Argentine : La quête mémorielle d’Iris Pereyra

vendredi 27 avril 2012.
 

Le 24 mars 1976, des militaires fomentaient un coup d’État. À la tête de la junte, Jorge Videla orchestre une sanglante répression qui fera 30 000 morts et disparus. Quarante ans après, les familles et les collectifs des droits de l’homme réclament toujours la vérité et la justice.

Le rôle obscur de l’Eglise : Des curés de l’Option pour les pauvres ont rendu public dimanche un communiqué dans lequel ils qualifient le coup d’Etat du 24 mars 1976 de "civil, ecclésiastique, entrepreneurial et militaire".

43,23% des disparus de la dictature avaient entre 16 et 25 ans.

Iris Pereyra n’a rien oublié de cette terrible nuit du 15 avril 1976. Depuis quarante ans, elle témoigne avec une énergie qui force le respect. Devant son domicile, dans la banlieue de Buenos Aires, deux plaques commémoratives rendent hommage à Floreal Avellaneda, son fils, que tout le monde appelle affectueusement « El Negrito ». Il avait quatorze ans lorsqu’il a été emprisonné, torturé, empalé puis jeté dans le Rio del Plata. Il est l’une des 30 000 victimes du terrorisme d’État qui a ensanglanté l’Argentine de 1976 à 1983. Le 24 mars est pour beaucoup d’Argentins un bien triste anniversaire. Ce jour-là, un coup d’État militaire met fin au gouvernement d’Isabel Peron, veuve de Juan Domingo Peron. Le général Jorge Videla prend la tête de la junte, avec la bénédiction de l’oligarchie nationale. Le pays est moribond. Le péronisme a depuis un temps tourné le dos à sa devise  : « Justice sociale, indépendance économique, souveraineté politique ». Une chape de plomb s’abat alors. La guerre sale dans le cadre du plan Condor n’a plus de limites ni de frontières. L’Argentine, le Chili, la Bolivie, l’Uruguay, le Brésil ont à leur tête des régimes sanguinaires. Ils se fixent pour objectif de tuer et de détruire les militants de gauche et d’extrême gauche, les défenseurs des droits de l’homme. À leurs yeux, ils ne sont que de la vermine subversive. « Je ne veux pas parler de sale guerre. Je préfère parler d’une guerre juste qui n’est pas encore finie », osait encore déclarer en 2010 Jorge Videla au cours de l’un de ses procès pour la disparition de 33 personnes. Et de prétendre sans l’ombre d’un remords à « l’honneur de la victoire dans la guerre contre la subversion marxiste ».

Pour les tortionnaires à l’œuvre, tuer n’est pas suffisant, il faut broyer «  l’ennemi  », l’humilier

Dans son salon, Iris Pereyra a érigé un musée de la mémoire, « (s)on musée », où trônent les photos de ses petits-enfants, les distinctions qu’elle a reçues pour son combat afin que la lumière soit faite sur cette terrible période. Sur un drapeau rouge serti de badges qui sont autant de batailles livrées, on peut voir une reproduction du visage enfantin du « Negrito », la seule photographie qu’elle possède. Le 15 avril 1976 donc, « vers deux heures du matin, on a entendu des grands coups à la porte. Des hommes du régime », vraisemblablement de l’escadron de la mort de la Triple A, l’Alliance anticommuniste argentine, « étaient à la recherche de Don Floreal (son mari – NDLR). À l’époque, c’était un délégué syndical reconnu pour la grève de 1974. Il était militant du Parti communiste argentin (PCA), comme moi et El Negrito, qui avait rejoint la Fédération des jeunes communistes à l’âge de 12 ans. Floreal réussit à s’échapper ». Puis, souffle-t-elle, « El Negrito va payer pour son père ». Sa voix posée ne trahit aucune haine. Et pourtant… Les coups et les insultes pleuvent. Par trois fois, les sbires du régime font mine de les exécuter. Puis on les jette dans une voiture, les yeux bandés et les mains attachées. Ils sont transportés jusqu’au commissariat de la Villa Martelli. Tous deux subissent la « picana », un instrument de décharges électriques qui rappelle les méthodes de torture employées par l’armée française durant la guerre d’Algérie. « Je me souviens qu’ils mettaient la radio à fond. Mais j’entendais quand même les cris des autres torturés », poursuit-elle. Iris Pereyra ne sait rien de son fils. Dans ce sinistre lieu, il n’est question que d’humiliations et de violences. Jusqu’à ce jour où elle se retrouve pour quelques instants à ses côtés. « Maman, dis-leur que papa s’est enfui par les toits », supplie-t-il. Ce sont les derniers mots qu’elle entendra de son fils.

Par la suite, elle est transférée au centre militaire Campo de Mayo. « C’était l’un des plus grands camps de concentration clandestins. Plus de six mille détenus et disparus y ont été enfermés », précise-t-elle. Son corps est ravalé au rang de défouloir  : la « picana » martyrise sa poitrine, ses parties génitales… Pour les tortionnaires à l’œuvre, tuer n’est pas suffisant, il faut broyer « l’ennemi », l’humilier. Pour l’exemple. Le curé présent dans ce camp de la mort enjoint les reclus de prier pour sauver leur âme. Iris Pereyra figure parmi les rares survivants de Campo de Mayo. Elle sera par la suite incarcérée à Olmos puis à la prison Devoto. Elle restera recluse 27 mois sans rien savoir du « Negrito ».

Lorsqu’elle recouvre la liberté, elle est désorientée au point de ne même plus pouvoir compter des pièces de monnaie. Elle apprendra par la suite que le 15 mai 1976, sur les côtes de Montevideo, un couple de touristes suédois a découvert un grand sac où sont entassés huit cadavres. « Le corps de Negrito était gonflé par l’eau mais il a pu être identifié en raison de son tatouage  : un cœur avec ses initiales », dit-elle d’une voix blanche.

Commence alors avec son mari Don Floreal une longue quête judiciaire inachevée. Comme les autres familles des 30 000 victimes, Iris Pereyra ne pourra déposer plainte qu’une fois la dictature enterrée. En 1985, les procès des dignitaires du régime s’ouvrent enfin, dont celui de Jorge Videla, condamné à la prison à vie pour soixante et un assassinats, enlèvements et tortures d’opposants. L’Argentine devient alors une pionnière en matière de justice. La présidence de Raul Alfonsin cherche à solder les années de plomb. Mais la démocratie atrophiée de Carlos Menem absout le dictateur et les autres bourreaux avec les lois dites « devoir d’obéissance » et « Punto final », dictées, en 1986 et 1987, par les forces armées. Il faudra attendre 2005 pour que ces lois d’amnistie soient enfin abrogées. « Nous ne sommes pas restés les bras croisés », affirme Iris. Le 27 avril 2009, 33 ans après les tragiques événements, le mégaprocès pour enlèvement, séquestration et assassinat de son fils s’ouvre. Les horreurs perpétrées à Campo de Mayo sortent de l’ombre. Le 12 août, le général Omar Riveros est condamné à la perpétuité pour crimes contre l’humanité. Comme son mentor Videla, il ne regrette rien, et justifie les violations des droits de l’homme au prétexte que ses victimes n’étaient selon lui que des « terroristes ».

«  La culture de la répression va pénétrer toutes les sphères de la société  »

Les instigateurs du plan Condor liquident de manière massive et sélective les opposants. Cette internationale du crime prétend contenir la « menace communiste » qui souffle sur le continent depuis la révolution cubaine de 1959 au nom de desseins politiques. « Leur projet était de modifier en profondeur la société, et surtout le modèle économique, en instaurant le néolibéralisme. Ce n’est pas qu’un phénomène argentin  ; c’est vrai dans toute l’Amérique depuis le renversement de Jacobo Arbenz au Guatemala » en 1954 par un coup d’État orchestré par la CIA, explique la directrice de la Ligue argentine pour les droits de l’homme, Graciela Rosenblum. « Pour construire ce changement structurel, la culture de la répression va pénétrer toutes les sphères de la société », ajoute-t-elle. L’institution qu’elle dirige, la plus ancienne de l’Argentine, est à l’origine des nombreux procès qui ont eu lieu cette dernière décennie. « Environ 1 500 personnes ont été inculpées du délit de lèse-humanité et près de 1 000 ont été condamnées, précise-t-elle. Il s’agit en majorité de cadres moyens et des hauts gradés des structures répressives » qui ont sévi dans plus de 500 centres clandestins de détentions. Mais le compte n’y est pas. Des civils, qu’ils soient chefs d’entreprise ou à la tête des médias de l’époque et qui ont participé d’une manière directe ou indirecte à la macabre chasse aux sorcières des progressistes, doivent eux aussi répondre de leurs actes, estiment les organismes des droits de l’homme.

Comme chaque jeudi, les Mères et désormais Grands-Mères de la place de Mai défilent sur ce lieu central de la capitale. En 1976, elles n’étaient que quatorze à tourner autour du monument voisin du siège présidentiel, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme pour mieux remonter le temps. Ce temps où leurs enfants ont été enlevés. Elles ont osé défier le bourreau Videla. « Pas un pas en arrière », clament-elles. Encore aujourd’hui, elles martèlent que « les idéaux des disparus vivent encore ». Ces femmes au célèbre fichu blanc, symbole du lange de leur progéniture, ne cessent de dénoncer « le butin de guerre », à savoir leurs petits-enfants, arrachés des bras de leur mère – leur fille –, que les bourreaux ont confiés aux familles de dignitaires du régime. Plus d’une centaine d’enfants volés ont été retrouvés grâce leur action mais les grands-mères sont toujours en quête de 400 autres « parce que la jeunesse est ce que la vie a de plus merveilleux », soutient Hebe de Bonafini, la présidente des Mères de la place de Mai, dont deux des enfants ont été séquestrés puis tués.

Iris Pereyra s’est rendue à trois reprises en Uruguay pour retrouver le corps de Floreal. Les juges lui ont opposé une fin de non-recevoir, ce pays étant encore garrotté par la loi dite de « caducité », qui assure une parfaite impunité aux auteurs des crimes commis durant les dictatures. « Nous sommes allés au cimetière où il avait été enterré. La page du registre où figurait son identité a été arrachée », déclare-t-elle. La dépouille de son fils a elle disparu… « Nous ne baisserons jamais la garde tant que la justice ne sera pas rendue », assure cette mère courage au nom de son fils et des 30 000 femmes et hommes victimes du terrorisme d’État.


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