Sondages : La défense maladroite de Brice Teinturier

vendredi 2 décembre 2011.
 

Le Monde a publié, le 8 novembre – soit trois jours après la tenue d’un important colloque sur "la critique des sondages" à l’Assemblée nationale – un article dans lequel M. Brice Teinturier, de l’institut Ipsos, tente de répondre aux reproches, de plus en plus nombreux, adressés aux sondeurs.

Ceux qui attendaient un débat technique sur les conditions (ô combien problématiques) de production des enquêtes, ou une réflexion approfondie sur les conséquences de l’inflation sondagière sur la vie publique, ont été déçus. L’industrie des sondages a régulièrement besoin de justifier son envahissant développement à grand renfort de citations décoratives (de Saint Augustin à Maurice Druon), de poncifs pour dîners en ville (sur l’importance des nouveaux médias et l’émergence d’une société "de plus en plus réflexive"). Il s’agit de faire oublier que les sondeurs vendent des produits et qu’ils n’en sont donc pas les meilleurs juges. Sur le fond, rien de bien neuf dans cette énième défense des sondages. Brice Teinturier puise dans le maigre arsenal théorique des sondeurs, redonnant vie, le temps d’un article, à quelques idées "sans âge et sans auteur".

M. Teinturier affirme d’abord la pertinence des sondages. Beau joueur, il admet que les prédictions des sondeurs se sont avérées fausses à l’élection présidentielle de 1995 comme à celle de 2002. Mais c’est pour mieux affirmer que, dans l’ensemble, "l’outil a plutôt démontré sa validité, sa robustesse et sa précision". Pourtant, les erreurs de 1995 et de 2002 ne sont pas des cas isolés : rappelons-nous que les sondeurs annoncèrent la victoire de la gauche aux législatives de 1978, donnèrent l’avantage à Giscard pour la présidentielle de 1981, couronnèrent le "oui" avant le référendum européen de 2005, portèrent Ségolène Royal au pinacle en 2007 (quand ils ne plaçaient pas Jean-Marie Le Pen au second tour)…

En somme, à chaque grande échéance électorale de ces dernières décennies, les sondages ont failli. Proclamer, comme le fait Brice Teinturier, "la robustesse" et "la précision" de l’instrument sondagier relève donc de la malhonnêteté, ou d’une forme particulièrement inquiétante de déni.

Tout récemment, les primaires socialistes ont donné aux sondeurs une nouvelle occasion de se tromper. M. Teinturier se félicite que les instituts de sondages aient prévu les bons scores de M. Hollande et de Mme Aubry. Prévoir que les deux principaux "éléphants" socialistes, qui disposent d’assises solides dans ce parti, et bénéficient de l’attention privilégiée des médias, arriveraient en tête, voilà certes un pronostic remarquable. Mais nul n’avait prévu le score élevé d’Arnaud Montebourg, qui constitue pourtant le fait politique le plus significatif et le plus neuf de ces primaires. Cet aveuglement nous en dit long : capables de reconnaître les grandeurs établies (Hollande, Aubry), les sondeurs semblent en revanche incapables d’identifier les percées critiques, les dynamiques nouvelles (Montebourg).

M. Teinturier tente ensuite de démontrer l’inocuité des sondages. Il reconnaît, bien sûr, que certains électeurs peuvent être influencés par les cotes des candidats. Mais il accuse ceux qui s’inquiètent de cette influence de vouloir un électeur "fermé aux bruits du monde", en lieu et place de l’électeur informé et délibérant des démocraties modernes. Brice Teinturier retrouve ici une ligne argumentaire classique, qui assimile critique des sondages et réaction antidémocratique. L’argument est si grossier qu’on pourrait conclure à la mauvaise foi et refuser de répondre. Supposons que M. Teinturier soit seulement naïf, et tâchons de l’éclairer. Ce à quoi la critique des sondages prétend arracher l’électeur, ce n’est pas, dans une logique "réactionnaire", au débat public. C’est au contraire, dans la plus pure tradition démocratique, aux multiples pressions symboliques que, comme d’autres discours prétendument objectifs, les sondages exercent sur lui.

L’isoloir, que nous tenons à juste titre pour une conquête démocratique majeure, a été justement inventé pour que l’électeur puisse voter sans savoir ce que votent les autres, comme le rappelle Alain Garrigou, par ailleurs spécialiste éminent – et critique – des sondages. De plus, dire que les sondages pèsent sur l’élection ne revient pas à affirmer, comme M. Teinturier feint de le croire, que les électeurs s’empressent de donner 44 % des suffrages au candidat que les sondages créditent de ce score. Il s’agit seulement de souligner que les sondages consacrent a priori certains candidats et rangent les autres au rayon des utilités, et que cette pré-sélection invisible ne saurait être sans conséquence sur le débat public et sur le vote.

Enfin, M. Teinturier reconnaît une très forte augmentation du nombre de sondages politiques, mais rejette l’idée selon laquelle ceux-ci seraient trop nombreux. Là encore, il faut s’expliquer. Dire qu’il y a "trop de sondages", c’est constater que l’on a passé un seuil critique, et que le sondage politique, qui était autrefois une technologie marginale, est aujourd’hui une pratique omniprésente, qui modifie en profondeur les conditions d’exercice de la démocratie. Ce nouveau régime démocratique saturé de sondages, à quoi ressemble-t-il ? A en croire Brice Teinturier, c’est une démocratie éclairée, idéale, faite de "réflexivité" et d’"échanges". Libre à M. Teinturier, qui cite les pères de l’Eglise, de rêver à cette sorte de cité céleste. Mais force est de constater que le tableau idéal qu’il brosse ne correspond pas à la réalité. Car la démocratie sondagière, c’est bien plutôt la réduction de la vie politique à une dérisoire course de chevaux, et une arithmétique fabriquée par une industrie privée comme raison du débat public.

La dissertation de M. Teinturier cache donc un enjeu de taille. Ou plutôt deux enjeux contradictoires. Pour le sondeur, il s’agit de sauver une profession de plus en plus discréditée, en repoussant notamment la menace d’un encadrement juridique plus strict. Pour le citoyen, il s’agit de défendre la démocratie contre une fièvre sondagière qui l’abaisse et la mutile. La critique des sondages est donc, plus que jamais, une exigence démocratique.


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