La dette ou la vie (entretien avec Eric Toussaint, CADTM)

dimanche 20 novembre 2011.
 

Le professeur Éric Toussaint a écrit et coordonné avec Damien Millet un ouvrage intitulé La dette ou la vie (Editions Aden/CADTM). Président du CADTM, il considère que la crise européenne actuelle rappelle ce qu’a traversé l’Amérique latine au cours des années 1980 et 1990.

Màrius Fort – Le titre de l’ouvrage est La dette ou la vie. Ainsi formulé, il semble que quelqu’un nous vole.

Eric Toussaint – On nous vole, effectivement. Les grands actionnaires des banques ont aujourd’hui encore toute liberté de faire ce qu’il leur plait, en dépit de la crise et des aspects les plus controversés de leurs activités qui ont, rappelons-le, provoqué la crise de 2007, initiée aux États-Unis et qui s’est propagée en Europe. Malgré leurs activités néfastes, personne n’a réellement pris de mesures afin de discipliner ces institutions, et plusieurs d’entre elles sont à nouveau au bord de la faillite, telle la banque franco-belge Dexia qui a dû être sauvée pour la seconde fois, tout juste 3 ans après un premier sauvetage. Il faut tenir compte du fait que les institutions bancaires sont si fortement interconnectées que la faillite d’une ou deux d’entre elles peut avoir un effet désastreux sur l’ensemble du système financier. Il ne faut pas sous-estimer les dangers actuels à cet égard.

Pourquoi les marchés ne s’en prennent-ils pas à la France et l’Allemagne, dont la dette publique est supérieure à celle de l’Espagne ?

Les marchés, c’est à dire les grandes banques, les fonds de pensions, les compagnies d’assurance, ce que l’on appelle les investisseurs institutionnels, spéculent sur les maillons faibles de l’Union européenne, et les maillons faibles sont en ce moment des pays comme la Grèce, le Portugal, l’Irlande, l’Espagne ou l’Italie. Il ne fait aucun doute que d’ici un an, ou peut être moins, on spéculera également contre la France et contre mon pays, la Belgique. Je crois qu’il est question de semaines ou de mois dans le cas de la Belgique. Son « spread » [1] dépasse actuellement 200 points de base. Il est plus facile de s’en prendre d’abord aux maillons les plus faibles d’une chaîne qu’à ses maillons les plus forts. Cela ne signifie pas que les marchés vont s’arrêter. L’Espagne et l’Italie seront les suivants, ensuite la France et enfin, peut être, l’Allemagne. Aucun pays au sein de l’Union européenne ne peut se prétendre à l’abri des marchés, qui agissent en totale liberté pour tirer profit de la situation et obtenir des bénéfices à court terme. Ce qui est grave, c’est que ces mêmes spéculateurs se trouvent actuellement dans une situation de faillite virtuelle. C’est scandaleux.

Les pays sauvent les banques et ces mêmes banques les attaquent ?

Exactement. Les États aident les banques à les déstabiliser. C’est l’entière vérité, il ne s’agit pas d’une vision idéologique, c’est ce qu’il est en train de se passer.

Cela revient à dire que le système se mange lui même.

D’une certaine manière, car pour les banques et d’autres institutions financières, la seule chose qui compte c’est de maximiser leurs profits à court terme. Elles n’ont pas de vision à long terme parce qu’elles pensent que les risques qu’elles prennent à moyen ou long terme seront supportés par les institutions publiques pour réduire ou éliminer leurs pertes.

En tant que président du CATDM, pensez-vous que l’on a tiré les enseignements de 30 années d’ajustement structurel dans les pays, entre autres, d’Amérique latine ?

On voit bien que les gouvernements d’Europe ne veulent pas tirer les leçons de 30 ans de néolibéralisme en Amérique latine. De la Commission Européenne (CE) aux gouvernements nationaux, parmi lesquels l’État espagnol, on met en œuvre des politiques d’ajustement, de réduction des dépenses publiques, qui dépriment la demande globale et génèrent une baisse de la croissance ou simplement une récession. Même l’Allemagne, qui avait su tirer profit de cette situation en obtenant un excédent commercial avec les pays de la périphérie européenne (Grèce, Portugal, Espagne), rencontre maintenant des difficultés économiques. On applique le même type de politiques partout en Europe et le modèle basé sur la croissance tirée par les exportations ne fonctionne pas, du fait même que tout le monde fait la même chose. J’ai été cinq fois en Amérique latine depuis le début de la crise et plusieurs hauts-représentants de différents gouvernements m’ont demandé : « Comment est-il possible que les gouvernements européens n’aient pas tiré les leçons de notre expérience et s’appliquent à répéter les mêmes erreurs ? ».

Quelle comparaison faites-vous entre les plans d’ajustement structurel du FMI en Afrique et les plans d’austérité en Europe ?

Je pense qu’il y a un parallélisme évident. On applique en Europe les mesures du Consensus de Washington. En quoi consiste ces mesures ? Réduction des dépenses publiques, licenciements massifs de fonctionnaires, privatisations importantes, hausse des impôts indirects comme la TVA, réformes du marché du travail et des systèmes de retraite (ce fut le cas dans plusieurs pays d’Amérique latine, tandis qu’en Afrique il n’y a jamais eu de systèmes de retraite). C’est exactement le même schéma, qui produit une dégradation des conditions de vie et de piètres résultats économiques en termes de croissance.

Ce à quoi vous faites allusion me rappelle certains aspects qui nous touchent de près en ce moment.

Bien sûr. Les accords dictés par la troïka (CE, FMI, BCE) à la Grèce, au Portugal et à l’Irlande impliquent des mesures similaires à celles appliquées en Amérique latine à l’époque du mandat de Carlos Menem en Argentine, qui ont finalement débouché sur le désastre et la rébellion de 2001, le corralito |2|. L’Europe traverse plus ou moins la même situation que l’Amérique latine des années 80-90. Les gens commencent à prendre conscience du désastre que cela représente. L’Amérique latine a mis des années à se relever. J’espère que l’Europe ne va pas traverser 10 ou 15 ans de néolibéralisme. J’espère que grâce à la mobilisation des citoyen-ne-s, il va y avoir une remise en question de la légitimité de la dette publique, qui augmente du fait du transfert de la dette privée aux pouvoirs publics. En Espagne, la dette publique représente 17% seulement de la dette totale. Il est clair que la tendance est au transfert de la dette privée au gouvernement espagnol, comme cela s’est produit dans des cas emblématiques comme celui de l’Irlande, pays modèle avec un déficit zéro et un taux de chômage nul, qui se retrouve aujourd’hui, suite à la faillite des banques et à l’exposition à la bulle immobilière, avec un endettement public massif car le Trésor public a assumé le coût du sauvetage bancaire. Ce processus est en marche en Espagne.

Merkel et Sarkozy semblent avoir convenu d’un accord « total », d’« une solution durable aux problèmes de l’Europe », tandis que Barroso a présenté un plan de recapitalisation de la banque. Que pensez-vous du rôle de la Commission Européenne dans cette crise ?

Les plans de la CE sont toujours très en retard. Ils répondent maintenant à la phase précédente de la crise. Aussi bien en termes de méthodologie qu’en termes de ressources mises à disposition du Fonds européen de stabilité financière (FESF) pour intervenir. Ce fonds, qui s’élève à 440 milliards d’euros, est totalement insuffisant, même s’il voyait ses ressources doubler. Il doit intervenir en Grèce, au Portugal, en Irlande, en Espagne, etc. On fait croire à l’opinion publique que tout est sous contrôle alors qu’en réalité le sol se dérobe sous nos pieds.

La Grèce va-t-elle tomber ?

Selon moi, les banques sont le maillon le plus faible en Europe. On parle beaucoup de la Grèce mais en réalité les plus fragiles en ce moment ce sont les banques. Dexia en témoigne, mais aussi BNP Paribas, la Société Générale, la Deutsche Bank, Intesa Sanpaolo en Italie et même des groupes comme Santander et BBVA. Dans les mois qui viennent, nous verrons qui rencontrent réellement le plus de difficultés, si ce sont les banques ou des pays comme la Grèce, le Portugal, l’Irlande.

Dans votre livre, vous mentionnez souvent la « stratégie du choc » de Naomi Klein. Sommes-nous sans histoire, désorienté-e-s ?

Nous vivons la mise en œuvre de la stratégie décrite par Naomi Klein, la « stratégie du choc ». Par exemple, il y a quelques jours, le journal Corriere de la Sera a révélé le contenu exact de la carte que la BCE a transmis à l’Italie début août [2]. C’est la description exacte de la « stratégie du choc ». Plus que des recommandations, il s’agit de diktats sur des thèmes qui ne sont en rien de la compétence de la BCE. Par exemple, la réforme du système des conventions collectives. C’est une ingérence de la part d’institutions multilatérales qui ne comptent pas parmi leurs missions des questions telles que celles liées au marché du travail. Tout le monde sait que l’objectif de la BCE est de lutter contre l’inflation. Dans l’ouvrage, je mets en évidence qu’en 2008-09 nous traversions un petit laps de temps au cours duquel la « stratégie du choc » n’était pas encore totalement d’application, mais à partir de 2010-2011, elle est mise en œuvre de manière agressive. Dès lors, ce qui peut se passer le 15 octobre est pour moi fondamental. Les indigné-e-s, où qu’ils-elles soient, protestent car ils voient que l’on favorise les intérêts privés au détriment des intérêts de la majorité. C’est une perte totale de confiance d’une part importante de la population à l’égard de ceux qui nous gouvernent.

Quelles alternatives suggérez-vous dans votre livre ?

Il faut une solution radicale au problème de la dette publique, à travers un processus d’audit qui permette d’identifier la part illégitime de la dette et de la répudier ; cela implique une mobilisation citoyenne car les gouvernements actuels ne sont en aucun cas convaincus par cette voie. Ensuite, nous ne pouvons pas laisser les banques agir de la sorte : il faut socialiser ces entités et non leurs pertes. Les pouvoirs publics doivent mettre au point un dispositif afin de disposer d’un secteur public de crédit pour la population, de relancer l’économie, créer de l’emploi, etc. Nous devons nous doter d’une nouvelle discipline financière, rigoureuse, à l’égard des marchés financiers.

Est-ce que réellement, comme l’a dit le trader Alessio Rastani à la BBC, « Goldman Sachs domine le monde » ?

Goldman Sachs (GS) a une grande influence mais il ne domine pas totalement le monde. Mario Draggi, le futur président de la BCE, est un homme de GS. Il a également été haut-fonctionnaire à la Banque mondiale. Les responsables politiques poursuivent souvent leur carrière au sein du conseil d’administration de grandes entreprises industrielles et financières (et vice-versa), qui par ce biais les remercient de leur aide et profitent également de leur influence auprès des gouvernements. Il faudrait assainir tout cela et faire en sorte qu’il n’y ait pas de conflit d’intérêt entre les responsables politiques et les actionnaires privés. Un responsable politique ne peut pas passer de la sorte au secteur privé, il doit y avoir un délai d’au moins 5 à 10 ans.

Pourquoi considérez-vous que la dette de beaucoup de pays européens, parmi lesquels l’Espagne, est illégitime ?

Parce que la dette est le résultat d’une politique délibérée et injuste qui ne respecte pas le principe fondamental de droit qu’est l’équité. D’abord, il y a eu une réforme fiscale néolibérale de réduction de la contribution fiscale des familles les plus riches. Je ne parle pas de la classe moyenne, je parle des 5 à 10% les plus riches. Ce sont eux qui ont bénéficié de ces politiques, ainsi que les entreprises privées qui paient beaucoup moins d’impôts par rapport à leurs revenus. De ce fait, les États ont dû financer leur budget en s’endettant davantage ; c’est le premier phénomène. Ensuite, la crise a été provoquée par les aventures des promoteurs immobiliers, de grandes firmes privées, et par le système de crédit hypothécaire, qui ont entrainé l’explosion de la bulle immobilière et une récession économique. L’État s’est alors vu obligé de maintenir un certain niveau de croissance, ce qui impliqua un coût qui a fait augmenter la dette publique. Cette accumulation de dette publique, qui n’a pas atteint en Espagne un niveau comparable à celui de la Grèce, de l’Italie ou de l’Irlande, est le résultat d’une politique néfaste qui a profité et continue de profiter aux responsables de la crise. C’est pour cela que nous parlons d’illégitimité. Un gouvernement peut être démocratique et émettre de la dette qui ne rencontre pas de vices au niveau légal, mais qui s’avère être illégitime du fait qu’elle ne respecte pas le principe d’équité.

TOUSSAINT Eric, FORT Màrius

Notes

[1] Prime de risque (NdT).

[2] Mesure décidée par le gouvernement consistant à bloquer l’argent déposé sur les comptes bancaires par les épargnants (NDT).

|3| http://www.lavanguardia.com/economi...

* Interview d’Eric Toussaint par Màrius Fort de la Vanguardia, quotidien espagnol

Traduction : Cecile Lamarque.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message