Elections ou tirage au sort (texte du réseau des Objecteurs de croissance)

jeudi 29 décembre 2011.
 

Beaucoup de démocrates sincères, y compris parmi les objecteurs de croissance, font toujours de l’élection un horizon indépassable de l’expression démocratique ( ce qui cautionne par ailleurs les guerres extérieures pour permettre la tenue « d’élections démocratiques » ). Ils attribuent en général les manquements démocratiques du système représentatif à sa mauvaise utilisation, à la manière d’élire, aux restrictions du suffrage, au non respect des promesses électorales, au manque d’éthique des élus, etc... mais jamais à l’élection en elle-même.

Pourtant, il nous faudra admettre que l’élection, qui légitime le système représentatif, est depuis ses origines un sérieux frein à la démocratie, qu’elle comporte des traits oligarchiques jusque dans les partis ouvriers ( M. Ostro-gorski, 1890 et R. Michels, 1911 ), que ces traits s’accentuent depuis plusieurs décennies et qu’ils participent à l’oligarchisation en cours des sociétés, au point qu’aujourd’hui « nous ne sommes déjà plus en démocratie, mais en oligarchie » ( H. Kempf, « l’oligarchie ça suffit.. », 2009 ).

Il nous faudra donc montrer que l’élection possède intrinsèquement de solides propriétés aristocratiques incom-pressibles qui font obstacle à une démocratisation. Et en particulier démontrer que les élites représentatives ont des difficultés structurelles à agir dans l’intérêt des petites gens.

Le procès de l’élection

Il est assez bien établi depuis deux décennies.

1 : l’élection est de la nature de l’oligarchie : pour toute la philosophie politique jusqu’à Rousseau, la démocratie est directe ou n’est pas : « Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par le choix est de celle de l’oligarchie » écrivait Montesquieu ( « De l’esprit des lois », livre 2, chapitre 2 ), en complète adéquation avec Aristote : « Il est démocratique, par exemple, de tirer au sort les magistrats ; oligarchique, de les élire » ( « Les politiques », livre 3, chapitre 9 ) ; mais il s’agit pour tous les auteurs d’une évidence qui n’a pas à être expliquée.

2 : écarter le peuple en corps : lorsque les révolutionnaires des 17° et 18° siècles en Angleterre, aux Etats-unis et en France ont mis en place le régime d’élections que nous connaissons encore aujourd’hui, ils ne voulaient pas instaurer une démocratie, et l’expliquaient : « il faut écarter le peuple en corps du gouvernement » pour créer un « corps choisi de citoyens » appelés à devenir « une classe de professionnels de la politique » écrivait ainsi l’abbé Sièyès, qui a inspiré toutes les constitutions de la période révolutionnaire (« dires de l’abbé Sièyès sur la question du veto royal », 1789 ).

3 : la distinction élective : la science politique a confirmé, certes tardivement, les intuitions des anciens concer-nant la nature aristocratique ou oligarchique de l’élection ( voir Bernard Manin, « principes du gouvernement repré-sentatif », 1995 ). Au delà des analyses sujettes à controverses, quatre facteurs, qu’on ne peut pas supprimer complètement, contribuent indiscutablement à donner des résultats inégalitaires et expliquent que les élus ne peu-vent pas ressembler à leurs électeurs.

L’élection sélectionne préférentiellement les plus connus ( contrainte cognitive ), ceux qui paraissent les meilleurs ( contrainte de choix ), ceux qui disposent de temps, d’argent ou de relations ( contrainte de temps ) et enfin ceux qui disposent de traits psychologiques particuliers susceptibles de plaire à leurs concitoyens, comme paraître sympathique, car l’élection est irréductiblement un choix de personnes ( contrainte de personnes ).

Lorsqu’il y a plusieurs degrés d’élections, le principe distinctif constitutif de l’élection est démultiplié ; ainsi, les élus de deuxième niveau comme ceux des exécutifs ressemblent encore moins à leurs concitoyens que ceux élus directement. Le principe de distinction constitutif de l’élection l’emporte alors nettement sur le principe de ressem-blance qui caractérise une démocratie.

4 : des traits oligarchiques masqués mais renforcés : si l’élection possède en elle même des propriétés aristo-cratiques, elle a aussi des traits indiscutablement démocratiques comme l’égalité des suffrages. Or, on n’est pas habitué à voir dans un acte unique et simple comme le vote deux propriétés opposées ; de plus, l’avènement du suffrage universel au 19°siècle puis des partis politiques au tournant du 20°siècle ont incontestablement démo-cratisé les systèmes représentatifs, mais du même coup, ont contribué à obscurcir notre perception de l’élection ; c’est pourquoi la réflexion philosophique contemporaine a été comme « frappée de cécité » ( B. Manin, ibid. ) sur les propriétés aristocratiques de l’élection, même lorsque celles-ci l’ont emporté à nouveau ; la double face – aris-tocratique et démocratique – de l’élection entretient aussi l’ambiguïté et permet d’y voir ce que l’on préfère. Comme le dit joliment P. d’Iribarne, « Compte tenu du caractère sacré du secret de l’isoloir, la pureté de la procédure fournit un voile pudique à l’impureté du résultat. » (« Vous serez tous des maîtres, la grande illusion…. », 1996, p.126 )

A partir des années 1960, l’avènement de la télévision a inversé le rapport de force entre les grands élus et leur parti ; la notoriété médiatique, principalement télévisuelle, a dans une large mesure affranchi les élus du contrôle de leurs partis ; significativement, ils reversent aujourd’hui à leur parti une part de leurs indemnité nettement infé-rieure à celles qu’ils reversaient dans les années 1950 ; paradoxalement, la proximité subjective induite par la télé-vision a accru la distance objective entre élus et électeurs, comme le montrent toutes les études sociologiques : les grands élus d’origine populaire sont beaucoup moins nombreux qu’il y a seulement 40 ans.

5 : une promesse d’obéissance : l’élection moderne est issue du moyen âge et était d’abord comprise comme une promesse d’obéissance, fiscale à l’origine ( et plus tard seulement comme un acte de consentement source de légitimité politique ). En effet, la notion de représentant n’existait pas sous l’antiquité, elle fut inventée empiriquement par les monarchies anglaises puis françaises aux 12°-13° siècle : en faisant élire dans les corporations des représentants chargés de négocier avec l’administration royale le montant des impôts, les monarchies ont pu constater que les impôts rentraient mieux. « Ce beau système a été inventé dans les bois », notait Montesquieu. ( « Esprit des lois », livre 11, chapitre 6 ) On retrouve avec la modernité un écho de cette promesse d’obéissance médiévale les soirs d’élections : la faiblesse de la participation est déplorée alors que les résultats ont été annoncés avec certitude avant la fin du dépouillement, ce qui devrait suffire à prouver l’inutilité de la participation quant au résultat. Dès lors, pourquoi déranger tout le corps électoral si le même résultat peut être obtenu à partir d’un échantillon ? Quel est le puissant non dit, dans une société qui se targue d’être rationnelle, permettant de déranger inutilement et sans problème des dizaines de millions de citoyens ? Et si ce n’est le résultat, que peut-il y avoir d’important sinon la participation en elle même ? En votant, l’électeur délègue une part de sa souveraineté théorique et a le sentiment de « participer », même indirectement, ce qui lui crée en retour un sentiment d’obligation quant à l’acceptation du résultat, et c’est ce qui importe réellement.

Dès lors, il n’est pas exagéré d’affirmer que la fonction principale de l’élection est de mieux garantir l’obéissance populaire à des décisions souveraines prises par une aristocratie élective se partageant les postes dans un jeu de chaises musicales.

6 : capitalisme et représentation font système : la proximité chronologique entre l’avènement du capitalisme et le triomphe du système représentatif aux 17°-18° siècles devrait être le signe décisif d’une complémentarité des deux ; la représentation professionnelle est elle même un produit de la division du travail ; pour la bourgeoisie, la politique exercée directement est une perte de temps, alors qu’il lui faut travailler et accumuler ; mais il lui faut aussi contrôler les décisions politiques pour contrôler les impôts et continuer à faire des affaires ; l’élection permet cela car elle est essentiellement une procédure de jugement, à intervalles réguliers, sur le pouvoir en place ; d’où la préférence de la bourgeoisie pour l’élection et sa tendance à vouloir en faire l’unique source de légitimité. On est donc fondé a considérer avec T. Fotopoulos ( « Vers unedémocratie générale », 2002, assez peu repris malgré S. Latouche, 2006 et 2010 ) que capitalisme et représentation font système et qu’il est donc illusoire de vouloir combattre l’un en se servant de l’autre. Même si la représentation est une « déception permanente » ( B. Manin ) et donc que le système représentatif évolue, les tentatives habituellement évoquées pour le démocratiser sont contre productives, illusoires ou insuffisantes ; elles nous paraissent même souvent naviguer aux confins de la naïveté et de l’hypocrisie, mais nous devons être brefs ; par exemple, l’ouverture à la société civile : la cooptation d’élites de la société civile par les partis renforce logiquement les propriétés aristocratiques de l’élection, car il s’agit justement d’élites qui prennent la place de militants moins distingués ; l’interdiction du cumul dans le temps aboutirait certes à une déprofessionnalisation politique relative, mais les élites électives deviendraient alors irresponsables sans échéances électorales, ce qui renforcerait les traits aristocratiques de l’élection ; le mandat impératif est depuis les origines un mythe complémentaire du mythe de la représentation, tous les mandats étaient même réputés impératifs jusqu’à l’époque moderne, mais il n’a jamais pu avoir de réalité juridique ; la révocabilité des élus peut être effective mais est toujours restée rare car il s’agit en fait d’élections bis, etc...

Le référendum est effectivement un outil de démocratie directe, mais sa répétition pose problème car les citoyens n’auraient tout simplement pas le temps de s’informer ; le référendum permanent ressemblerait alors à de gros sondages coûteux qui rendraient des décisions irréfléchies. Il est la preuve par l’absurde que la gestion du temps est décisive dans tout projet de démocratie directe.

Revenir sur le monopole de l’élection

Quelle que soit la manière d’élire, le principe électif crée donc naturellement une aristocratie élective qui est une des composantes de l’oligarchie ; la fonction de cette aristocratie élective est de faire accepter - avec l’aide d’autres pouvoirs, comme le pouvoir médiatique actuellement, des décisions favorables à l’oligarchie, par exemple les privatisations ou les baisses d’impôts, tout en tenant compte d’une possible sanction électorale populaire. C’est justement cette insécurité qui vassalise le personnel politique à ses intérêts de carrière et aux autres composantes de l’oligarchie.

La collusion des élites politiques, économiques et médiatiques, régulièrement évoquée, ne nous apparaît donc plus comme un dysfonctionnement à dénoncer, pour y remédier par d’illusoires amendements à la représentation, mais comme une norme à prendre en compte.

Pour autant, il n’est ni possible ni souhaitable de supprimer l’élection, principalement parce qu’elle crée un sentiment d’obligation facteur de cohésion et d’obéissance sociale, contrairement aux autres modes de désigna-tion. Mais aussi parce que l’élection, bien qu’elle soit irréductiblement un choix de personnes, est aussi le plus souvent un choix de projet politique exprimant pacifiquement les oppositions au sein d’une société ; en bref, l’élection, bien qu’elle soit aussi source de blocages. de par la concurrence qu’elle génère automatiquement, comme par exemple le clivage mécanique gauche – droite, divise et crée du dissensus qui politise et dynamise une société.

Ce qui devrait plutôt importer pour les démocrates sincères, c’est de revenir sur le monopole de l’élection comme source exclusive de légitimité politique. Pour cela, nous devons nous inspirer des fondamentaux de la philosophie politique ancienne.

Nous verrons donc que le tirage au sort est le seul mode de désignation intrinsèquement démocratique, mais qu’il possède des propriétés qu’il faut connaître pour pouvoir l’utiliser efficacement.

En préambule, si le sort comme mode de désignation politique nous paraît stupide par définition, il nous a fallu expliquer pourquoi les anciens athéniens, qui étaient loin d’être politiquement naïfs, ont pu généraliser l’usage du sort pour les fonctions politiques pendant près de deux siècles sans soucis majeurs ; nous avons donc dû réinter-préter l’histoire ; alors que les anciens associaient le sort à la démocratie, les modernes ont associés le sort au divin : si les athéniens utilisaient le sort, c’était pour des raisons religieuses ; inutile donc d’y réfléchir pour nos sociétés sécularisées. Cette Interprétation commode, qui permet de justifier le monopole de l’élection, reste domi-nante depuis deux siècles, mais résiste mal à l’analyse, c’est pourquoi d’autres interprétations, moins limpides, ont été plus récemment ajoutées : société de face à face, étroitesse géographique de la cité - état, existence de l’esclavage, primauté des postes électifs, etc..

Ces interprétations ne tiennent pas principalement parce qu’elles omettent d’intégrer le fait que les anciens athé-niens avaient généralisé le tirage au sort en politique bien après avoir inventé l’élection, qu’ils utilisaient toujours régulièrement aussi : avaient-ils constaté que les aristoï ( qui signifie les « bons, beaux, riches, honnêtes, qui ne travaillent pas » ) occupaient tous les postes électifs ? Dans une société élitiste mais sourcilleuse sur l’égalité politique, ils semblent que les athéniens admiraient leurs aristoï, mais pas au point de leur laisser tous les postes de décisions politiques ; d’où le recours de plus en plus fréquent au tirage au sort tout au long des deux siècles de démocratie ; à partir du IV° siècle avant JC, seuls des tribunaux tirés au sort et présidés par dix Nomothètes, eux même tirés au sort parmi des volontaires, avaient le pouvoir de modifier les lois ( voir la magistrale démonstration de M. H. Hansen, « la démocratie athénienne à l’époque de Démosthènes », 1992 ). C’est que le sort présente certaines qualités.

« Le sort est de la nature de la démocratie » ( Montesquieu )

1 : le sort seul est automatiquement représentatif : un échantillon sélectionné au hasard ressemble à l’ensemble, contrairement à un échantillon sélectionné par tous autres moyens comme le concours, la cooptation, ou l’élection comme on l’a vu. Cette benoîte évidence, qui explique l’absence d’explications des anciens, a dû être disséquée, face à l’incrédulité, par l’allemand Peter Dienel, père de la théorisation des conférences du consensus dans les années 1970, à l’aide de la métaphore du pot de confiture, expliquée en ces termes : « si vous touillez bien dans le pot avec la cuillère, le contenu prélevé avec la cuillère a exactement la même composition que le con-tenu du pot. » Si l’on souhaite connaître ce que pense ou veut le peuple, la première démarche est donc de convo-quer un peuple en miniature, de la même manière qu’avec une cuillère dans un pot. On reste stupéfait des sommes d’éruditions déployées pour tourner autour de cette évidence sans jamais l’évoquer ( voir par exemple P. Rosanvallon, « Le peuple introuvable », 2001 )

Insistons : le sort incarne divinement la démocratie, pourrait-on dire ; l’individu tiré au sort ne doit son poste qu’au hasard et à rien d’autre, ce qui peut paraître peu performant ; pourtant, l’ensemble des individus tirés au sort ressemble logiquement à l’ensemble de la population et un tel résultat est impossible avec tout autre mode de désignation ; comme il est vraisemblable que la composition d’une instance de décision influe sur la décision, le sort devient une condition nécessaire, bien que non suffisante, pour garantir que les décisions seront prises dans l’intérêt du plus grand nombre. On reste étonné que le sort ait pu être le grand oublié de la philosophie politique contemporaine ; l’oubli du sort pourrait même être considéré comme une preuve récurrente de la « trahison des clercs » chère à Julien Benda ( 1926 )

2 : le sort garantit mieux l’impartialité des décisions et limite la corruption ; on peut supposer qu’un échantillon sélectionné correctement par le hasard sera plus apte à résister à des considérations extérieures à l’intérêt général, tandis que les soucis de carrières sont constitutifs d’une professionnalisation induite quasi mécanique-ment par la procédure du concours ou par la procédure élective. De même, le sort rend plus difficile la corruption pour le corrupteur, en raison de la rotation excessive des potentiels corrompus ; la corruption s’ancre naturellement dans les positions établies ou les carrières en élaboration ; il est plus compliqué de corrompre quelqu’un qu’on ne connaît pas, qui n’est que temporairement en poste, et qui de surcroît n’est jamais en position de prendre seul des décisions ; la corruption devait être un aspect important dans l’Athènes classique, au vu du luxe de précautions entourant les tirages au sort pour l’empêcher.

3 : le sort organise le partage du pouvoir, par une rotation généralement courte des postes ( le maximum était un an ) : le cumul est peu probable, les incompatibilités sont faciles à faire accepter, tandis que pour l’élection, la liberté du choix de l’électeur et donc les droits du citoyen peuvent être invoqués pour refuser toute limitation.

Significativement, les anciens athéniens avaient d’abord tenté de corseter l’élection ; Périclès fut le seul magistrat connu du 5° siècle avant JC à enchaîner les mandats malgré l’interdiction de la loi ; au 4° siècle avant JC, plus aucune interdiction n’entravait la liberté de choix lors des élections ; les magistrats en place étaient le plus souvent réélus, et parfois pendant fort longtemps. Les athéniens avaient-ils constaté que les limitations et interdictions étaient peu efficaces ? Auraient-ils sentis qu’elles contrariaient la nature profonde de l’élection ? toujours est-il qu’ ils avaient préféré étendre le tirage au sort ( voir Mogens Hansen, ibid. ). Le sort est donc l’antidote naturelle à la professionnalisation politique.

4 : le sort est plus égalitaire du point de vue du citoyen espérant obtenir une fonction politique. Le citoyen est habituellement vu comme sujet du choix ( son choix de vote ) et pas comme objet du choix ( sa chance d’obtenir un poste), alors que cette dimension existe mais doit passer par le filtre de la politique organisée et de l’élection ; les citoyens qui s’intéressent à la chose politique mais qui ne peuvent ou ne veulent pas passer par ces filtres sont nombreux. Contrairement à l’élection, le sort garantit un « égal accès » aux postes politiques pour tous les citoyens volontaires ; il garantit aussi une forme « d’égalité des chances » dans l’accès à un bien public.

5 : le sort est intrinsèquement participatif ; il n’était d’ailleurs que la conséquence pratique de la conception de la citoyenneté classique, condensée par la formule d’Aristote : « Le citoyen est celui qui est capable de gouverner et d’être gouverné » ; l’égale probabilité d’obtenir un poste incite à participer et stimule les vertus civiques, tandis que l’élection délègue, déresponsabilise et « dissuade de participer » ( C. Castoriadis, « La montée de l’insignifiance », 1998 )

L’usage du sort rejoint la notion aristotélicienne d’institutions publiques façonnant de nombreux citoyens actifs, citoyens qui en retour renforcent individuellement et collectivement leurs institutions. L’impact du tirage au sort sur le civisme pourrait aussi ressembler à certains passages de Tocqueville décrivant les effets positifs des assem-blées populaires sur les mentalités ( par exemple « combattre l’égoïsme individuel, qui est comme la rouille des sociétés », in « De la démocratie en Amérique », 1835-1840 )

6 : le tirage au sort responsabilise tandis que l’élection infantilise ; en déléguant sa part de souveraineté par le vote, l’électeur donne un « chèque en blanc » à l’élu et abandonne de fait toute responsabilité sur la conduite des affaires publiques ; la délégation dissuade logiquement d’une participation active ; « il y a des millions de citoyens en France. Pourquoi ne seraient-ils pas capables de gouverner ? Parce que la vie politique vise précisément à le leur désapprendre, à les convaincre qu’il y a des experts à qui il faut confier les affaires. Il y a une contre éducation politique [...] C’est un cercle vicieux. Plus les gens se retirent, plus quelques bureaucrates, politiciens, soit disant responsables, prennent le pas. Ils ont une bonne justification : je prends l’initiative parce que les gens ne font rien. Et plus ils dominent, plus les gens se disent : « ce n’est pas la peine de s’en mêler, il y en a qui s’en occupent, et puis, de toute façon, on n’y peut rien » ( Castoriadis, ibid. ) Le citoyen est alors infantilisé : il exige beaucoup, connaît peu les contraintes, se comporte en consommateur de prestations politiques et attend qu’on lui apporte des solutions ; l’électeur est comme un enfant capricieux, souverain dans l’isoloir, devant lequel l’élu tremble, et dont les désirs deviennent des promesses électorales. Les hommes politiques promettent des lendemains qui chantent et doivent oublier les problèmes qui n’ont pas de solutions évidentes. Ils ignorent donc ce qui pourrait inquiéter ou fâcher tout le monde, par exemple les effets des pics pétroliers et énergétiques ; mais même s’ils étaient informés, ils devraient tout oublier pour ne pas compromettre leur carrière, tant ils sentiraient bien qu’il est électoralement suicidaire d’évoquer le problème, sans propositions qui satisfassent leurs concitoyens ; lors des dernières élections de 2011, le mot « pic » n’apparaît pas dans les documents de campagne, y compris dans les partis de la gauche anti-productiviste, malgré les déclarations du commissaire européen à l’énergie de novembre 2010. Les prises de positions des politiques sur l’énergie sont en général optimistes ( malgré Y. Cochet ) jusqu’à en devenir pathétiques et inquiétantes. Le principe électif est aujourd’hui source de blocages dans la résolution des problèmes collectifs. Au contraire, le tirage au sort permet aux citoyens de participer directement aux affaires publiques, de prendre conscience des enjeux, d’aborder les problèmes sans chercher à les évacuer, de se construire une opinion plus ancrée dans la réalité et de tenter d’apporter des réponses collectives, ce qui les responsabilise et les grandit ; cette élévation de la citoyenneté élève en retour le niveau de conscience global de la société et la rend plus forte. Il y a une importante dimension pédagogique dans la participation directe ; « le jury, qui est le moyen le plus éner-gique de faire régner le peuple, est aussi le moyen le plus efficace de lui apprendre à régner » ( Tocqueville, ibid. ). Pour reprendre l’exemple du pic pétrolier, des citoyens tirés au sort seraient d’abord certainement surpris de la situation, mais ils aborderaient ensuite le problème de front, car ils n’auraient aucun intérêt à l’évacuer, contraire-ment aux élus.

7 : le sort apaise les tensions ; « nul n’est affligé par le choix du sort », notait Montesquieu ; le sort était employé dans les villes marchandes italiennes du moyen âge, le plus souvent dans une optique aristocratique : on craignait une alliance d’une faction de l’aristocratie avec le peuple, comme ce fut le cas à Athènes en 507-6 avant J.C. Plus rarement, le sort était aussi utilisé pour permettre l’expression du petit peuple, comme dans la Florence de Machia-vel. Dans l’Athènes antique, le sort prévenait les tensions et renforçait la cohésion sociale, même les opposants à la démocratie le reconnaissaient ; ainsi ce superbe passage chez Platon : « N’oublions pas que l’équité et l’in-dulgence sont toujours des entorses à la parfaite exactitude aux dépends de la stricte justice ; aussi doit-on recourir à l’égalité du sort pour éviter le mécontentement populaire » ( « Les lois », 6, 757 ).

Sort et décroissance

Dans une perspective décroissante, ces avantages prennent un relief plus marqué :

- simplicité et sobriété : les élus par le sort auraient tendance à préférer les solutions simples, sobres, favorables au plus grand nombre, tandis que les élus par l’élection ont tendance à trouver des solutions complexes, car ils sont eux même un produit de la complexification sociale et tendent à la renforcer en préférant l’hétéronomie à l’autonomie ; leurs décisions sont aussi plus favorables à l’oligarchie dont ils sont une composante. Il y a d’ailleurs quelque paradoxe à affirmer que nos sociétés vont dans le mur, mais que nous pourrions nous en tirer grâce à la compétence des élites, alors que leur responsabilité est grande dans la situation actuelle ; « les élites n’ont pas de solution au problème car ils font partie du problème », pourrait-on dire ( sur les sociétés qui s’effondrent à cause des valeurs dont profitent leurs élites, voir par exemple Jared Diamond, » effondrement », 2005 ).3

- ralentissement : l’usage du sort implique un ralentissement de la vie politique qui ralentirait sérieusement les projets productivistes, voire les bloquerait ; pour ne prendre qu’un exemple, l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à été programmé par des élus qui prennent majoritairement l’avion ; croit-on sérieusement que cet aspect des choses n’a aucune influence sur la décision ? Des élus par le sort ressembleraient davantage à la majorité des gens et ne prendraient donc majoritairement pas l’avion, en tout cas pas régulièrement ; Il faudrait alors beaucoup de propagande et de manipulation pour leur faire croire que leurs enfants en profiteront davantage qu’eux et leurs faire voter des dépenses importantes alors qu’ils savent qu’ils n’en profiteront pas ou peu ; on pourrait multiplier à l’infini les exemples de projets pharaoniques du productivisme, avalisés sans sourciller par les élus, mais que des élus tirés au sort auraient eu plus de difficultés à approuver (TGV entre autres ) Les résistances au productivisme sont d’abord des résistances populaires ( F. Jarrige, P. Ariès,..) auxquelles il faudrait donner une expression poli-tique au travers d’assemblées tirées au sort.

- décroissance des inégalités : élection signifie étymologiquement « choix des meilleurs » ; il n’y a pas lieu de s’étonner que les « meilleurs » aient tant de mal à limiter les inégalités ; une chambre populaire tiré au sort aurait moins de réticences à instaurer, par exemple, un revenu maximal autorisé, etc…

- rationnement, gratuité, mesure : une assemblée élue tend à perpétuer le rationnement par les prix car c’est dans l’intérêt de l’oligarchie, tandis qu’une assemblée tirée au sort serait plus favorable à un rationnement des quantités par individu ; de même, l’élite élective souffre peu de la marchandisation de tous les aspects de l’existence, tandis que la gratuité des services de base profite davantage aux petites gens ; enfin, une assemblée élue hésite à taxer le mésusage au nom de la liberté, tandis qu’un échantillon représentatif aurait moins de scrupules, parce qu’il en souffrirait moins.

L’usage du sort en politique contrebalancerait donc la dérive oligarchique du système représentatif, pour se rap-procher du régime mixte d’Aristote ; il ralentirait aussi sérieusement les logiques productivistes du capitalisme. Cependant le sort présente des inconvénients qu’il faut connaître pour pouvoir l’utiliser efficacement.

Tenir compte des inconvénients du sort

1 : l’incompétence : c’est le problème a priori le plus évident ; mais on est surpris de constater que les nombreux aristocrates athéniens détracteurs de la démocratie comme Platon ou Isocrate ne centraient pas leurs critiques sur les mauvaises décisions dues à l’incompétence du peuple, mais plutôt sur l’injustice d’une « égalité numérique » inférieure à une égalité supérieure, « l’égalité géométrique », proportionnelle au mérite ; c’est que la démocratie athénienne a pratiqué le sort pendant près de deux siècles sans soucis majeurs. Aristote en donne une explication : « Comment se fait-il que les assemblées d’hommes de peu rendent des décisions aussi bonnes, voire meilleures, que les assemblées d’hommes de bien ? C’est que le bon sens et le discernement, présents chez chacun en pro-portion infime, s’additionnent au cours de la discussion, pour rendre une décision satisfaisante ; tandis que les assemblées d’hommes de bien font souvent preuve d’égoïsme. » ( « Les politiques » ).

Pour les anciens athéniens, toutes les opinions politiques se valent ( c’est encore la justification ultime du suffrage universel de nos jours ), la prise de décision est affaire de bon sens politique - que Zeus à donné à tous - et la compétence se résume à du temps passé à réfléchir et à discuter ; c’est pourquoi toutes les magistratures tirées au sort ( Conseil des 500, tribunaux politiques, magistrats ) étaient rémunérées la valeur d’une demi-journée de travail, pour inciter ceux qui travaillent à participer , tandis que, surprenant pragmatisme, les magistratures élues n’étaient pas rémunérées, car elles étaient de fait occupées par des aristoï qui ne travaillaient pas.

Les athéniens avaient donc trouvé des mécanismes limitant le problème de l’incompétence :

- le volontariat : seuls les volontaires se présentaient aux tirages au sort : on évalue aujourd’hui entre un tiers et la moitié « les citoyens qui avaient bien de la répugnance à se présenter aux tirages au sort » ( Montesquieu, ibid. )

- le contrôle : les magistrats tirés au sort étaient systématiquement contrôlés en début et en sortie de charge, et il pouvaient aussi être révoqués en cours de charge, ce qui arrivait rarement bien qu’il suffise de trois citoyens pour les traîner devant un tribunal.

- des magistratures systématiquement collectives pour réduire l’influence des incompétents volontaires et honnêtes : trois citoyens minimum pour les petites fonctions exécutives, dix pour d’autres, plusieurs centaines pour le conseil des 500 ( une sorte de Sénat ) et la majorité des tribunaux, plusieurs milliers pour modifier les lois.

2 : une faible légitimité individuelle : c’est l’inconvénient principal du sort ; la procédure du hasard ne crée pas de légitimité individuelle forte comme le fait l’élection ; les élus par le sort ne doivent leurs postes qu’à la chance – et à leur volonté - ce qui ne crée aucun sentiment d’obligation ou aucune promesse d’obéissance chez leurs conci-toyens ; contrairement à l’élection, les heureux élus ne peuvent invoquer la légitimité du vote en leur faveur pour justifier leurs décisions ; ils ne suscitent pas de respect particulier, encore moins de passions ou d’élans ; ils ne sont porteurs d’aucun projet collectif et ne créent aucune synthèse politique autour de leur personne ; envisagés individuellement, ils créent donc peu de cohésion sociale. Ce déficit de légitimité est en partie compensé par la représentativité : les élus du sort ne représentent qu’eux mêmes, mais ils ressemblent à tout le monde, pourrait-on dire, contrairement aux gagnants des élections ; ce déficit incite aussi à la participation, car les citoyens deman-dent plus facilement des explications à un élu par le sort qu’à un élu auréolé par le suffrage universel. Cependant, il est préférable de tenir compte de cette faiblesse en ne tirant au sort que pour des postes collectifs dans des assemblées, pour ainsi minimiser la faible légitimité individuelle des élus du sort.

3 : le consensus mou : c’est le pendant négatif de l’apaisement des tensions ; les individus en groupe ont naturellement tendance à gommer leurs divergences pour parvenir à un accord, sauf si une procédure les incite à exprimer leurs oppositions, comme c’est le cas avec l’élection ; mais l’expérience des jurys citoyens ( à Berlin par exemple ), des sondages délibératifs ( Australie ) et autres assemblées citoyennes ( Canada ) a permis de formali-ser des procédures de discussion permettant l’expression du dissensus dans des échantillons tirés au sort. Il est enfin délicat de mélanger le sort avec l’élection car « on ne voit que les défauts des deux », d’après Aristote ( « les politiques » ), qui rappelons le, analysait ce qu’il voyait concernant le sort en politique, contrairement à nous ; Il en va ainsi du sort utilisé avant ou après une sélection par élection ( voir aussi les modes de désignation politique des villes italiennes du Moyen Age )

Du bon usage du sort

C’est pourquoi, dans une perspective démocratique, le sort a été utilisé principalement pour des postes collectifs, où ses qualités, comme la représentativité, la participation ou la tempérance s’expriment le mieux, tandis que ses défauts, comme la faible compétence individuelle ou la faible légitimité individuelle des heureux élus, peuvent être réduits. Lorsque le sort à été redécouvert dans les années 1980 et pratiqué la décennie suivante dans les pays scandinaves et anglo-saxons lors de « conférences du consensus » ou de « jurys citoyens », c’est toujours avec un nombre allant de plusieurs dizaines à plusieurs centaines de participants ; les méthodes de sélections par le sort sont au point ( tirage large, deuxième tirage pour départager les volontaires en tenant compte de la représentativi-té, rémunération des participants...) et suscitent des débats mineurs ; les méthodes de discussions sont elles aussi éprouvées et les résultats – c’est à dire les recommandations écrites de l’échantillon – de bon niveau ; de même, le bilan de deux siècles de jurys d’assises est loin d’être aussi négatif que le suggère la vision élitiste dominante, dérivée de la critique libérale du 19° siècle, qui avait réussi à limiter le champ d’action des jurys et à les vider de leur potentiel politique, comme la jurisprudence ( sur tous ces points, voir la remarquable synthèse en français d’Yves Sintomer, « Le pouvoir au peuple », 2007 )

Par contre, le tirage au sort pour un poste unique était en général utilisé dans une perspective aristocratique, pour empêcher les querelles de factions, qui avec l’élection, pouvaient être tentées d’en appeler à la populace pour l’emporter.

C’est pourquoi il nous parait peu efficace, y compris d’un point de vue démocratique, d’utiliser le sort pour une élection à poste unique requérant une forte légitimité individuelle comme l’élection présidentielle ; on pourrait même estimer qu’une telle option discréditerait et le tirage au sort et la décroissance.

Pour aller plus loin, la dissociation exécutif / législatif est aujourd’hui peu pertinente, car c’est le gouvernement, dans toutes les « démocraties représentatives », qui propose la très grande majorité des lois ; les députés ne peuvent qu’approuver ou non les lois, car le droit d’amendement est de fait inexistant sans l’accord du gouvernement. La distinction proposition de la loi / jugement sur la loi proposée paraît plus réaliste pour décrire la réalité de la formation de la loi. Il nous semble que le sort peut parfaitement remplir la fonction de jugement sur la loi, un peu pour les mêmes raisons qu’un jury d’assise peut juger après audition de la défense et de l’accusation, qu’un jury citoyen peut se faire une opinion après avoir entendu les experts...ou qu’un électeur peut juger du bilan d’un élu.

Par contre, la fonction de proposition peut plus difficilement être pourvue par le sort : on ne peut pas demander à un individu tiré au sort de fournir l’argumentation de la défense ou de l’accusation, de posséder la compétence d’experts... Plus trivialement encore, on ne peut pas demander au citoyen lambda « d’inventer l’eau chaude », c’est à dire d’échafauder des projets collectifs en tenant compte de multiples paramètres. Mais on peut lui demander, en lui donnant du temps rémunéré, de se forger une opinion réfléchie et de rendre un jugement raisonnable sur la loi ou la décision proposée.

Dans le processus de décision, le sort est donc plus efficace en aval, pour juger de la décision, qu’en amont, car il ne s’agirait alors que de consultations ou de « prises de températures », déjà pratiquées pour peu de progrès démocratiques ; avec un jugement populaire en aval, c’est tout le processus de décision qui devrait s’aligner sur une possible sanction, tandis qu’avec une consultation populaire en amont, impossible à rendre contraignante, l’oligarchie garde la main. On parle d’ailleurs d’arbitrage au sommet – c’est à dire au sommet de la pyramide élec-tive -, pour les choix importants, par un chef d’Etat ou de gouvernement, ce qui montre la confusion des pouvoirs exécutifs et législatifs ( ou des pouvoirs de proposition et de jugement ) et aussi le caractère oligarchique de la décision. Dans une démocratie, c’est le peuple – ou au minimum un échantillon du peuple – qui devrait avoir le pouvoir d’arbitrer car « toutes les lois que le peuple n’a pas ratifiées sont nulles et non avenues » (Rousseau, « le contrat social », 1762). Cependant ces considérations restent à discuter, car si un jugement populaire en aval paraît indispensable, des propositions populaires en amont seraient bienvenues pour améliorer la préparation d’une société de décroissance ; et dans une certaine mesure, l’antécédent athénien prouve que c’est possible : le conseil des 500 ou sénat, tirés au sort, préparait les lois pour l’assemblée, qui les transmettait ou non aux tribu-naux politiques pour validation. Mais une participation populaire en amont est moins utile s’il n’y a pas de jugement populaire en aval. Nous soutenons donc qu’il faut centrer un projet de démocratisation sur le nécessaire, c’est à dire un jugement populaire contraignant en aval du processus de décision ( alors que le personnel politique penche naturellement, pour des raisons évidentes, vers les eaux tièdes d’une participation populaire en amont de la décision )

Réintégrer le sort dans les institutions

Le sort est donc plus utile pour des postes politiques collectifs en aval du processus de décision, ce qui correspond au rôle actuel de l’Assemblée Nationale et du Sénat. Nous devrions donc proposer qu’une des deux assemblées soit tirée au sort pour en faire une chambre vraiment populaire ; c’est une proposition qui serait susceptible d’être majoritaire dans l’opinion populaire (voire chez les adhérents des partis, mais moins chez les élus). Pour de nombreuses raisons, le Sénat actuel se prêterait mieux à un tirage au sort : élection de deuxième niveau, faible popularité des sénateurs, attachement plus fort aux députés, pouvoir de blocage temporaire du Sénat moins inquiétant, etc... Il serait possible de tirer au sort les sénateurs sans chambouler les compétences du Sénat, ni celles des autres institutions, ce qui rend la proposition plus opérationnelle. Des réformes institutionnelles plus ambitieuses pourraient certes être proposées, mais elles demanderaient une situation révolutionnaire qu’on ne peut se permettre d’attendre, et qui pourrait ne pas ressembler à ce qu’on souhaite si elle advient. De plus, si les blocages sont trop forts, il serait toujours possible de proposer la création d’une troisième chambre, tirée au sort, de contrôle populaire sur les lois, dans une perspective de croissance du champ politique ; le conseil constitution-nel n’est d’ailleurs rien d’autre qu’une chambre supplémentaire de contrôle, de constitutionnalité en l’occurrence.

Rappelons que l’important est de créer une instance politique de jugement populaire, ce que le système représen-tatif avait justement eu pour but de supprimer. Bien sûr, cette chambre populaire doit adapter sa composition aux propriétés du sort : par exemple, la durée du mandat ne devrait pas dépasser un an et six mois seraient peut-être préférables, un système de formation par suppléance est recommandé pour compenser l’inexpérience, les procé-dures de discussions doivent être adaptées et formalisées, la rémunération ne doit ni inciter exagérément certaines catégories ni en décourager d’autres ; elle devrait donc être individualisée, par exemple à partir du revenu mensuel antérieur augmenté d’un pourcentage, etc...( sur les questions pratiques, voir les expériences des jurys citoyens et autres conférences du consensus ). Il n’est pas nécessaire de donner à cette chambre populaire des compétences constitutionnelles étendues, parce que la gauche française se méfie du peuple depuis Louis Napoléon et que la droite crierait à la terreur populaire, mais aussi et principalement parce qu’une assemblée populaire permanente tirée au sort aurait un poids politique, réel, bien supérieur à son poids juridique, formel.

C’est aussi pour cela que les compétences actuelles du Sénat, constitutionnellement limitées, pourraient suffire. Par contre, pour décupler la puissance démocratique d’une assemblée populaire permanente, il serait judicieux de lui donner la compétence de convoquer des assemblées populaires temporaires, pour au moins trois raisons :

- le temps : comme pour les autres assemblées, une assemblée populaire verrait son ordre du jour imposé par l’inflation législative orchestrée par l’exécutif ; comme les autres assemblées, elle n’aurait pas le temps de réfléchir sérieusement à ce qu’elle vote ; elle pourrait alors saisir, sur des sujets précis mais importants qu’elle détermine, une chambre populaire créée pour l’occasion, chargée de lui rendre un avis dans un temps imparti ; la chambre populaire permanente n’a pas le temps de se forger une opinion ? elle délègue donc cette tâche à une chambre temporaire qui lui ressemble.

- la légitimité : des assemblées temporaires tirées au sort existent déjà ( conférences du consensus, de citoyens, jurys citoyens, assemblées délibératives, etc... ) mais souffrent toutes d’un déficit de légitimité qui tient à leur saisine : elles sont en effet convoquées par des élus, pour valoriser les élus, toujours en amont du processus de décision ; mises en place localement, leur intérêt et leur impact restent donc limités. Avec une saisine populaire, la perspective change radicalement : une portion du peuple demande à une autre portion du peuple son avis.

- une racine de la démocratie : en démocratie, tout le monde doit participer mais personne n’a le temps et les citoyens sont trop nombreux ? Donc on tire au sort et on rémunère pour faire participer équitablement à tour de rôle. Une portion du peuple à laquelle on donne le temps et les moyens de se forger une opinion est la marque d’une société démocratique avancée gérant efficacement le temps de ses citoyens ; le référendum ne pouvant être qu’occasionnel, le tirage au sort d’une portion du peuple devrait être la procédure habituelle d’arbitrage des décisions en démocratie ; c’était d’ailleurs le cas dans l’Athènes du IV° siècle avant J.C. : des jurys temporaires d’une journée, convoqués par l’assemblée, tirés au sort le matin parmi les volontaires, rémunérés, rendaient des décisions souveraines en aval du processus de décision. Rien ne nous empêche d’adapter le principe.

Beaucoup d’arguments plaident donc en faveur de la (re)création d’une assemblée nationale du « peuple en corps », sélectionnée par le hasard, s’insérant dans les processus institutionnels de formation de la loi et de prises de décisions politiques. Mais des assemblées populaires devraient aussi être présentes à tous les niveaux géogra-phiques de compétence. Au niveau régional, une assemblée populaire remplacerait avantageusement les C.E.S. ( Conseils économiques et sociaux ) généralement aux mains des lobbies productivistes ; une expertise populaire serait aussi plus utile et moins onéreuse que les autres expertises régulièrement commandées pour chaque projet.

Au niveau européen, lui aussi particulièrement soumis aux logiques élitistes et productivistes, l’existence d’une assemblée vraiment populaire comblerait une partie du déficit démocratique constaté.

Au niveau mondial en gestation, elle devrait être un être un facteur de paix, en modérant les logiques d’accumula-tion et de prédation qui conduisent à une raréfaction des ressources, source de conflits. Par exemple, le pillage de l’Afrique organisé par les institutions internationales serait-il aussi facile avec l’existence d’une assemblée populaire mondiale émettant ne serait-ce que des avis ?

Régénérer puissamment la démocratie

Derrière la réintroduction modeste du sort en politique, c’est donc un vaste projet universel de reconquête démo-cratique qui peut s’ébaucher, au travers d’instances déconnectée des logiques oligarchiques et productivistes à l’oeuvre dans le champ du politique. Bien que l’image du sort en politique paraisse moins incongrue depuis une décennie, tout ce qui précède frise pourtant la scolastique pour une majorité, tant l’alliance entre l’oligarchie et le peuple est forte autour d’une société de croissance. La démocratisation politique apparaît un peu comme la cerise sur le gâteau d’une société d’abondance : le système politique n’est peut-être pas très démocratique, les inégalités s’accroissent certainement, les deux phénomènes sont probablement liés, mais le gâteau grossi et les miettes calment le peuple, « qui n’espère plus rien, sauf d’avoir un écran plat l’année prochaine » ( Castoriadis ).

Et dans la perspective rawlsienne ( J. Rawls, « théorie de la justice », 1971 ) qui domine toute la social démocratie, un des principes de base stipule que : « les inégalités sont tolérées dans la mesure ou elles sont profitables à tous, en particuliers aux catégories les plus défavorisés », ce qui signifie logiquement qu’il n’y a pas de limites aux inéga-lités, si on parvient à démontrer que le pouvoir d’achat des plus défavorisés augmente. Or celui-ci augmente mé-caniquement avec une perte d’autonomie, notamment alimentaire, comme c’est le cas actuellement au Sud avec l’exode rural vers les bidonvilles. La messe – marchande et productiviste – est dite. Cependant, cette alliance du peuple et de l’oligarchie autour d’une société de croissance volera en éclats lorsque la décroissance subie sera venue, c’est à dire lorsque nous aurons épuisés les stocks d’énergie bon marché.

Malgré la propagande, il ne sera plus possible de masquer la réalité : lorsque ses conditions matérielles d’exis-tence se dégraderont sensiblement, le peuple sera révolté par les inégalités tandis que l’oligarchie prendra peur.

Malgré la répression, les désordres et troubles sociaux risqueront de se développer ; des sociétés pourront être en état de guerre civile larvée permanente. D’où les risques de dictature, perçue comme un moindre mal par le peuple, qui espèrera se garantir un accès minimal aux ressources, et par l’oligarchie, séduite par un pouvoir fort, capable de contenir la pression populaire pour sauvegarder l’essentiel de ses positions antérieures. Il nous faut donc préparer la décroissance pour ne pas la subir, sauver ce qu’il reste de démocratie, éviter les guerres civiles, et empêcher les guerres extérieures pour l’accès aux ressources, qui ont déjà commencé.

Pour cela, il est illusoire de compter sur une quelconque modération de l’oligarchie - dont les différentes compo-santes sont en lutte pour l’accumulation
- , dans une sorte d’auto limitation de sa voracité, afin de garantir le minimum au peuple. Machiavel l’expliquait déjà : « Car en toute cité on trouve ces deux humeurs opposées ; c’est que le peuple n’aime point à être commandé et opprimé par les gros. Et les gros ont envie de commander et opprimer le peuple [...] pour saouler leurs appétits. [...] le souhait du peuple est plus honnête que celui des grands, qui cherchent à tourmenter les petits, et les petits ne le veulent point être » ( « Le Prince », 1513, début du chapitre IX ).

Seul le peuple peut modérer les appétits de l’oligarchie. Il nous faut donc régénérer, approfondir et densifier la démocratie, par une participation directe « du peuple en corps » dans les processus de décisions, afin de réduire les inégalités et prévenir ainsi les risques de tensions et de dictature

Michel Simonin, Nancy, août 2011

Argumentation résumée, destinée à servir de contribution à la partie « démocratie » du programme de Clément Wittmann pour 2012 en faveur de l’objection de croissance.


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