N’en déplaise aux tenants du libéralisme, l’histoire n’est pas finie. Pour Alain Badiou, la contestation sociale est d’actualité et l’émeute historique est notre horizon politique.
Le réveil de l’histoire, d’Alain Badiou. Éditions Lignes, « Circonstances 6 », 192 pages, 17 euros.
Le libéralisme euphorique des années quatre-vingt-dix s’imaginait que l’histoire était finie : la contestation sociale semblait s’être éteinte et les populations s’être converties, tantôt enthousiastes tantôt résignées, aux vertus du capitalisme enfin restauré. Mais l’époque a changé, montre Alain Badiou dans ce dernier volume de la série « Circonstances ». L’heure n’est plus à la fin de l’histoire mais à son réveil. Le livre part d’un constat : « Nous sommes dans le temps des émeutes. » Les émeutes, qui ne sont pas encore des révolutions, nous révèlent une chose : la répétition du pire ne fait plus consensus, l’ordre économique en place ne fait plus illusion, le roi est nu.
Badiou distingue, en philosophe, trois émeutes. « L’émeute latente » des millions de Français descendus dans la rue pour protester contre la « réforme » des retraites. « L’émeute immédiate » des quartiers populaires londoniens au cœur de l’été. Enfin, « l’émeute historique » des peuples tunisiens et égyptiens. Cette dernière semble sonner le réveil de l’histoire. En effet, « à combien d’années en arrière faut-il remonter pour assister au renversement d’un pouvoir centralisé et bien armé par d’immenses foules aux mais nues ? » L’émeute historique est l’horizon politique de notre temps, en attendant l’heure des révolutions. Badiou essaie de mettre au jour les conditions de l’émeute historique. Celle-ci se déploie pleinement lorsqu’elle parvient à se donner un lieu central différent du lieu de vie des révoltés, lorsqu’elle parvient à unifier dans ce nouveau lieu toutes les composantes du peuple et enfin lorsqu’elle parvient à formuler un mot d’ordre repris par tous.
En Europe, l’État a su opposer un obstacle de taille à l’émeute historique : la norme identitaire. Il s’agit d’une fiction rassemblant des prédicats très vagues souvent incompatibles entre eux, censés définir le Français moyen. Cette norme imaginaire permet de tracer une ligne de démarcation, plus ou moins marquée, entre le citoyen normal et le suspect. La suspicion passe par l’emploi d’un vocabulaire particulier, les « noms séparateurs » : « islamistes », « jeunes des banlieues », « burqa ». Ils empêchent l’unification des différentes composantes du peuple. Voilà pourquoi « par “justice”, aujourd’hui, il faut aussi entendre, voire entendre d’abord, l’éradication des noms séparateurs ».
C’est la grande leçon, selon Badiou, des émeutes du « printemps arabe ». Puissance du générique, elles ont su faire l’économie de la sélection identitaire. Mais elles sont restées des émeutes sans devenir des révolutions. Il aurait fallu pour cela qu’une organisation maintienne durablement les peuples au-delà des assignations identitaires.
Florian Gulli, philosophe, L’Humanité
Date | Nom | Message |