Noirs en France depuis 300 ans (Pascal Blanchard, CNRS)

lundi 21 novembre 2011.
 

L’historien Pascal Blanchard publie, aux éditions La Découverte, la France noire, trois siècles de présence. Fruit de plusieurs années de recherche, ce beau-livre, inspiré des "blacks studies" anglo-saxonnes, entend intégrer au récit national une histoire méconnue et souvent pleine de préjugés.

mercredi 9 novembre 2011, 08:00 - Eclairages - Lien permanent

Y a-t-il une histoire noire en France ?

Pascal Blanchard. Non. Il y a une histoire des hommes et des femmes qui se sont revendiqués comme noirs ou qui ont été perçus comme tels. Rappelons-nous la «  force noire  » du général Mangin en 14-18, les «  mouvements nègres  » dans l’entre-deux-guerres, le Congrès de la race nègre en 1919, celui des intellectuels noirs à la Sorbonne en 1957. Tout cela existe et représente donc une histoire à raconter. Est-elle légitime ? On peut se poser la question, même si je trouve ça aberrant. Raconter l’histoire des juifs de France ou des Bretons ne choque personne. Il n’y a que les Français qui se posent cette question. Aux États-Unis, en Espagne, en Hollande, en Angleterre, en Italie, ce récit n’est pas illégitime. Parce que nous sommes la République française et que nous pensons que nos principes d’égalité vont naturellement se mettre en place, nous ne faisons aucun effort. Un blanc mâle peut tenir se discours, un homme noir sait que cette égalité écrite aux frontons de nos bâtiments publics n’existe pas au quotidien. C’est parce que certains pensent qu’il est illégitime de parler d’une présence noire en France que cette histoire est oubliée, qu’elle n’est pas enseignée. Qui sait qu’en 1904, le «  Jaurès noir  » est vice-président de l’assemblée nationale ? Qu’il y a cinquante ans, un homme noir était à la tête du sénat ? Nous avons déjà vécu la diversité, il n’y a aucun système à inventer. Aujourd’hui, nous n’avons plus qu’une élue des Outre-Mer, donc nous avons régressé. Une régression sur vingt ans n’a pas de sens, mais si vous regardez sur trois siècles et demi, le sens historique peut montrer des flux et des reflux.

Vous parlez d’une histoire oubliée alors que les commémorations n’ont jamais été aussi nombreuses, n’est-ce pas paradoxal ?

Pascal Blanchard. Qu’avez vous retenu de l’année des commémorations d’outre-mer ? Et du cinquantenaire des indépendances africaines ? Ce sont des non-commémorations. Parce que l’État choisit de ne pas faire entrer cette histoire dans le présent. Cette histoire coloniale n’est pas encore assumée, digérée. La France est, avec le Japon, la seule ancienne puissance coloniale incapable de construire un musée de l’histoire coloniale. Nous avons vingt-deux musées du sabot et zéro musée de l’histoire coloniale ! Nous ne sommes pas encore entrés dans une histoire partagée. On mythifie une Afrique fantastique. Chaque fois qu’on ne sait pas quoi faire de l’Afrique, on fait défiler les tirailleurs sénégalais sur les Champs-Élysées, en 1919, 1939 et en 1989 pour le défilé Jean-Paul Goude. C’est le mythe Banania. Il y a peut être d’autres manière de raconter notre histoire commune...

Pourquoi la France n’a pas eu ses « blacks studies  » à l’anglo-saxonne ?

Pascal Blanchard. Depuis cinq ans, les «  postcolonial studies  » et les «  cultural studies  », marginalisés pendant longtemps, réapparaissent. Les Achille Mbembe, Françoise Vergès ou Nicolas Bancel sont partis à l’étranger, mais leurs travaux reviennent. Toutes les diasporas ont écrit leur histoire. En Angleterre, le livre de Paul Gilroy, Blacks britains, pose cette mémoire. Aux Etats-Unis, une quarantaine de livres lui sont consacrés. En France, il est tant de raconter cette histoire qui s’inscrit pleinement dans l’histoire de France depuis quatre siècles. Cela donne une fierté et une légitimité d’être sur un territoire, avec ses parts d’ombre et de lumière. Nous devons réapprendre notre histoire commune.

Vous dites que l’histoire des noirs de France s’est construite sur des mythes, comme celui des tirailleurs sénégalais…

Pascal Blanchard. La question est de savoir si on a davantage utilisé les troupes noires pour économiser les troupes blanches ? Faire une statistique globale sur les troupes noires au front ne veut rien dire. Les Malgaches ont travaillé dans les usines alors que les Antillais étaient dans les Dardanelles. Il faut donc comparer régiment par régiment pour se rendre compte qu’il n’y a pas eu de surconsommation meurtrière des troupes noires. Il est légitime de se poser la question philosophiquement : que viennent faire des combattants noirs dans un conflit européen ? Mais ça ne veut pas dire qu’ils étaient de la chair à canon. Se poser cette question, c’est aussi considérer qu’un Antillais n’est pas un vrai Français. Sous la IIIe république, mourir pour la France était l’un des éléments majeurs pour devenir français. En 14-18, après l’affaire Dreyfus, les juifs s’engagent volontairement pour prouver qu’ils sont Français. Les tirailleurs sont devenus un mythe parce qu’ils donnaient aux Africains le sentiment d’avoir une légitimité. Mais ce mythe donne le sentiment qu’il n’y a eu que des victimes dans l’histoire des noirs de France, ça n’est pas vrai. Ca n’est pas qu’une histoire de souffrances.

Pour l’écrivain Alain Mabanckou, qui préface La France noire, les noirs ne pourront « revendiquer éternellement le monopole de la victime »… Est-ce à dire que l’on a trop parlé de l’esclavage hier, des discriminations aujourd’hui ?

Pascal Blanchard. Ce récit n’est pas qu’une histoire de victimes, même dans l’esclavage. On ne parle que du pauvre noir avec ses chaînes... Parlons des Marrons qui se révoltent ! Quand on parle des noirs immigrés en France, on ne parle que du balayeur noir qui subit. On a oublié Paulette Nardal qui crée l’un des plus grands clubs de réflexion à Paris ; Jean-Baptiste Belley, le premier député noir ; Al Brown, le champion de boxe. Non, les Noirs ne sont pas des victimes permanentes. Les générations de Maliens venus travailler en France depuis les années 1950 partaient pour faire vivre le village, c’est une histoire sociale pas une histoire de victimes. Quel a été le plus grand mouvement ouvrier après mai 68 en France ? Les grandes grèves des foyers qui ont duré cinq ans pour gagner le statut de locataire.

Autre idée reçue que vous battez en brèche : l’immigration noire n’est pas récente…

Pascal Blanchard. L’immigration afro-antillaise arrive au XVIIIe siècle. On compte, à l’époque, environ 25 000 noirs en France, la moitié affranchis, l’autre esclaves. Il y a même une légion noire pendant la révolution française, qui sera envoyée en Vendée. Vous imaginez une légion de noirs, avec le chevalier de Saint-George en tête, en train de mater des Vendéens pas assez révolutionnaires à leurs yeux ? Si on demande aux gens à quand remontent les premières expulsions des noirs, ils pensent à Pasqua, pas à Napoléon Bonaparte. Ce qui est normal puisque nous ne l’avons pas appris à l’école et surtout nous ne l’avons pas intégré dans notre pensée collective. Nous ne pensons pas cette immigration comme longue. Si vous dites aux Français qu’ils ont une forte chance d’avoir un ancêtre noir, ils rigolent. Mais si votre famille est française depuis vingt générations, vous avez de forte chance que, sur vos 260 ancêtres, il y en ait un qui soit originaire d’Afrique, d’Haïti ou de Saint-Domingue.

Peut-on parler d’une identité noire aujourd’hui en France ?

Pascal Blanchard. Non, il y a des dizaines d’identités qui ne forment pas une identité collective. Gaston Kelman et Christiane Taubira n’ont pas le même point de vue, heureusement ! C’est comme s’il n’y avait qu’une seule identité blanche. L’identité noire est un fantasme raciologique. Ce qui est réel ce sont les héritages en train d’émerger. C’est très présent aux États-Unis, où une histoire commune est partagée : la lutte pour les abolitions et Martin Luther King appartiennent au terreau culturel commun des afro-américains. Ce phénomène est en train d’arriver en France, dans les quartiers. Les Afro-antillais ont l’avantage sur les populations maghrébines ou asiatiques d’avoir une présence médiatique : Omar Sy, Harry Roselmack, Audrey Pulvar, Yannick Noah, Marie Ndiaye, etc. Ce panel assez riche agit comme modèle de réussite. Ces figures ont un rôle majeur, elles donnent le sentiment qu’on peut réussir dans cette société même si on est noir.

Quels sont les enjeux d’aujourd’hui pour les noirs de France ?

Pascal Blanchard. A l’intérieur des populations afro-antillaises, des groupes s’organisent comme le CRAN (Conseil représentatif des associations noires, NDLR) ou, à la marge, les Indigènes de la République. Il y a toujours eu des associations africaines, caribéennes, etc. dans le monde social, associatif et culturel. En politique, des candidats ont porté les couleurs de l’Outre-mer, comme Christiane Taubira. Aujourd’hui, Patrick Lozès (président du CRAN, NDLR) se présente à la présidentielle avec le slogan «  Pour ne pas voter blanc  ». Tout cela est très neuf pour la République, on entre dans une phase presque expérimentale. Depuis vingt ans, les minorités visibles émergent dans les partis politiques de gauche, que ce soit Fodé Sylla ou Harlem Désir, mais il existe encore une réelle difficulté d’intégration dans ces partis. Certains pensent à créer des «  blacks caucus  » comme aux Etats-Unis. Certains choisiront d’être seuls dans le combat politique pour exister dans le rapport de force, d’autres pratiqueront l’entrisme dans les partis. Aujourd’hui la grande nouveauté, c’est l’éclatement des enjeux politiques : les noirs, les asiatiques, les arabes votent aussi bien à gauche qu’à droite. Pendant très longtemps, la gauche a pensé que cet électorat lui était dû, ce temps est fini. Ils iront voter à droite, certains même à l’extrême-droite, parce que ce sont des Français comme les autres, avec leurs parts d’ombre et de lumière. Le temps des indigènes est en train de se terminer. On ne pourra plus penser qu’en saupoudrant trois aides pour des paniers de baskets, la gauche a fait son boulot. Nous avons, nous hommes et femmes de gauche, besoin de secouer nos partis politiques. Sur le fond, beaucoup de Français ont encore du mal à digérer que l’équipe de France soit représentée par onze noirs et arabes. Dans l’inconscient collectif, un Français c’est d’abord un blanc. Nous sommes peut être cette génération qui va devoir vivre ce passage vers une société multiculturelle. On est le pays le plus métissé d’Europe, celui où il y a le plus de mariages mixtes, c’est notre culture, notre histoire. En banlieue, nous reproduisons le modèle de la ville coloniale, avec le centre blanc et la périphérie indigène. Tout ça produira des réactions politiques très diverses, de nouvelle mutations de la société.

Par Marie Barbier

La France noire, trois siècles de présence, éditions la découverte, 59 euros.

Un livre, une expo et trois films

La sortie du livre La France noire s’accompagne d’une exposition itinérante sur l’histoire des Afro-antillais en France, élaborée par le groupe de recherche Achac (Association pour la Connaissance de l’Histoire de l’ Afrique Contemporaine) à partir des textes de l’ouvrage et surtout de son corpus d’images inédits (750 illustrations). Elle sera exposée en décembre (en province, dans les Outre-mer et en Afrique) et accompagnée d’un cycle de conférences. Par ailleurs, une série de trois documentaires de 52 minutes «  Noirs de France  », produits par la compagnie des Phares et balises et réalisés par Juan Gelas seront diffusés sur France 5 en janvier 2012. Les trois films suivent un parcours à travers le temps depuis la fin du XIXe siècle : Le temps des pionniers (1889-1939), Le temps des migrations (1940-1974) ; Le temps des passions (1975-2001). Des historiens, sportifs, philosophes, artistes, hommes et femmes politiques présentent leur parcours et apportent leur regard sur ces 150 ans d’histoire culturelle et politique.

Entretien paru dans l’Humanité du 9 novembre 2011


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