2000.

[16] Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ?, trad. de l’angl. par Estelle Ferrarese, Paris, La Découverte, 2005.

[17] Nikolas Kompridis, « Strugging over the Meaning of Recognition : a Matter of Identity, Justice or Freedom ? », European Journal of Political Theory, vol. 6, 2007, p. 277-289.

[18] Christian Lazzeri, « La reconnaissance entre échange, pouvoirs et institutions. Le républicanisme de P. Pettit », Ateliers de l’éthique. Revue du Creum, vol. 4, no 2, septembre 2009, p. 81-101.

[19] Cécile Laborde, Critical Republicanism, Oxford, Oxford University Press, 2008.

[20] Cf. à titre d’exemple les travaux de Stuart White sur l’institution d’un civic minimum : The Civic Minimum : On the Rights and Obligations of Economic Citizenship, Oxford, Oxford University Press, 2003 ; pour une synthèse sur l’économie civique républicaine voir Richard Dagger, « Neo-Republicanism and the Civic Economy », Politics, Philosophy, Economics, vol. 5, 2006, p. 151-173.

[21] Stuart White et Daniel Leighton, Building a Citizen Society : The Emerging Politics of Republican Democracy, Londres, Lawrence and Wishart, 2008.

[22] Ph. Pettit, On the People’s Terms : A Republican Theory of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, à paraître.

Entretien avec Pettit Philip, réalisé par Le Goff Alice, « Entretien avec Philip Pettit. », Raisons politiques 3/2011 (n° 43) , p. 177-191

URL : www.cairn.info/revue-raisons....

DOI : 10.3917/rai.043.0177.


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