Rapporteur spécial des Nations-Unies, Olivier De Schutter a besoin des médias pour faire entendre son message. Il peut compter sur Marie-Monique Robin, qui vient de lancer sa propre maison de production audiovisuelle. Comment nourrir les gens : c’est le titre provisoire du documentaire que prépare Marie-Monique Robin, et qui inaugurera sa nouvelle maison de production audio- visuelle, m2rfilms. Après Le monde selon Monsanto et Notre poison quotidien, la journaliste veut en effet démontrer qu’une agriculture « sans pesticides et sans chimie » est une alternative possible au modèle agricole « industriel ». Une bande- annonce du futur film, déjà en ligne sur le site de m2rfilms, présente Hugh Grant, PDG de Monsanto, Jean-Charles Bocquet, directeur de l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP) et Jérome Péribère, de Dow AgroSciences, qui affirment à tour de rôle qu’il est impossible de nourrir l’humanité sans recourir aux pesticides et aux engrais chimiques. En contre-point, MMR met en scène le juriste belge et professeur de droit Olivier De Schutter, qui rétorque : « C’est une croyance non fondée. Nous n’avons jamais voulu croire à l’efficacité d’un modèle agricole différent et nous n’avons donc jamais essayé de montrer qu’il pouvait être hautement productif. »
Unis au sein de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme
L’intervention d’Olivier De Schutter dans un documentaire de Marie-Monique Robin n’a rien de surprenant. Les deux personnages ont de nombreuses fréquentations communes. En effet, avant d’avoir été nommé rapporteur spécial des Nations-Unies sur le droit à l’alimentation en 2008, Olivier De Schutter était secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), un poste précédemment occupé par l’avocat parisien de MMR, Me William Bourdon. Comme ce dernier, Olivier De Schutter milite de longue date pour les droits éco- no-miques et sociaux des « victimes » des sociétés transnationales. C’est d’ailleurs cette raison qui l’aurait conduit à s’intéresser aux questions agricoles. « L’alimentation permet de poser la question de l’im- pact de la mondialisation économique sur les droits de l’homme », déclare-t-il, pour expliquer les motivations de son travail au sein de l’instance onusienne. Tout naturellement, Olivier De Schutter s’est entouré de plusieurs anciens collaborateurs de la FIDH. Dans sa garde rapprochée figure notamment Gaëtan Vanloqueren, qualifié d’« agroéconomiste », et aujourd’hui son principal conseiller sur ce dossier. Formé lui aussi à l’Université catholique de Louvain, Gaëtan Vanloqueren a été le porte-parole d’Actions Birmanie. À ce titre, il a participé à plusieurs missions d’enquêtes coordonnées par Olivier De Schutter, alors secrétaire général de la FIDH. Le volet juridique du dossier birman était pour sa part suivi par Me Bourdon qui, dès 2002, a porté plainte contre TotalFinaElf pour son action en Birmanie. Le combat contre les multinationales est donc une passion commune pour William Bourdon, Marie-Monique Robin et Olivier De Schutter.
Éloge de la paysannerie
Depuis sa nomination en tant que rapporteur spécial des Nations-Unies, Olivier De Schutter affiche son rejet « des grandes plantations agricoles », ainsi que son souhait de préserver et d’étendre l’agriculture paysanne, basée sur la mixité polyculture-élevage. « Toutes les études au Nord comme au Sud convergent pour dire que la petite agriculture familiale peut être extrêmement productive à l’hectare. Pour une même surface de terre, si l’on combine toutes les cultures et parfois les produits laitiers liés au fait que ces petites exploitations ont des animaux, si l’on combine tout cela, le petit agriculteur familial produit davantage à l’hectare que la toute grande plantation très fortement mécanisée et qui pratique des monocultures », affirme le juriste. Des propos qui n’ont rien de nouveau. Dès 1941, l’écrivain français Henri Pourrat estimait lui aussi que les petites exploitations répondaient mieux aux critères économiques que l’agriculture « équipée à la moderne ». « Avec sa grange, son fenil, avec son jardin où sont les ruches de paille, avec ses hangars et ses fagotiers autour de quoi quêtent les poules, chacune de ces fermes est orga- nisée pour nourrir une famille et fournir quelque peu de son surplus aux gens du bourg ou de la ville. Sait-on que ces petits biens produisent autant, à surface égale, que la grande exploitation équipée à la moderne ? », écrivait Pourrat. La réalité économique lui a pourtant donné tort.
L’influence du Pr Baret
Olivier De Schutter a présenté les grandes lignes de son projet agricole le 8 mars 2011 devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Intitulé Agroécologie et droit à l’alimentation, son rapport est censé démontrer que « l’agroécologie peut doubler la production alimentaire de régions entières en dix ans tout en rédui- sant la pauvreté rurale et en apportant des solutions au changement climatique ». Le juriste n’a pas découvert l’agroécologie par hasard. Il en doit la connaissance à Gaëtan Vanloqueren, qui participe à un groupe d’étude sur ce sujet. Présidé par le Pr Philippe Baret, responsable de l’unité de recherche en génétique de l’Université catholique de Louvain et co-auteur de plusieurs articles avec Gaëtan Vanloqueren, ce groupe très discret a fourni les idées directrices du rapport d’Olivier De Schutter. « L’idée de l’agroécologie, c’est d’utiliser l’énergie du soleil comme input et d’obtenir, avec du travail humain et de l’organisation, de la nourriture », indique Philippe Baret, qui veut ainsi préparer la fin « imminente » du pétrole. La fertilisation proviendrait principalement du recyclage des déchets, et la lutte contre les parasites serait assurée par un équilibre naturel entre prédateurs. Bref, rien qui n’ait déjà été largement développé dans les années trente par sir Albert Howard,mais qui n’a jamais vraiment démontré une quelconque efficacité...
Comme l’admet Philippe Baret, tout reste à inventer, puisqu’« on ne dispose pas des connaissances pour faire des systèmes différents de celui du système intensif ». D’autant plus que, comme le note pour A&E Gaëtan Vanloqueren, l’agroécologie consiste également à renforcer le rôle des organisations paysannes « afin qu’elles puissent co-construire un modèle basé sur leurs connaissances ». « Cette approche se distingue de celle de Michel Griffon, qui s’appuie sur le concept d’intensification écologique », précise le conseiller du rapporteur des Nations-Unies, qui a profité de la crise alimentaire de 2008 pour proposer son propre projet agricole.
Une transition de l’agriculture
Comme beaucoup d’autres, le juriste plaide en faveur d’une régulation des marchés agricoles et de la constitution de stocks alimentaires afin de lutter contre la volatilité des prix. Un combat qu’il partage avec le ministre français de l’Agricul- ture, Bruno Le Maire. Mais là ne s’arrêtent pas les souhaits du rapporteur spécial des Nations-Unies, qui veut surtout faciliter la transition de l’agriculture vers « un type d’agriculture à faible émission de carbone, économe en ressources, qui bénéficie aux agriculteurs les plus pauvres ». « Les méthodes agroécologiques sont plus efficaces que le recours aux engrais chimiques pour stimuler la production alimentaire dans les régions difficiles où se concentre la faim », a affirmé Olivier De Schutter lors de la présentation de son rapport. Pour preuve, 286 projets conduits dans 57 pays auraient entraîné une augmentation du rendement moyen des récoltes de 80 %. Miser sur l’agroécologie permettrait ainsi de subvenir aux besoins alimentaires des 9 milliards d’habitants attendus en 2050, note le juriste belge. Encore faudrait-il accepter une réduction subs- tantielle de la consommation de viande, précise pour sa part le Pr Baret !
Réactions élogieuses
À peine rendue publique, l’initiative d’Olivier De Schutter a suscité les éloges de plusieurs associations écologistes. « Olivier De Schutter confirme que les tech- niques de l’agriculture biologique permettent d’obtenir des rendements beaucoup plus importants que l’agriculture conventionnelle (chimique) dans tous les milieux non tempérés – c’est-à-dire sur l’essentiel de la planète, à l’exception de l’Europe et de l’Amérique du Nord », se réjouit ainsi Agir pour l’Environnement. « Il appuie ses conclusions à la fois sur plusieurs études de grande ampleur (comme celle de l’Université d’Essex dans 57 pays), et sur des exemples très concrets pris à travers l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud », poursuit l’association, qui conclut : « Une fois de plus, les faits objectifs contredisent de façon cinglante l’affirmation de comptoir qui voudrait que la bio obtienne prétendument de plus faibles rendements : seules les agricultures conventionnelles européennes et nord-américaines sont plus productives que la bio, pour des raisons qui ne peuvent être ni extrapolées ni généralisées au reste du monde. » Pour sa part, Marie-Monique Robin a déjà fait savoir qu’elle s’appuiera notamment sur le rapport d’Olivier De Schutter pour réaliser son futur documentaire sur l’agriculture « sans pesticides ni produits chimiques ».
Rien sur l’Agriculture Biologique !
Sauf que l’agroécologie et l’agriculture biologique sont deux choses différentes. Ce qu’admet volontiers Gaëten Vanloqueren. Son rapport s’appuie d’ailleurs principalement sur les travaux du PrJules Pretty, de l’université d’Essex, à l’origine de « la plus vaste étude jamais réalisée sur les approches agroécologiques ». Parue en 2006 dans la revue Environmental Science & Technology, cette « méta-étude » intitulée Resource-Conserving Agriculture Increases Yields in Developing Countries couvre moins de cinq pages ! Et ses conclusions sont sans ambiguïté : « Il n’est pas certain que des avancées dans l’agriculture durable, apportant des avantages proportionnels à ces projets, vont permettre de satisfaire les futurs besoins alimentaires dans les pays en développement, alors que ceux-ci connaissent une croissance démographique constante, l’urbanisation et la transition d’une alimentation vers des régimes plus riches en viande. Même les accroissements substantiels de rende ments rapportés dans l’étude pourraient ne pas suffire. Toutefois, une utilisation plus répandue de technologies économes en ressources, combinée avec d’autres innovations dans les génotypes du bétail et des cultures, contribuerait à une aug- mentation de la productivité agricole. »
Autrement dit, le Pr Pretty n’arrive pas du tout aux mêmes conclusions qu’Olivier De Schutter. Bien au contraire : il estime possible d’augmenter les rendements en introduisant un peu d’agronomie dans les systèmes très peu productifs, largement répandus dans les pays pauvres. En effet, de nombreux exemples montrent qu’avec des pratiques agricoles améliorées, on peut faire passer les rendements de maïs en Afrique de 1 tonne à l’hectare à... 2, alors qu’ils peuvent atteindre 15 tonnes dans certaines conditions en Europe et aux États-Unis !
En outre, nulle part le Pr Pretty ne traite d’agroécologie, sa spécialité étant l’agri- culture durable. C’est d’ailleurs à ce titre que le chercheur siège depuis plus de dix ans au comité de conseil de la multinationale agroalimentaire Unilever, et qu’il a rédigé en 2001 une étude intitulée Reducing Food Poverty with Sustainable Agriculture : A Summary of New Evidence pour le compte de... Greenpeace Allemagne !
Des exemples très marginaux
Restent les « exemples très concrets pris à travers l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud », mentionnés dans le rapport d’Olivier De Schutter. Notamment un projet d’agroforesterie en Tanzanie, qui couvre 350 000 hectares de terres réhabilitées, un deuxième projet d’agroforesterie au Malawi censé remplacer à terme le programme de sub-ventions pour l’achat d’engrais chimiques qui, lui, a permis de booster l’agriculture du pays, un projet de maîtrise des insectes ravageurs par une stratégie « répulsion-attraction » testée au Kenya, et enfin l’utilisation de canards et de poissons dans les rizières afin de combattre les parasites. « Les canards mangent les mauvaises herbes et leurs graines, des insectes et d’autres nuisibles ; le travail de désherbage, habituellement effectué à la main par des femmes, diminue, et les excréments des canards se transforment en nutriments pour les végétaux », note le rapport. « Ce système a été adopté en Chine, en Inde et aux Philippines. Au Bangladesh, l’Institut international de recherche sur le riz indique que les rende- ments des cultures ont augmenté de 20 % et que les revenus nets cal-culés sur la base des coûts nominaux se sont accrus de 80 % », poursuit Olivier De Schutter. Mais peut-on sérieu-sement affirmer, à partir de ces quelques exemples bien marginaux, que « pour nourrir le monde, l’agroéco- logie surpasse l’agriculture industrielle à grande échelle » ? Rien n’est moins sûr.
Pourtant, nul doute que Marie- Monique Robin ira encore plus loin ! À grand renfort d’images somptueuses tour-nées en Afrique et en Asie, elle fera découvrir ces magnifiques projets, illuminés par les visages radieux de ces hommes et femmes qui en sont à l’origine. Comme dans son précédent reportage, où elle laissait entendre que la vie est tellement agréable dans les campagnes reculées de l’Inde, où ne sévissent ni cancer ni obésité – mais où l’espérance de vie est de dix ans inférieure à celle des « épouvantables » grandes villes indiennes –, elle fera croire que ces projets constituent la réponse au défi que représentent les besoins alimentaires de la planète. Au final, Marie-Monique Robin et Olivier De Schutter – qui disposent d’un niveau de vie et des facilités typiques des grandes cités– proposent ni plus ni moins de maintenir les habitants des régions les plus pauvres dans une société majoritaire- ment rurale. Qu’importe que ces régions ne disposent que de très rares infrastructures telles qu’hôpitaux publics, centres de recherche et d’éducation ou encore lieux d’échanges culturels et de divertisse-ments ! Le plaisir d’une soirée à l’Opéra Bastille, d’une promenade le long du Lac Léman ou d’un repas au très sélect Cercle Gaulois de Bruxelles reste un petit privilège que l’on ne partage visiblement pas si facilement...
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