Qu’est-ce qu’un « islam modéré » ? Les nouveaux contours de l’islam politique (1/4)

vendredi 9 décembre 2011.
 

Première réunion de l’Assemblée constituante tunisienne dominée par le parti Ennahda, mardi 22 novembre. Elections législatives anticipées au Maroc, vendredi 25 novembre, dont le Parti de la justice et du développement, « à référentiel islamique », est censé sortir vainqueur. Triomphe annoncé des Frères musulmans dans les urnes égyptiennes à partir du lundi 28 novembre…

L’agenda de l’islam électoral, chargé, a pris la suite de « l’agenda caché » islamiste. Mais, dès qu’on parle d’islam, les inquiétudes et les confusions demeurent sur les liens possibles entre religion, politique et Etat. Surtout quand on pense comprendre l’islam politique au seul prisme d’une séparation entre « modérés » et « radicaux ».

« La distinction entre islam modéré et islam radical est une distinction plus occidentale que musulmane, rappelle Baudouin Dupret, directeur du centre Jacques-Berque de Rabat. Même si de nombreux acteurs politiques et religieux s’attachent à se présenter ainsi, autant pour des besoins de consommation interne que par rapport à l’international. Mais ça ne veut pas dire grand-chose. Quelqu’un comme le très influent cheikh Youssef Al-Qardaoui se présente comme tenant d’un islam modéré. C’est certainement vrai, dès lors qu’on a toujours plus extrémiste que soi… »

A quel moment la définition de l’islam défendue par un mouvement politique dépasse-t-elle les critères flous de la « modération »… Pour Romain Bertrand, historien spécialiste de l’Indonésie, « la distinction entre radicaux et modérés n’est pas opérante. Pour un islamiste indonésien, pas forcément violent, lui dire qu’il est “modéré”, c’est comme lui dire qu’il n’est croyant qu’à demi. La différence se fait entre les mouvements islamiques légalistes et insurrectionnels. “Radical” et “modéré” sont des catégories idiotes, qui nous font considérer qu’on est dans le même continuum, alors qu’on est dans des mondes différents. Certains mouvements acceptent la loi et l’Etat, d’autres les refusent. Parmi les nationalistes corses, il y a peut-être des radicaux et des modérés, mais surtout des mouvements qui acceptent le cadre légal et d’autres qui le rejettent. »

A l’heure de la victoire d’Ennahda en Tunisie et du triomphe annoncé du Parti liberté et justice, issu des Frères musulmans en Egypte, un détour par l’Indonésie des années 1950 est utile. Il existait alors un grand et puissant parti social-démocrate musulman, le Masjiuni, mêlant préoccupations religieuses et sociales. « Quand ce parti, ouvert en termes de pensée économique et politique, est interdit en 1957 par un Soekarno, premier président de l’Indonésie indépendante, virant autoritaire, plusieurs membres du Masjiuni se tournent vers la dahwa, la prédication. Mais d’autres choisissent de continuer la politique par d’autres moyens et basculent dans la clandestinité. Ils fourniront la matrice des islamistes violents et armés des années 1980 », explique Romain Bertrand. C’est, comme dans d’autres pays, la fermeture de la voie démocratique par des autocrates qui a radicalisé une frange importante des musulmans impliqués en politique.

L’exemple du Maroc, où le paysage politique et religieux est fragmenté, rappelle qu’il n’existe aucun parallèle strict entre la manière de vivre sa religion et le positionnement politique. « Parmi les confréries religieuses d’inspiration soufie, décrypte Baudouin Dupret, certaines sont opposées à la monarchie et demandent l’instauration d’une république islamique, à l’instar de celle menée par le cheikh Abdessalam Yassine. Mais d’autres sont très proches du pouvoir, comme la confrérie Boutchichi, dont le ministre des affaires religieuses est membre… »

Plutôt que de chercher un label de « modération », le vrai critère serait de se demander, explique Stéphane Lacroix, professeur à Sciences-Po et spécialiste de l’Arabie saoudite et de l’Egypte, « si ces partis reconnaissent toute la légitimité du système démocratique et sont prêts à jouer le jeu politique sans avoir l’intention d’en changer les règles. En Tunisie, Ennahda me semble avoir été très clair, là-dessus, sauf à leur faire un procès d’intention. Les écrits de Ghannouchi à ce sujet remontent à de nombreuses années, il ne s’est pas converti à la démocratie après la révolution. Les Frères musulmans, en Egypte, sont plus tiraillés et ne disposent pas d’un tel travail idéologique. Mais ils s’opposent aux salafistes, pour qui la démocratie est une impiété, et affirment que le système démocratique est celui qui s’approche le plus de l’Islam. Par rapport à Ennahda, ils cultivent l’ambiguïté, peut-être pour ratisser plus large. Mais je pense qu’ils ne pourront échapper au mouvement de l’histoire ».

Même si on les range, par commodité, sous la bannière commune d’un « islam modéré », l’AKP en Turquie, les Frères musulmans en Egypte, Ennahda en Tunisie, ou le Parti de la justice et du développement au Maroc ne réclament pas le même système politique. Le PJD marocain, explique Baudouin Dupret, est ainsi « plutôt monarchiste, parce qu’il pense que le jeu politique au Maroc se fait avec la monarchie et non contre elle ». Comme le souligne Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, « il n’y a pas d’homothétie entre la diversification du champ religieux et la diversification du champ politique. En Egypte, on a des fondamentalistes en religion qui peuvent être libéraux en politique, des laïcs qui sont pour un contrôle fort de l’armée afin de contrer les salafistes ou encore des disciples des prédicateurs télévisuels très conservateurs en religion, mais libéraux en économie et politique ».

Le débat sur la « modération » de l’islam a, en réalité, pris la place de l’autre débat portant sur « l’agenda caché » islamiste. « Au début, explique Jean Marcou, professeur à l’IEP de Grenoble et spécialiste de la Turquie, tout le monde disait ne pas croire à la sincérité politique d’Erdogan, alors que la sincérité politique est une notion à manier, de toute façon, avec des pincettes… Cette idée a, ensuite, été supplantée par celle “d’islam modéré”. Mais à force de s’intéresser à la modération uniquement sous l’angle de l’islam, on ne se soucie guère du risque de concentration des pouvoirs de l’AKP, qui a fait tomber successivement tous les bastions kémalistes : l’armée, la justice, la diplomatie, l’université… Concentration à laquelle il faut ajouter les arrestations de Büsra Ersanli, professeur de droit constitutionnel, de l’éditeur Ragip Zarakolu, la non-résolution de la question kurde et les entraves à la liberté de la presse… »

Si l’expression « d’islam modéré » est donc insatisfaisante, celle « d’islamistes modérés » n’a aucun sens pour Dominique Avon, professeur d’histoire à l’Université du Maine et spécialisé dans l’étude comparée des religions. « C’est un oxymore. Le suffixe “iste” désigne un extrémiste, si vous voulez dire “parti islamiste”, vous le dites, sinon vous dites “parti musulman modéré” ou “islamo-modéré”. »

Islamistes ? Islamiques ? Post-islamistes ?

Pour s’affranchir de l’opposition binaire entre islam « modéré » et islam « radical », la distinction entre « islamique » et « islamiste », maniée avec adresse par quelqu’un comme Tariq Ramadan, est-elle pertinente ? Baudouin Dupret rappelle que « cette distinction n’existe pas en arabe. Ce qui existe, c’est muslim et islami. Pour désigner ceux qui se disent islami, on aurait dû dire les "islamiques". Mais comme cela ne sonnait pas bien en français et que le suffixe "iste" est une marque d’engagement politique, on a forgé le terme islamiste. Un terme qui, appliqué à des gens, connote autre chose que le fait d’être croyant, et fonctionne assez bien pour exprimer une vision politique de la référence islamique ».

Mais les termes « d’islamisme » et « d’islamistes » collent à la réalité des années 1970 et 1980, scandées par la révolution iranienne et des mouvements insurrectionnels brandissant l’islam en bandoulière, de l’Indonésie à l’Egypte. Et l’emploi du mot « islamistes » fonctionne, depuis lors, au mieux comme un écran de fumée, au pire comme un épouvantail…

Pour François Burgat, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient et auteur de L’Islamisme à l’heure d’Al Qaïda, « l’expression "islamiste", pas plus mauvaise qu’une autre lorsqu’elle est apparue, a progressivement été criminalisée. Ce processus a surfé sur les peurs occidentales du vieil "autre" colonial. Mais il s’est plus encore nourri des besoins des régimes : il s’agissait pour eux de délégitimer la nouvelle génération de leurs opposants. Le 11 Septembre a nourri au profit des États une rhétorique de "benladénisation" des résistances qui a accéléré cette dérive. Or, en dépit de tous les diagnostics successifs annonçant leur rejet par les sociétés concernées et, partant, leur fin ou leur dépassement, les islamistes sont plus que jamais là. Pour qualifier ces partenaires obligés de demain, il est donc nécessaire de disposer d’une terminologie moins stigmatisante. Le choix d’un terme est dès lors moins important que la teneur de ce processus de repositionnement qui est en cours. »

Olivier Roy a écrit, il y a déjà vingt ans, un ouvrage intitulé L’Echec de l’islam politique. Que signifie cet échec dans un contexte d’hégémonie électorale des partis à référent islamique ? « Ce qui disparaît, c’est l’islamisme comme idéologie, comme un système global, monopolistique, qui n’accepte ni la concurrence, ni les élections. Pour moi, l’idéologie islamiste est morte, même si, comme en France où on trouve encore des trotskistes, on trouvera toujours des islamistes. Le vrai clivage avec les valeurs démocratiques se fait désormais avec les salafistes. Cela ne veut pas dire que des partis comme Ennahda, en Tunisie, ou celui issu des Frères musulmans en Egypte, renoncent à la primauté d’une référence à l’islam. Mais cette référence n’est pas la charia et repose sur l’identité, la culture, les valeurs… C’est une vision de l’islam souvent de droite, conservatrice, qui n’a plus grand-chose à voir avec l’islamisme révolutionnaire des années 1970 et 1980. »

Et qui, renonçant à une explication totalisante du monde, laisse plus de latitude aux spécificités de chaque pays. « L’imaginaire politique de ceux qu’on appelle les islamistes, explique François Burgat, est moins en effet le produit de leur lecture des versets du Coran que de l’influence de leur environnement national. Un acteur politique (islamiste) turc est donc, à bien des égards, différent de son homologue égyptien. Dans sa relation à l’État, un Frère musulman égyptien ou tunisien prend en compte le long tunnel répressif dont il vient de sortir, alors que son homologue jordanien a expérimenté un processus d’interaction avec le pouvoir infiniment moins traumatisant. »

Les mouvements se revendiquant de la religion n’ont pas été à l’initiative des révoltes ayant abouti à la chute des dictateurs. L’islam n’a pas été au cœur des slogans chantés au Caire ou à Tunis. Les chercheurs Patrick Haenni et Husam Tammam, récemment décédé, avaient montré que, durant ces révolutions, « la colère arabe, en Egypte, n’a pas été islamiste. Le rôle des différentes forces religieuses a été très conservateur politiquement. Rares sont ceux qui ont soutenu le mouvement de protestation, certains ont été contraints de se solidariser en partie avec lui, nombreux sont enfin ceux qui s’y sont franchement opposés, autant parmi les coptes que les musulmans ». Dans une tribune datée du 12 février 2011, Olivier Roy allait donc jusqu’à qualifier ces révolutions de « post-islamistes ».

Un vocabulaire que n’utilise pas François Burgat, mais auquel il reconnaît une possible fécondité. « Je n’aime pas trop l’expression "post-islamiste", qui ne nous apprend pas grand-chose. Les nouvelles "vertus" qui ont été soudainement reconnues aux "islamistes modérés" par les auteurs de cette dénomination – à savoir leur capacité à participer à la dynamique de libéralisation politique ou de modernisation sociale – étaient déjà perceptibles de longue date. La définition initiale et univoque de ces islamistes, réputés tous enfermés dans le littéralisme religieux, relevait plus de la caricature que de la réalité sociologique. En d’autres termes, le "modernisme" du Rached Ghannouchi d’aujourd’hui était très manifestement "en germe" chez le militant de 1985. Cela dit, par-delà les querelles terminologiques entre experts, si l’expression"post-islamiste" permet d’évoquer des forces politiques capables de faire avancer le processus de libéralisation politique ou de modernisation sociale, en garantissant un niveau satisfaisant de droits individuels et collectifs, alors oui, on peut à l’évidence dire que se dessine aujourd’hui devant nous, un peu partout dans la région, un rapport "post-islamiste" à l’État. » L’islam est-il encore la solution ?

« L’islam est la solution » est la devise historique des Frères musulmans

Elle n’a pas disparu de la campagne pour les élections législatives égyptiennes qui débutent lundi 28 novembre. Mais elle n’est utilisée qu’avec modération. Deux instances se sont en effet opposées pour savoir s’il était possible de l’employer. Le Haut Comité pour les élections a estimé qu’il n’était pas possible d’utiliser des slogans « religieux », relayant ainsi les critiques émanant des partis politiques libéraux, qui y voient une menace, mais aussi des partis salafistes, qui y voient un abus condamnable. Mais le Haut Tribunal administratif – pour qui le slogan est « politique » – a, lui, jugé son emploi constitutionnel. Pour Dominique Avon, « le slogan reste donc porteur : on ne fonctionne pas en politique seulement avec sa raison, et une telle devise touche des fibres profondes. Mais la vraie question est : quel contenu on met derrière ? »

Si le slogan n’est pas plus utilisé massivement, c’est aussi parce qu’il balance entre coquille vide et évidence. Pour Stéphane Lacroix, « dans une société comme l’Egypte, l’islam est déjà partout, et quasiment tout le monde s’en réclame. Les Frères ne peuvent plus se contenter de ce slogan et sont obligés de proposer un vrai programme politique. Ils ont débattu, en interne, du maintien de la formule. Certains voulaient l’abandonner, d’autres la conserver, sans en faire un usage extensif. L’un d’eux a dit que c’était le "logo" de la confrérie et qu’on ne pouvait pas le laisser tomber ».

Pour Olivier Roy, le maintien de cette référence est lié à des processus longs et difficiles. « Pour le PCF, le passage à la social-démocratie a pris du temps et, jusqu’au bout, certains communistes ont refusé, au moins dans le discours, cette évolution. Les Frères musulmans sont demandeurs du multipartisme, d’une constitution, d’élections… Ils ont viré leur cuti. »

Que signifie alors, concrètement, ce slogan dans le champ politique et social égyptien ? « Le voile n’est plus vraiment, en Egypte, une question, poursuit l’auteur de L’Islam mondialisé. C’est passé dans les mœurs et cela s’accorde avec une société fondée sur la pudeur et la décence. » Qui n’est d’ailleurs pas le propre des musulmans. Lorsqu’on évoque la « réislamisation » de l’Egypte ces dernières années, en raison de la visibilité croissante du voile, on néglige le fait que c’est l’ensemble de la société, y compris les Coptes, qui est devenu de plus en plus prude.

Un élément qui risque d’être davantage clivant est, selon Olivier Roy, « celui de la conversion et de l’égalité totale entre musulmans et chrétiens. La plupart des cheikhs influents n’ont pas de souci avec la liberté religieuse, entendue dans le cadre d’une protection des minorités religieuses. Mais, pour autoriser les conversions au christianisme, il y a encore du chemin à parcourir. La liberté religieuse et individuelle va pourtant de pair avec la démocratie et les droits des citoyens… »

L’islam politique, dans son ensemble, est confronté au fait que les partis s’en réclamant n’ont plus le monopole de la référence religieuse. La diversification du champ religieux est telle que « plus personne ne peut revendiquer en être le porte-parole unique dans l’espace public, explique Olivier Roy. En Egypte, il y a une concurrence entre l’Université Al-Azhar, la plus haute autorité de l’Islam sunnite et les Frères musulmans pour en devenir les vrais représentants. Les Frères ne peuvent accepter d’être réduits à une dimension politique. Ils ont donc créé un parti, à côté de la confrérie. Mais il y a aussi les salafistes, les soufis, ou encore les générations qui vivent leur religion de manière beaucoup plus individualisée ». En particulier les disciples d’Amr Khaled, du nom de ce « cheikh cathodique », qui n’a pas fait de grandes études de théologie, mais a importé sur les chaînes satellitaires égyptiennes le modèle des télévangélistes américains. « Après que des salafistes ont attaqué des tombes soufies, les confréries leur ont dit : vous pesez peut-être 6 millions d’Egyptiens, mais nous en pesons 15. Et nous allons nous organiser », rappelle Dominique Avon.

L’irruption des salafistes

Toute la semaine dernière, sur la place Tahrir, l’alliance entre les jeunes révolutionnaires partisans d’un Etat séculier et les jeunes salafistes a surpris plus d’un observateur. Comment ces salafistes, absents des révoltes arabes, quasiment invisibles sous les dictatures, ont-ils réussi à faire graviter autour d’eux une large partie du débat sur les liens entre religion et politique qui agitent, aujourd’hui, le monde musulman ?

« Les salafistes revendiquent l’héritage de Mohammed Abdel Wahhab, d’où l’appellation également employée de wahhabites. Il a été le co-fondateur du premier Etat saoudien, au XVIIIe siècle et était un lecteur fervent d’Ibn Taymiyya, un théologien du XIIIe siècle. Pour un salafiste, la ligne qui sépare l’islam de l’impiété est clairement tracée et met au ban de la communauté des musulmans beaucoup de gens qui se réclament de l’islam : les chiites, les soufis et tous ceux qui pratiquent ce que l’on appelle parfois l’islam populaire. S’ajoute à cela que, parmi les quatre maddhabs, les écoles de pensée religieuse formant le droit musulman, les salafistes s’inscrivent dans la continuité du Hanbalisme, qui est l’école la plus littéraliste, privilégiant toujours la révélation sur la raison dans l’application de la loi », décrypte Stéphane Lacroix.

Cette vision d’un islam pur, et purifié, est-elle compatible avec un investissement en politique, des campagnes électorales, des sièges à l’Assemblée ? « Au Koweït, les salafistes sont représentés au parlement, souligne Stéphane Lacroix. Ils sont même divisés en plusieurs groupes. Le cas de l’Arabie saoudite est particulier. Ce serait un contresens de parler de "régime salafiste". On est dans le cadre d’une alliance complexe entre un pouvoir politique, celui des Al Saoud, et un pouvoir religieux wahhabite. Mais ce n’est pas l’Iran, où le clergé est au pouvoir. Le pacte entre les princes et les ulémas est ancien, mais de nombreuses tensions ont existé au cours de l’histoire. »

En Tunisie, les élections ont montré que ces tenants d’une application rigoriste des textes de l’islam n’avaient pas beaucoup de poids électoral. Leur capacité de mobilisation dans les rues, et peut-être dans les urnes, égyptiennes s’explique par des liens historiques et des échanges très forts entre le Caire et Riyad. L’Egypte avait besoin des capitaux saoudiens et l’Arabie saoudite des travailleurs égyptiens, qui ont ramené, en rentrant au pays, cette manière wahhabite de vivre l’islam…

Mais cela ne suffit pas à expliquer leur brutale irruption sur la scène politique égyptienne. Pour Stéphane Lacroix, « le contexte égyptien, où l’on ne pouvait pas espérer tirer grand-chose d’une participation au système politique et où les Frères musulmans occupaient le terrain, les a convaincus de rester à l’écart. Ils ont préféré rester dans le champ de la prédication. Je ne pense pas, pour autant, comme on l’entend aujourd’hui, que leur montée en puissance n’ait été due qu’au fait que Moubarak ait joué la carte des salafistes contre les Frères. Il ne leur a pas ouvert en grand les portes du champ religieux. Ils étaient aussi réprimés de temps à autre, dans une stratégie plastique consistant à utiliser les uns pour affaiblir les autres, et réciproquement. Même si les salafistes ont pu bénéficier du fait d’apparaître comme un contre-feu aux Frères ».

En Egypte, les salafistes disposent désormais de plusieurs partis engagés dans les élections. Comme la loi égyptienne oblige chaque parti à une présence féminine sur ses listes, les femmes y sont représentées par une rose ou une photo de leur mari… « Ils ont compris, explique Olivier Roy, qu’ils seraient marginalisés s’ils ne passaient pas au politique. Dans un système autoritaire, cela peut marcher de refuser d’entrer dans le jeu. Mais pas dans un système démocratique. En Israël aussi, les partis religieux ont, très vite, été contraints de rentrer dans le jeu parlementaire. »

Islams et politique

« J’ai récemment vu, pour la première fois en arabe, employer le terme d’islam au pluriel, islamat », note avec attention Dominique Avon. Faut-il pour autant opérer une distinction dans les rapports que les sunnites et les chiites entretiennent à la manière dont se tissent les liens entre État, gouvernement et religion ?

Pour François Burgat, la réponse est nette. « C’est désormais tout à fait secondaire à mes yeux. Il faudrait d’abord, dans tous les cas, prendre le temps de comparer les performances politiques moins négligeables qu’on ne le pense souvent du "repoussoir" iranien "chiite" actuel avec celles des autocrates "sunnites" que nous avons longtemps laissés prospérer pour nous en prémunir. Le Hezbollah chiite a, au Liban, formé avec la moitié de la communauté chrétienne une alliance électorale tout à fait comparable à ce que des partis sunnites se sont montrés capables de faire dans ce domaine essentiel du dépassement des appartenances primaires. » Au Yémen, notamment, le Forum commun auquel appartient Tawakul Karman, lauréate du prix Nobel de la paix, réunit socialistes et « islamistes ».

Jean Marcou abonde : « Il y a d’une part les pratiques religieuses, et, de l’autre, la manière dont les systèmes politiques se développent, mais je ne suis pas sûr qu’il y ait un lien étroit entre les deux. »

Pour Dominique Avon, il reste sans doute une différence dans le rapport à l’Etat qu’entretiennent les divers courants de l’islam. « Les chiites, étant, sauf exception, en condition de minorité, ils ont montré, à travers l’histoire une tendance beaucoup plus forte à se dresser contre des pouvoirs tyranniques. L’Iran khomeyniste, affirmant fonder le premier jour du gouvernement de Dieu sur terre, a rendu la révolte plus difficile. Mais le printemps dernier a montré cette chose plus insolite : des sunnites se soulevant contre une autorité établie, alors même que les principales références religieuses, à Tunis comme au Caire, avaient rappelé le principe du respect du pouvoir en place. »

En Iran, un parti se revendiquant de l’islam avait fait, en 1979, alliance avec des forces progressistes et marquées à gauche. Avant de les liquider deux ans plus tard. La référence est-elle encore pertinente, si l’on regarde l’alliance qui dirige la nouvelle Tunisie ?

« Pas du tout, juge Olivier Roy. La route est cahoteuse, mais nous sommes face à un processus historique irréversible. La culture du "guide" est finie. Tout le monde veut des élections et le pluripartisme. Avant les élections en Tunisie, tous les journaux français nous expliquaient que les gens n’iraient pas voter, alors que le taux de participation a été nettement supérieur à ce qu’il est dans les pays occidentaux ! C’est toujours cette vieille idée que la démocratie n’est pas faite pour ces gens-là. Mais il y a un changement de génération qui modifie en profondeur la société, comme l’avaient déjà montré des démographes comme Philippe Fargues ou Emmanuel Todd. En quelques années, les trois grands paradigmes que sont la culture politique, la dimension socio-démographique et la pratique religieuse ont été bouleversés. On ne peut donc plus penser avec les cadres de pensée d’il y a trente ans. »

Par Joseph Confavreux


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