Jaurès Histoire socialiste Décembre 1789

mercredi 27 juillet 2022.
 

« Article premier. Les municipalités actuellement existantes en chaque ville, bourg, paroisse et communauté, sous le nom d’hôtel de ville, mairie, échevinats, consulats, et généralement sous quelque titre et dénomination que ce soit, sont supprimées et abolies, et cependant les officiers municipaux actuellement en service, continueront leurs fonctions jusqu’à ce qu’ils aient été remplacés.

« Article 2. Les officiers et membres des municipalités actuelles seront remplacés par voie d’élection.

« Article 3. Les droits de présentation, nomination ou confirmation et le droit de présidence ou de présence aux assemblées municipales, prétendus ou exercés comme attachés à la possession de certaines terres, aux fonctions de commandant de province ou de ville, aux évêchés ou archevêchés, et généralement à tel autre titre que ce puisse être, sont abolis.

« Article 4. Le chef de tout corps municipal portera le nom de maire.

« Article 5. Tous les citoyens actifs de chaque ville, bourg, paroisse ou communauté pourront concourir à l’élection du corps municipal.

« Article 6. Les citoyens actifs se réuniront en une seule assemblée dans les communautés où il y a moins de 4,000 habitants, et en deux assemblées de 4,000 à 8,000 habitants, en trois assemblées dans les communes de 8,000 à 12,000 habitants, et ainsi de suite.

« Article 7. Les assemblées ne peuvent se former par métiers, professions ou corporations, mais par quartiers ou arrondissements. »

Commentaire Jaurès :

Ainsi, en ce qui touche l’origine du pouvoir municipal, tout ce qui reste de pouvoir féodal ou corporatif est aboli. Ni les seigneurs, ni les évêques, ni les chefs de corporation ne peuvent plus désigner les officiers municipaux, ou assister de droit aux assemblées municipales. L’oligarchie bourgeoise municipale est supprimée aussi. Les institutions traditionnelles comme la jurade de Bordeaux, le consulat de Lyon disparaissent.

A Lyon, par exemple, il y avait 19 notables pris : 1 dans le chapitre de Saint-Jean, 1 dans le reste du clergé, 1 dans la noblesse, 1 dans le présidial, 1 parmi les trésoriers de France, 1 dans le siège de l’élection, 1 dans la communauté des notaires, 1 dans celle des procureurs, 5 parmi les commerçants, 4 dans la communauté d’arts et métiers ; ces 19 notables élisaient les 4 échevins et dressaient la liste des trois candidats nobles parmi lesquels le roi choisissait le prévôt des marchands. Des combinaisons analogues régissaient la plupart des villes importantes.

Tout cet échafaudage mêlé d’ancien régime et de bourgeoisie s’effondra sous les premiers coups de la Révolution, et quand on dit que celle-ci a été une Révolution « bourgeoise », il faut s’entendre. Elle n’a pas été faite par une oligarchie bourgeoise : elle a été faite, au contraire, contre l’oligarchie bourgeoise qui s’était incorporée à l’ancien régime : et la bourgeoisie révolutionnaire avait assez de confiance en la force de ses richesses, de ses lumières, de son grand esprit d’entreprise, pour se confondre, sans peur, dans la grande masse du Tiers-Etat.

La restriction même des citoyens actifs semble à cette date une précaution pour la Révolution plutôt que pour la bourgeoisie elle-même ;

En fait, la valeur locale des trois journées de travail qu’il fallait payer pour être citoyen actif et électeur, des dix journées de travail qu’il fallait payer pour être éligible aux fonctions municipales, fut fixée très bas dans un très grand nombre de communes : à Lyon, par exemple, elle fut fixée à 10 sous. Il suffisait donc de payer trente sous d’impôt pour être électeur et 5 livres pour être éligible.

Les éligibles furent à Lyon, au nombre de 4450. Dans l’ensemble, le mouvement municipal était dirigé par la bourgeoisie riche et révolutionnaire : il n’était pas étroitement bourgeois au sens que la lutte des classes a précisé depuis. Et ce n’était point par corporation qu’avait lieu le vote. C’était par quartier : tous les citoyens actifs, quelle que fût leur profession et leur condition, étaient confondus : Les divers quartiers eux-mêmes n’étaient que des sections de vote, et les résultats étaient centralisés. Dans l’intérieur de la commune aucune barrière, aucune cloison ne s’opposait au mélange des forces, à l’ardente expansion de la vie.

Le maire n’était pas nommé, comme dans la loi d’aujourd’hui, par les officiers municipaux : il était directement élu comme maire par les citoyens actifs :

ARTICLE 16. Les maires seront toujours élus à la pluralité absolue des voix. Si le premier scrutin ne donne pas cette pluralité, il sera procédé à un second, si celui-ci ne le donne point encore, il sera procédé à un troisième, dans lequel le choix ne pourra plus se faire qu’entre les deux citoyens qui auront réuni le plus de voix au scrutin précédent ; enfin, s’il y avait égalité de suffrage entre eux à ce troisième scrutin le plus âgé serait préféré.

Ainsi c’est directement du peuple que le maire tenait son mandat. Les autres officiers municipaux étaient nommés directement aussi par les citoyens actifs, au scrutin de liste.

Comme on voit, ce n’est plus ici, comme pour l’élection des députés à l’assemblée nationale ou des administrations du département et du district, une élection à plusieurs degrés. Dans l’ordre municipal les citoyens actifs ne procèdent pas d’abord au choix d’un certain nombre d’électeurs qui, eux, choisissent en dernier ressort.

Les citoyens actifs désignent directement et d’emblée les membres du corps municipal. Ils choisissent ainsi, outre le maire et les officiers municipaux, un procureur de la commune, qui n’a pas voix délibérative, mais qui représente devant le corps municipal l’intérêt de la communauté locale. Il est, en quelque sorte, l’avocat d’office des citoyens dans leurs rapports avec le corps municipal. Enfin, les citoyens actifs désignent encore, au scrutin de liste et à la pluralité relative des suffrages, un nombre de notables double de celui des officiers municipaux. Ces notables forment, avec les membres du corps municipal, le conseil général de la commune, et ils ne sont appelés que pour les affaires importantes.

Cette adjonction de notables explique le très petit nombre des membres du corps municipal, dans les petites communes. « Les membres des corps municipaux des villes, bourgs, paroisses et communautés, seront au nombre de trois, y compris le maire, depuis 500 âmes jusqu’à 3.000 ;

De neuf, depuis 3.000 jusqu’à 10.000 ; De douze, depuis 10.000 jusqu’à 25.000 ; De quinze, depuis 25.000 jusqu’à 100.000 ; De vingt-un au-dessus de 100.000.

Ainsi, dans les plus petites communes, le nombre des administrateurs, notables compris, était de neuf. Il est permis de penser que dans l’ensemble, un million, au moins, de citoyens étaient appelés à des fonctions actives dans les municipalités. Au sortir de l’ancien régime c’est une prodigieuse mobilisation des énergies.

Quelles étaient les attributions de ces divers corps administratifs ? Les assemblées de département étaient chargées de répartir l’impôt entre les districts et les districts les répartissaient entre les communes. De plus, les assemblées de département veillaient à ce que les municipalités se conforment aux lois générales.

Quant aux corps municipaux (article 49 et suivants) ils auront deux espèces de fonctions à remplir : les unes propres au pouvoir municipal, les autres propres à l’administration générale de l’État, et déléguées par elle aux municipalités.

Art. 50. Les fonctions propres au pouvoir municipal, sous la surveillance et l’inspection des assemblées administratives, sont :

De régler les biens et revenus communs des villes, bourgs, paroisses et communautés ;

De régler et d’acquitter celles des dépenses locales qui doivent être payés des deniers communs ;

De diriger et faire exécuter les travaux publics qui sont à la charge de la communauté ;

D’administrer les établissements qui appartiennent à la commune, qui sont entretenus de ses deniers ou qui sont particulièrement destinés à l’usage des citoyens dont elle est composée ;

De faire jouir les habitants des avantages d’une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité, et de la tranquillité dans les rues, lieux et édifices publics.

Art. 51. Les fonctions propres à l’administration générale qui peuvent être déléguées aux corps municipaux pour les exercer sous l’autorité des assemblées administratives sont :

La répartition des contributions directes entre les citoyens dont la communauté est composée :

La perception des contributions ;

Le versement de ces contributions dans les caisses du district ou du département ;

La direction immédiate des travaux publics dans le ressort de la municipalité ;

La régie immédiate des établissements publics destinés à l’utilité générale ;

La surveillance et l’agence nécessaires à la conservation des propriétés publiques ;

L’inspection directe des travaux de réparation ou de reconstruction des églises, presbytères et autres objets relatifs au service du culte public.

Art. 52. Pour l’exercice des fonctions propres ou déléguées aux corps municipaux, ils auront le droit de requérir le secours nécessaire des gardes nationales et autres forces publiques.

Art. 54. Le conseil général de la commune, composé tant des membres du corps municipal que des notables, sera convoqué toutes les fois que l’administration municipale le jugera convenable, et elle ne pourra se dispenser de le convoquer lorsqu’il s’agira de délibérer ;

Sur des acquisitions ou aliénations d’immeubles ;

Sur des impositions extraordinaires pour dépenses locales ;

Sur des emprunts ;

Sur des travaux à entreprendre ;

Sur l’emploi du prix des ventes, des remboursements ou des recouvrements ;

Sur les procès à intenter ;

Même sur les procès à soutenir dans le cas où le fond du droit serait contesté. »

Et voici maintenant deux articles qui règlent les rapports des municipalités aux corps administratifs des départements.

Art. 55. Les corps municipaux seront entièrement subordonnés aux administrations de département et de district pour tout ce qui concernera les fonctions qu’ils auront à exercer par délégation de l’administration générale.

Art. 56. Quant à l’exercice des fonctions propres au pouvoir municipal, toutes les délibérations pour lesquelles la convocation du conseil général de la commune est nécessaire, ne pourront être exécutées qu’avec l’approbation de l’administrateur ou du directeur du département qui sera donnée, s’il y a lieu, sur l’avis de l’administrateur ou du directeur du district. »

Voilà l’essentiel de la législation municipale : et qu’on ne se méprenne point sur le sens du mot notables : il n’y a rien là qui ressemble à ce qu’on appellera plus tard « les plus fort imposés » : pour être notable comme pour être membre du corps municipal, il fallait payer dix journées de travail.

Telle quelle, cette législation donne aux municipalités un pouvoir administratif énorme. Malgré la tutelle des corps administratifs du département, électifs d’ailleurs eux aussi, les corps municipaux auront une grande force d’action.

la vie municipale.

J’ai souligné les articles qui leur remettaient une part directe de la souveraineté nationale, notamment la perception de l’impôt d’État et la direction des travaux publics dans les limites de la commune. Ce pouvoir est si grand qu’il suppose une harmonie presque complète des forces locales et du pouvoir central.

Les municipalités hostiles peuvent, par exemple, contrarier ou tout au moins retarder la levée de l’impôt : et plus d’une fois la Révolution aura à souffrir du mauvais vouloir des autorités locales. Mais dans l’ensemble elle a beaucoup gagné à témoigner aussi hardiment sa confiance et à éveiller partout les initiatives.

Les communes ainsi largement dotées de liberté, aideront notamment la Révolution dans la vente des biens nationaux avec un zèle admirable qui sauvera la France révolutionnaire.

J’avais omis de dire que les corps municipaux étaient élus pour deux ans et renouvelables par moitié chaque année : l’intervention des citoyens actifs dans la marche de la commune était ainsi très fréquente.

Il y eut plus d’une fois conflit entre les municipalités et les Directoires des départements. D’abord il est inévitable que des difficultés se produisent entre contrôleurs et contrôlés. Mais surtout les municipalités eurent souvent un caractère plus révolutionnaire et plus populaire. Les membres de l’assemblée administrative du département ne recevaient aucune indemnité : Seuls ceux du directoire du département, dont les fonctions étaient permanentes, étaient rémunérés.

Les administrateurs étaient donc tenus de passer un mois tous les ans, à leurs frais, au chef-lieu du département : ils ne pouvaient donc être pris que parmi les personnes riches ou tout au moins très aisées.

Au contraire, l’exercice des fonctions municipales n’entraînait point de dépenses et des hommes de condition plus modeste pouvaient y être appelés. De plus, le suffrage, pour les élections municipales était direct : le suffrage pour les assemblées administratives du département et du district était à deux degrés : L’action du peuple était donc plus immédiate sur les élus municipaux.

Ceux-ci d’ailleurs restaient dans la dépendance des assemblées électorales qui les avaient choisis. L’article 24 de la loi municipale dit : « Après les élections, les citoyens actifs de la communauté ne pourront ni rester assemblés, ni s’assembler en corps de commune, sans une convocation expresse, ordonnée par le conseil général de la commune ; le conseil ne pourra la refuser si elle est requise par le sixième des citoyens actifs, dans les communautés au-dessus de 4000 âmes et par 150 citoyens actifs dans toutes les autres communautés. »

Ainsi, le corps municipal était protégé contre une intervention irrégulière et indiscrète des électeurs : mais ceux-ci avaient en mains le moyen légal d’obliger la municipalité à les convoquer : et ils pouvaient ainsi, dans les occasions graves, exercer le gouvernement municipal direct. Le perpétuel courant des énergies populaires renouvelait donc l’esprit et la volonté des élus.

De quels éléments sociaux furent formés les corps administratifs des départements, des districts et des municipalités ? Il y aurait un haut intérêt historique à les déterminer avec précision, et il me sera bien permis de solliciter en ce sens les recherches.

Le jour où, pour plusieurs milliers de municipalités révolutionnaires, prises dans toutes les catégories des villes, grandes villes, villes moyennes, petites villes, villages, villes de commerce, d’industrie, etc., nous saurons exactement quelle était la qualité sociale des élus, quelle était leur profession, quel était leur degré d’aisance et de richesse, et quand nous pourrons suivre, d’élection en élection, d’événement en événement, les transformations de ce personnel électif en qui la France révolutionnaire exprimait sa pensée, nous pénétrerons, pour ainsi dire, au cœur même de l’histoire.

Je relève, par exemple, dans les papiers de Lindet, qu’en Normandie, quand l’insurrection girondine fut réprimée et que toutes les institutions furent renouvelées par la Montagne, c’est de « petits bourgeois » que furent formées les municipalités.

Il faudrait pouvoir suivre jusque dans le détail infiniment complexe et subtil les correspondances des événements révolutionnaires et des mouvements sociaux.

Il me paraît malaisé de caractériser par une formule exclusive les premières municipalités de la Révolution, élues en vertu de la loi du 14 décembre 1789, dans les premiers mois de 1790. On peut dire cependant d’une manière générale que la grande bourgeoisie révolutionnaire y dominait. A Bordeaux ce sont de riches négociants et armateurs qui, avec quelques représentants libéraux de la noblesse, vont gouverner la cité, et, en somme, garderont le pouvoir jusqu’en mai 1793.

Voici ce que dit Jullian dans sa grand Histoire de Bordeaux : « Voyez la première municipalité que Bordeaux se donna librement. Le maire, de Fumel, est l’ancien commandant en chef de la Basse-Guyenne... Le procureur syndic fut l’avocat Barennes, que remplaça l’avocat Gensonné. Des vingtofficiers municipaux, des quarante-deux conseillers généraux, un tiers fut pris parmi les procureurs, les hommes de loi, les avocats ; les deux autres tiers furent choisis parmi les négociants ... On choisit pour général de la garde nationale, le représentant de la plus vieille, noblesse du Bordelais, l’héritier des seigneurs de Blanquefort et le descendant de Bernard Angevin Durfort de Duras. Le premier élu de l’administration municipale fut Ferrière-Colck dont la probité était célèbre dans Bordeaux. Le major général de l’armée municipale, qui devait remplacer Durfort, comme commandant en chef, était Courpon, un des plus vaillants officiers de guerre de Louis XV et de Louis XVI.

Mais ce sont surtout les négociants et les hommes riches qui vont gouverner Bordeaux. De Fumel sera remplacé, l’année suivante, par un homme dix fois millionnaire, Saige. Le président du département, Louis Jomme Montagny, est un puissant armateur.

Ce sont les Chartrons et le Chapeau-Rouge qui prennent le pouvoir. Pour nombreux que soient les avocats dans les corps élus, ils ne semblent pas jouer, dans la direction des affaires, le rôle qu’on attendrait. La plupart des futurs girondins font partie des administrations locales, mais, sauf peut-être Gensonné, ils y parlent plus qu’ils n’y travaillent.

Beaucoup de ces avocats qui ont fait la Révolution en dédaignent les charges municipales. Leur ambition vise plus haut : ils laissent aux négociants le soin de gouverner. Une aristocratie de riches, disait un libelle, va-t-elle remplacer à Bordeaux l’aristocratie des nobles ? »

Mais il semble qu’il y ait accord entre cette administration de grands bourgeois et le sentiment public de la cité. Les rares soulèvements excités dans le peuple par la bourgeoisie pauvre du « Club national » bordelais furent aisément contenus : et sans l’intervention des envoyés de la Convention, en 1793, Bordeaux aurait gardé probablement jusqu’à la fin une administration de bourgeoisie riche et modérée, sincèrement révolutionnaire d’ailleurs.

A Marseille, pendant la dernière moitié de l’année 1789 et la première moitié de l’année 1790, il y a une lutte d’une violence inouïe entre l’oligarchie bourgeoise d’ancien régime et la nouvelle bourgeoisie révolutionnaire soutenue par le peuple.

L’échevinage marseillais avait livré la ville de Marseille à des exploiteurs et des monopoleurs. En mars, le prix de la viande fut augmenté parce que des manœuvres coupables avaient assuré une sorte de monopole au grand boucher, le sieur Rebufel. Et pour se défendre contre le mouvement populaire, l’échevinage avait constitué, avec ceux des bourgeois qui bénéficiaient de la scandaleuse gestion municipale, une garde bourgeoise.

Le peuple la poursuivait de sa haine en criant : A bas les habits bleus ! Et de grands et riches bourgeois, des négociants épris de liberté et indignés du régime de pillage auquel la cité était soumise, dirigeaient la résistance du peuple. Le prévôt fit jeter en prison, dans le cachot de l’île d’If, les chefs courageux, Rebecquy, Pascal, Granet. Une procédure abominablement partiale fut organisée contre eux, et ils étaient perdus sans la protestation véhémente de Mirabeau devant l’Assemblée nationale. Il revint trois fois à la charge, le 5 novembre, le 25 novembre, le 8 décembre : et il caractérisa très bien le mouvement marseillais : lutte contre une oligarchie bourgeoise avide et exploiteuse, mais lutte conduite par la partie aisée, par les éléments riches de la population.

Quand il dit : « Le prévôt, trompé, n’a fait que suivre l’impulsion du parti qui croit que le peuple n’est rien et que les richesses sont tout », on peut croire que la lutte est engagée, à Marseille, entre les riches et les pauvres.

Ce serait une étrange méprise. Mirabeau veut dire simplement que l’intérêt public est sacrifié aux combinaisons des monopoleurs. Il précise en effet : « Le temps viendra bientôt où je dénoncerai les coupables auteurs des maux qui désolent la Provence, et ce parlement qu’un proverbe trivial a rangé parmi les fléaux de ce pays, et ces municipalités dévorantes qui, peu jalouses du bonheur du peuple, ne sont occupées depuis des siècles qu’à multiplier ses chaînes et à dissiper le fruit de ses sueurs. »

Et il prend soin expressément de démontrer que ce n’est pas un mouvement de sans-propriété :

« Ne croyez pas, en effet, dit-il, que cette procédure soit dirigée contre cette partie du peuple que, par mépris du genre humain, les ennemis de la liberté appellent la canaille, et dont il suffirait de dire qu’elle a peut-être plus besoin de soutien que ceux qui ont quelque chose à perdre. Mais, messieurs, c’est contre les citoyens de Marseille les plus honorés de la confiance publique que la Justice s’est armée. »

En effet, aux élections municipales commencées le 28 janvier 1790, en conformité de la nouvelle loi, les citoyens actifs nommèrent les bourgeois qui avaient protesté avec le plus de force contre l’ancienne municipalité et notamment Omer Granet, Rebecquy et Pascal, encore détenus.

Il ne semble pas, à lire la liste des élus de la municipalité marseillaise, qu’ils représentent aussi exactement qu’à Bordeaux la grande bourgeoisie commerçante, le grand négoce. Ce sont des bourgeois, mais qui, dans l’agitation récente de la ville, se sont signalés surtout par la vigueur de leur action.

Mirabeau ne semble pas s’être préoccupé de discipliner tous ces éléments au service de la Révolution. Il craignit vite d’être débordé par le mouvement de Marseille, et pour empêcher la démocratie marseillaise d’entrer en conflit avec la royauté qu’il voulait sauver, il prit comme ami et comme instrument Lieutaud. Celui-ci, brave, tumultueux et vain, rongé de vices, et en particulier de la passion du jeu, dissipait en une agitation toute extérieure, les forces du peuple de Marseille.

Barbaroux, Rebecquy, les futurs républicains et girondins ne tardèrent pas à se séparer de lui, et ce sont eux qui, dès 1791, et jusqu’à 1793 conduisent le mouvement marseillais. Par eux Marseille devient un ardent foyer de bourgeoisie républicaine et révolutionnaire. Ce sont, pour une large part, des fils de famille qui s’enrôleront au bataillon célèbre qui, au 10 août, donna l’assaut aux Tuileries. Quant à Lieutaud, par une basse et inintelligente parodie de Mirabeau, il était entré au service de la Cour et de la contre-révolution.

Ainsi, dans le mouvement de la vie municipale, Marseille, après avoir lutté contre les puissantes institutions, à la fois féodales et bourgeoises, qui l’opprimaient et l’exploitaient, après s’être, un moment, dispersée dans l’agitation suspecte imprimée par Lieutaud à des éléments aveugles, s’était enfin élevée à un glorieux républicanisme bourgeois, un peu théâtral et vaniteux, mais sincère, ardent et entraînant la sympathie du peuple par sa fougue et son courage.

A Nantes aussi, c’est la haute bourgeoisie qui administre la cité et la dirige hardiment dans les voies révolutionnaires.

Par sa lutte violente contre la noblesse bretonne, la bourgeoisie nantaise était, pour ainsi dire, montée à un ton révolutionnaire que l’ensemble du pays n’atteignit que plus tard. Comme beaucoup de communes, Nantes se débarrassa d’emblée, en août 1789, d’une municipalité timorée et suspecte : et, sans attendre la loi d’organisation municipale, elle créa, pour surveiller les ennemis de la Révolution, un comité permanent de salut public. Ce seul mot est comme une anticipation fiévreuse sur les grands événements révolutionnaires.

Le docteur Guépin, qui a une connaissance si familière et si profonde des hommes de la Révolution à Nantes, énumère les membres de ce comité :

« Nous y voyons Bellier jeune, Bouteiller père, le plus riche négociant de Nantes ; Bridon, orfèvre, Caillaud, Cantin, Chauceaulme, Chiron, Clavier, qui figurera dans le mouvement girondin ; Coustard, de la Ville, de la Haie, Duclos, le Pelley jeune, C. Drouin, Drouin de Parcay, Dupoirier, Duval, Felloneau, avocat du Roi ; Felloneau, maître particulier : Forestier, Foulois, Fourmi père, Fruchard, Gallon père, Garreau, Gedonin, Genevois, Gerbier, Laennec, Lambert, Le Bas, le Cadre, le Lasseur, de Ramsay, le Pot, le Ray, J. Leroux, Lieutau, de Troisvilles, Louvrier, Maussion, Meslé, Pineau, Marchand, Passin, Guillet, Raimbaut, Sabrevas, Sottin de la Coindiére, devenu depuis ministre de la police ; Toché ; Turquety, Vaudet. »

Je regrette que le docteur Guépin n’ait pas indiqué la qualité sociale de chacun de ces hommes, mais il conclut en disant :« La simple lecture de cette liste nous montre que l’aristocratie bourgeoise de Nantes et quelques anoblis de fraîche date dirigeaient le mouvement. »

Et il ne faut pas croire que cette aristocratie bourgeoisie, pour parler comme le docteur Guépin, s’effraiera devant le tumulte des événements ou s’arrêtera à mi-chemin. Aucun des périls, aucune des crises, aucune des hardiesses de la Révolution ne la prendra au dépourvu. Peut-être par un effet de l’âme bretonne, concentrée et ardente, mais surtout à cause de la violence de la lutte entre les forces d’ancien régime et les éléments bourgeois, il y a en tous ces hommes, gardiens de la Révolution naissante, une sorte de ferveur mystique. La plupart d’entre eux sont affiliés aux loges maçonniques, où l’idée révolutionnaire s’illumine d’une sorte de rayon religieux, et où la liberté, la raison sont l’objet d’un véritable culte.

La pensée ardente et impatiente de ces grands bourgeois révolutionnaires de la Bretagne devance la Révolution elle-même ; la plupart de ces hommes et beaucoup de ceux que l’élection fera entrer tout à l’heure dans l’administration municipale, étaient, au témoignage de Guépin, républicains dès les premiers jours de 1789.

Je ne sais quelle clairvoyance supérieure, faite de sincérité passionnée, les avertissait avant le reste de la France qu’il y avait antinomie entre la Révolution et la royauté ; en juin 1791, quand arriva le coup de foudre du départ du roi, de sa fuite vers la frontière, les administrateurs de Nantes lancèrent aussitôt une proclamation qui commence ainsi : « Citoyens, le roi est parti, mais le véritable souverain, la Nation, reste. » Mot admirable et qui ne jaillit pas comme une inspiration sublime, mais comme l’expression suprême de toute une pensée méditée pendant trois ans d’équivoques et obscurs conflits. C’est comme le malaise d’un lourd mensonge, impatiemment supporté, qui se dissipe soudain.

Les bourgeois révolutionnaires qui administrèrent Nantes devinrent le centre de toute une organisation de combat. Autour d’eux se groupèrent, dès la première heure, des bataillons de volontaires divisés en douze compagnies ; il y avait la compagnie de la Liberté, la compagnie de l’Egalité, la compagnie de la Fraternité, la compagnie du Patriotisme, la compagnie de la Constance ; c’est, me semble-t-il, la mode des appellations maçonniques qui s’appliquait aux nouvelles formations révolutionnaires.

Le choix du costume, très riche et assurément coûteux, qui fut adopté par la garde nationale nantaise, atteste que ce sont des bourgeois très aisés qui formaient le gros des bataillons. Le costume était, en effet, habit bleu doublé de rouge, collet et parements écarlates, revers blancs, liséré rouge et blanc, boutons jaunes avec une fleur de lys coupée d’hermine et le numéro de la division, houpette du chapeau blanche avec une hermine au milieu, épaulettes et contre-épaulettes en or.

Et il ne se produisit point à Nantes, comme à Paris, une sorte de divorce entre cette garde nationale bourgeoises et le peuple ouvrier. Les bourgeois révolutionnaires de Nantes qui, dans leurs combats contre la noblesse, avaient eu besoin de la force du peuple, restaient en contact avec lui. Le budget de Nantes, pour l’année 1790, mentionne l’achat de 1,172 uniformes de garde national au compte de la ville, qui les revendit à bas prix, évidemment pour ouvrir aux pauvres l’accès de la garde nationale. En même temps, la ville, dans la seule année 1790, dépensait 150.000 livres aux ateliers et chantiers municipaux afin qu’aucun ouvrier ne souffrît du chômage.

C’est sur les navires des puissants armateurs que plus d’une fois furent données des fêtes patriotiques et révolutionnaires, et la haute bourgeoisie de Nantes était si bien engagée dans le mouvement, elle avait si bien confondu sa vie avec la vie même de la Révolution, qu’elle a suivi celle-ci jusque dans le paroxysme de débauche et de cruauté de Carrier.

Chose étrange, et qui atteste je ne sais quelle prodigieuse exaltation tour à tour sublime et perverse, à l’heure même où Carrier décimait, noyait, souillait, non seulement l’aristocratie nantaise, mais la partie de la bourgeoisie suspecte de girondinisme, des femmes de haute classe, de la plus riche bourgeoisie, participaient à ses orgies de luxure et de sang. Le docteur Guépin avait la liste de ces femmes, il l’a détruite, mais il témoigne qu’elle comptait les noms les plus connus de la haute bourgeoisie.

Ainsi la fièvre révolutionnaire, après avoir allumé au cœur de la haute bourgeoisie bretonne de sublimes enthousiasmes, s’y convertissait à l’heure de la suprême crise en une sorte de fureur cruelle et de sadisme monstrueux, et une frénésie sensuelle et meurtrière continuait la mystique ardeur des premiers jours.

A Lyon, la vie municipale était bien plus passionnément populaire que ne le laissait supposer le choix des députés aux États-Généraux. Ceux-ci étaient presque tous d’un modérantisme extrême, et l’un des plus influents, Bergasse, affirmait la même politique que Mounier. Les cahiers des États-Généraux, comme je l’ai déjà noté, ne portaient aucune trace des revendications ouvrières. Mais peu à peu, dans l’enceinte de la commune, une lutte violente s’engagea entre la bourgeoisie modérée et la bourgeoisie démocrate, soutenue par les forces populaires.

Tout d’abord, en juin et juillet 1789, le peuple réclame avec véhémence la suppression des octrois, et comme le consulat résiste, il se porte aux barrières et les brise à Perrache, au faubourg de Vaise. Des détachements de dragons sont appelés de Vienne : mais le peuple armé les assaille. Les paysans, attirés par la nouvelle de la suppression des octrois, arrivent en grand nombre et font entrer en masse, par dessus les barrières détruites, tous les produits frappés la veille de lourds impôts ; le blé, le bétail, le vin, les soies entrent par grandes quantités, et tous les marchands, tous les entrepositaires s’empressent de s’approvisionner.

A la Guillotière, les femmes des ouvriers encouragent les paysans à entrer sans payer les droits. Il y a comme une coalition populaire des paysans et des ouvriers contre l’octroi, aussi odieux et onéreux aux uns qu’aux autres. Roland de la Platière, dans les nombreux mémoires où depuis des années il protestait contre l’octroi « cause de la misère flétrissante du peuple » et embarras pour les manufactures, avait donné, en quelque sorte, la formule du mouvement. Un instant, il parut tout emporter. Mais de nouvelles troupes sont appelées, et le consulat forme une garde de 600 jeunes bourgeois de familles riches, qui veulent réprimer le soulèvement populaire et qui le répriment en effet.

Dès ce moment, on sent qu’il y a à Lyon une force de « conservatisme » énergique, résolue, qui, s’il le faut, ira jusqu’à la contre-révolution. Mais le contre-coup du 14 juillet ranime le parti populaire. Une nouvelle garde nationale est formée avec des éléments plus nettement révolutionnaires. Elle est aussi, à sa manière, conservatrice de la propriété, puisqu’elle marche contre les bandes paysannes qui envahissaient les châteaux, mais elle entend lutter à fond contre le consulat, développer la Révolution.

Sous l’influence des bourgeois démocrates et du peuple, la journée de travail pour le cens électoral, est fixée à 10 sous, et le cens très abaissé permet à beaucoup d’ouvriers, d’artisans de prendre part au scrutin. Le consulat disparaît, définitivement condamné, et son énergique chef, Imbert Colomès, qui avait tenté de sauver contre la première houle révolutionnaire la vieille oligarchie bourgeoise, s’exile à Paris, d’où il va guetter âprement une occasion de revanche. A la fin de février, la municipalité nouvelle est constituée ; 6,000 électeurs prirent part au vote.

Si les élections écartèrent l’élément contre-révolutionnaire, il s’en faut qu’elles aient donné un résultat net. La municipalité comptait des révolutionnaires modérés, comme Palerne de Savy, ancien avocat général à la Cour des monnaies, qui fut nommé maire ; comme Dupuis, qui fut nommé procureur syndic. A côté d’eux, et comme pour attester la puissance de la tradition à Lyon, d’anciens échevins, Nolhac, Vauberet, Jacquin étaient élus ; les grandes familles bourgeoises, les Dupont, les Lagie, les Fulchiron, les Felissent, beaucoup de négociants et de gros marchands, un petit nombre de maîtres-ouvriers étaient nommés. C’était là, si l’on peut dire, le corps central de la nouvelle municipalité, elle était aussi éloignée de l’esprit oligarchique et contre-révolutionnaire que de l’esprit ardemment démocrate et « patriote ».

Les chefs du parti démocrate et patriote, les chirurgiens Pressavin et Carret, l’avocat François Bret, le médecin Louis Vitet, l’inspecteur des manufactures Roland, l’orfèvre Perret, le pelletier Vingtrinie, les négociants Chalier et Arnaud-Tizon ne sont élus que parmi les notables, et avec un nombre moindre de voix. (Voir Maurice Wahl, ouvrage déjà cité.)

Ainsi non seulement nous constatons à Lyon, dès le début, l’audace et la forte organisation des éléments conservateurs, qui seront bientôt des éléments contre-révolutionnaires ; mais, dans le parti de la Révolution, il y a d’emblée je ne sais quoi de chaotique et de discordant, qui usera la force révolutionnaire en de perpétuels conflits.

Il y a de plus dans la marche de la municipalité nouvelle quelque chose de factice et de contraint ; elle est constamment entraînée au delà de sa propre pensée par la force immédiate du peuple toujours en mouvement.

« Ainsi, écrit Maurice Wahl, ce sont les ouvriers en soie qui viennent d’abord demander aux élus de la cité le redressement des vieilles injustices. On se rappelle que le règlement de 1786 avait statué que les façons seraient réglées de gré à gré et à prix débattu, et ce régime avait eu pour conséquence un extrême avilissement des salaires. Les mémoires présentés par les ouvriers en janvier 1789 avaient provoqué un arrêt du conseil, en date du 8 août, ordonnant qu’il serait fait un nouveau tarif par une commission mixte formée de marchands et d’ouvriers.

« Ce tarif avait été dressé, homologué par un arrêt du 10 novembre, mais il n’était pas encore entré en vigueur. Les ouvriers voulaient qu’il fût enfin appliqué ; ils se plaignaient qu’on se prévalût toujours d’un article du règlement de 1744, qui ne leur accordait qu’un délai d’un mois pour introduire leurs réclamations contre les marchands ; enfin, ils demandaient que les maîtres-gardes qui les représentaient dans le bureau de la corporation fussent nommés à l’élection, et non recrutés par cooptation. Ils obtinrent satisfaction sur tous les points.

« Dans une réunion tenue à Saint-Jean, ils décidèrent les maîtres-gardes en exercice à démissionner et les remplacèrent par des gardes élus ; la municipalité sanctionna ce changement, mais en mettant pour condition que les maîtres marchands auraient le droit de se faire représenter de la même manière dans le bureau commun de la corporation. Une ordonnance du corps municipal prescrivit l’exécution du tarif et en fit remonter les premiers effets au 21 janvier 1790, date de l’enregistrement de l’arrêt d’homologation.

« Le conseil général de la Commune, après avoir entendu un exposé du procureur de la Commune, Dupuis, confirma cette décision, déclara que toutes décisions contraires au tarif seraient considérées comme abusives et entachées de nullité, et fixa à six mois le délai de prescription, sans toutefois qu’on pût faire courir le délai pendant le temps que le maître-ouvrier travaillerait pour le même marchand ; car, disait Dupuis « l’ouvrier est véritablement dans la dépendance du marchand, et il a lieu de craindre d’être privé d’ouvrage et, par conséquent, de tout moyen de subsistance, s’il demandait d’être payé conformément au tarif. »

« Une députation des maîtres-ouvriers vint exprimer à la municipalité les sentiments de gratitude dont ils étaient pénétrés, et déposer entre ses mains une somme de 150 livres, qu’ils la priaient d’offrir de leur part, comme don patriotique, à l’Assemblée nationale. Le maire leur répondit en témoignant « toute la satisfaction que la conduite sage des maîtres-ouvriers fabricants faisait éprouver à la municipalité ».

Le Courrier de Lyon approuva l’intervention municipale : « Il faut laisser dans les opérations ordinaires du commerce la plus grande liberté, mais ici, où la misère lutte presque toujours contre la richesse, il faut nécessairement que la loi prononce. »

C’est à coup sûr un événement économique d’un grand intérêt ; il démontre que quoique la bourgeoisie fût seule préparée à recueillir le bénéfice du mouvement révolutionnaire, la seule apparition de la liberté et d’une démocratie tempérée servait la cause du travail : il était impossible à la bourgeoisie lyonnaise, dans le règlement des affaires municipales, de ne point tenir compte des intérêts de ces maîtres-ouvriers qui pouvaient prendre part au scrutin et former des rassemblements redoutables. Mais, quand on se rappelle avec quelle vigueur, avec quelle violence toute la haute bourgeoisie, toute la grande fabrique de Lyon résistait depuis un siècle aux revendications des maîtres-ouvriers, quand on se souvient que, récemment encore, à propos des élections aux États-Généraux, les grands marchands protestaient contre la part trop grande que s’étaient faite les maîtres-ouvriers aux assemblées d’électeurs, on devine que les riches négociants qui composaient en grande partie la nouvelle municipalité lyonnaise, ne durent céder qu’à contre-cœur à la pression du peuple travailleur.

Il y eut évidemment en eux un commencement de désaffection secrète à l’égard de la Révolution : et je considère ce sourd conflit pendant entre la grande bourgeoisie lyonnaise et les maîtres-ouvriers comme une des causes qui prédisposèrent Lyon à la contre-révolution. La grande bourgeoisie s’effraya ou s’aigrit, et le peuple ouvrier n’était point assez fort pour prendre en main la Révolution.

Mais c’est surtout en juillet 1790, que la municipalité lyonnaise eut à subir la rude pression du peuple. Le mouvement comprimé dans l’été de 1789 recommence dans l’été de 1790, et cette fois ce sont les élus de la cité que les démocrates et les ouvriers lyonnais somment d’abolir l’octroi. Le 5 juillet, une double pétition, signée par les habitants du faubourg de Porte-Troc et par une assemblée générale de tous les cantons tenue en l’église Saint-Laurent est présentée au corps municipal. Elle demande la suppression immédiate de l’octroi et son remplacement par une taxe locale, les sections devaient être invitées à se réunir en assemblée générale pour déterminer avec plus de détail cette taxe de remplacement.

Si la bourgeoisie modérée de Lyon avait eu à ce moment quelque force de résistance, si elle n’avait pas été enveloppée et dominée par le peuple, elle aurait répondu que l’Assemblée nationale n’avait pas terminé la réforme de l’impôt, et qu’en attendant le nouveau système, elle avait ordonné la perception des taxes anciennes. Mais quelques mois à peine après la chute du consulat et le départ d’Imbert Colomès, la grande bourgeoisie révolutionnaire de Lyon ne pouvait, sans paraître à son tour suspecte de contre-révolution, entrer dans la voie de la résistance.

Allait-on, à propos des octrois, recommencer contre le peuple la lutte menée un an auparavant par l’oligarchie municipale ? Les officiers municipaux n’osèrent pas : ils acceptèrent d’ouvrir la discussion et convoquèrent les notables pour former le conseil général de la Commune et délibérer sur les pétitions. C’était appeler l’élément le plus démocratique et le plus révolutionnaire de la municipalité. Du coup la victoire appartenait au peuple. Et la municipalité lui opposa juste assez de résistance pour lui faire sentir sa force.

Le 8 juillet, à quatre heures de l’après-midi, le conseil générai de la Commune ouvrit la discussion. La salle des séances était pleine, et une foule de plus de 20,000 hommes et femmes emplissait la cour de l’hôtel de ville et la place des Terreaux. Sous cette pression formidable, la délibération n’était guère qu’un simulacre. Et le peuple ne permit même pas à la municipalité de voiler sous des formes légales sa capitulation.

A peine le procureur de la Commune, Dupuis, commençait-il à rappeler la loi de la Constituante et à signaler les difficultés de remplacement de l’octroi, qu’il fut interrompu par les cris de : « A bas Dupuis ! à bas le traître ! l’aristocrate ! Nous paierons ce qu’il faut pour le remplacement ; l’argent est déposé ! Point d’octrois, point de barrières ! A bas les gapéens ! nous ne voulons plus payer : à bas les barrières ou nous les brûlons ! Pas tant de politique ! A bas ! à bas dès ce moment ! »

Faut-il croire, comme le dirent et l’écrivirent alors plusieurs révolutionnaires lyonnais, que la contre-révolution avait fomenté ce soulèvement pour compromettre les autorités nouvelles, susciter un conflit entre Lyon et l’Assemblée nationale et effrayer les propriétaires ? Que la contre-révolution ait vu avec plaisir cette agitation et les embarras dont la municipalité était accablée, cela est certain, mais la haine des octrois était ancienne à Lyon, et il était bien naturel que quand le peuple voyait parmi les notables les hommes comme Roland, qui en avaient dès longtemps demandé l’abolition, il l’exigeât ; tous ces impôts sur le blé, le vin, la viande, réduisaient singulièrement le salaire de l’immense peuple ouvrier, il n’est point étonnant qu’il se soulevât.

La municipalité décida de convoquer les sections. Celles-ci, à l’unanimité, votèrent la suppression des octrois, et la municipalité enregistra purement et simplement leur décision.

« Il a été reconnu, disent les considérants de l’arrêté, que, dans une ville de manufactures, la taxe qui porte sur les choses de première nécessité est le plus dangereux des impôts, que c’est attaquer le principe de l’existence de l’ouvrier que de lui ravir par une semblable taxe les moyens de subsister, qu’en pressurant ainsi sa subsistance, on lui ôte les forces avec les aliments ; d’ailleurs la perception de ces droits destructeurs a cessé en fait, puisque les barrières placées aux portes sont ouvertes et qu’il serait aussi dangereux que nuisible de chercher à les rétablir. »

Mais cette victoire du peuple n’était que provisoire. L’Assemblée nationale fut saisie des événements de Lyon, et le 17 juillet 1790, par un décret impérieux, elle rétablit les octrois à Lyon.

Les maîtres-ouvriers en soie, pleins d’une sorte d’enthousiasme religieux pour la Révolution, s’inclinèrent devant l’arrêt de « l’auguste Assemblée nationale » ; ils auraient considéré toute rébellion contre elle comme un crime de lèse-patrie : mais les corporations des maçons, des chapeliers, des cordonniers se soulevèrent, et des collisions entre les prolétaires et les soldats ensanglantèrent Lyon. Toute la bourgeoisie ne tarda pas à faire bloc contre les ouvriers, qui furent aisément vaincus.

Les barrières furent relevées ; la perception des droits d’entrée, recommença jusqu’au vote de la grande loi de l’Assemblée qui les supprima pour toute la France. Mais à quel prix fut obtenue cette soumission, cette défaite du prolétariat lyonnais ? La bourgeoisie prit, si je puis dire, l’habitude des paniques ; le bruit s’était répandu que « les émeutiers » avaient marqué à la craie la porte des plus riches maisons ainsi vouées au pillage, les bourgeois révolutionnaires se confondirent un moment avec les autres États pour organiser la répression. Quant aux ouvriers, une déception sourde les préparait à accueillir le sophisme contre-révolutionnaire : « Que vous rapporte la Révolution ? » Ainsi se préparent obscurément et par des meurtrissures d’abord invisibles les grandes crises morales et sociales.

Dans ce désarroi commençant une partie de la bourgeoisie révolutionnaire s’isole du mouvement et perd le sens des nécessités du combat. Quand la Révolution en août 1790 fut obligée de procéder à une large émission d’assignats, quand elle s’engagea à fond dans le système qui pouvait seul sauver la Révolution, presque toute la bourgeoisie lyonnaise proteste. Une « adresse de la ville de Lyon » signée du maire, de plusieurs officiers municipaux et des syndics et directeurs de la chambre de commerce fut soumise à l’Assemblée. Elle accompagnait « l’Opinion de la chambre de commerce » sur la motion faite le 27 août par Riquetti l’ainé (ci-devant Mirabeau). La chambre de commerce objecte que les nouveaux assignats ne représenteront pas un numéraire effectif, mais « une masse d’immeubles, de terres éloignées, dispersées, qu’une aliénation forcée va déprécier, qui ne se réalisera qu’avec lenteur. » Elle affirme que la masse des assignats ne peut que provoquer une hausse générale des prix, la chute des manufactures, l’émigration des commerçants, la disparition du numéraire effectif et son remplacement par « un numéraire fictif qui, répandu dans toutes les classes de la société, portera partout le désespoir et la misère. »

Il est nécessaire, selon le mémoire, de payer en argent les ouvriers des fabriques de Lyon, Saint-Étienne, Saint-Chamond. « L’impossibilité d’y pourvoir, si elle était éprouvée simultanément par cinq ou six chefs de manufactures un peu occupées exposerait à une insurrection dangereuse. » D’ailleurs les hommes des campagnes refusent de vendre leurs denrées contre des assignats : comment la fabrique lyonnaise pourra-t-elle s’approvisionner des matières premières, notamment des soies du Piémont ?

Ainsi raisonnaient un grand nombre de négociants lyonnais, la plupart des agents de change, les hommes les plus connus de la grande fabrique, les Finguerlin et Schérer, Fulchiron frères, Courajod, Jordan, Couderc père et fils et Passavant, Bergasse frères, Paul Sain et fils, Saint-Costard. L’expérience a démontré qu’ils se trompaient : leur manque de foi en la Révolution les aveuglait. En fait, les biens nationaux furent prodigieusement recherchés et il n’y eut pas dégradation des valeurs ; le gage des assignats fut ainsi tout à fait solide. Et pour les manufactures de Lyon il se trouva que le régime des assignats, quand ils commencèrent à baisser, constitua une prime d’exportation. Oui, manque de foi en la Révolution, et aussi en ce peuple des manufactures qui, si on lui avait témoigné confiance, n’aurait pas suscité de difficultés à la Révolution. Livrée à la direction affaiblissante de ces timides, la ville de Lyon se serait écartée, dès 1790, de la voie révolu-tionnaire. Mais les démocrates réagirent avec vigueur et peu à peu, dans l’entraînement général de la Révolution ce sont eux qui l’emportent à Lyon ; au commencement de 1791, quand est renouvelée par moitié la municipalité, c’est Louis Vitet, un des amis de Roland, qui est nommé maire. La fuite de Varennes, puis la journée du 10 août assurent la primauté de Roland et de son groupe. Mais, malgré tout, la Révolution à Lyon était comme un arbre qui se creuse ; elle était intérieurement rongée et elle ne résistera pas à la secousse de 1793. Vienne la guerre qui suspendra le travail des manufactures, vienne la lutte de la Montagne et de la Gironde et l’écrasement de celle-ci, le parti révolutionnaire désemparé et abandonné ne pourra arrêter à Lyon un mouvement formidable de contre-révolution. La vie municipale de Lyon se résume donc dans une apparente domination de la bourgeoisie révolutionnaire, d’abord modérée puis démocrate, mais avec un travail profond de désagrégation produit par le sourd conflit des classes, par le malaise des ouvriers, et par les paniques de la bourgeoisie dirigeante.

Si, dans les grandes villes marchandes ou manufacturières comme Nantes, Marseille, Bordeaux, Lyon, c’est la haute bourgeoisie surtout qui dirige, dans les villes plus modestes ce sont de moyens bourgeois, marchands, hommes de loi, hommes d’affaires, qui entrent dans le corps administratif du département, du district et dans les municipalités.

Voici par exemple la ville de Louhans dans le Bresse chalonnaise, dont M. Guillemaut a étudié l’histoire en des ouvrages très documentés. 113 électeurs prirent part au vote. Ils désignèrent comme maire un avocat, Antoine Vitte, et comme officiers municipaux André Violet, notaire ; Louis Chaumet, négociant ; Claude Joie, huissier ; André Philippe, négociant, et Élysée Legras, bourgeois. Les 12 notables élus furent Joseph Forest, géomètre ; Jouvenceau aîné ; Bernard, huissier ; Gruard cadet ; François Roy, négociant ; l’abbé Oudot ; Antoine Jobert, géomètre ; Vincent Lachize, maître menuisier ; Claude Joseph Arnout, bourgeois ; Claude Maubey, marchand de fer ; Claude Vitte, écuyer ; Jean Baptiste Audin.

Je regrette que M. Guillemaut ne nous ait pas donné la liste des élus municipaux pour les communautés rurales du Louhanais. Il se borne à nous dire que les électeurs choisirent en général des hommes dévoués à la Constitution, et il note qu’en beaucoup d’endroits les curés qui avaient marché avec le Tiers État furent nommés maires : le curé Gabet à Dommartin-les-Cuiseaux ; le curé Hémy à Brienne ; le curé Delore à Boutange ; le curé Michel, à Savigny sur Scille, le curé Couillerot à Bouhans et le curé Houle, à Bruailles. Mais par le tableau que nous donne M. Guillemaut des électeurs choisis pour nommer les corps administratifs du district et du département, nous pouvons nous figurer aisément quelle était la qualité sociale des hommes qui dans cette première période de la Révolution dirigeaient le mouvement politique des campagnes. Le canton de Louhans délègue : Larma-


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