Pour un tribunal Russell contre les crimes du nucléaire civil

mercredi 28 décembre 2011.
 

Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima : des crimes contre l’humanité

Depuis 1945, plus de 2 400 explosions – dont la puissance de certaines [1] équivalait à plusieurs milliers de fois celle d’Hiroshima – ont eu lieu, sans parler des « ratés » et des dizaines d’accidents catastrophiques dont les premiers connus datent de l’automne 1957 à Windscale (UK) et Maïak (ex-URSS), respectivement classés 5 et 6 sur l’échelle INES. Mais qui en connaît précisément les conséquences ? Aucune enquête épidémiologique internationale digne de ce nom n’ayant été diligentée à ce propos, un comité européen sur les risques de l’irradiation (CERI) [2] a étudié, à la demande des députés verts, et confirmé l’impact de l’activité atomique depuis 65 ans sur les populations mondiales, ce dont on pouvait se douter puisqu’on en retrouve les traces jusque dans les glaces du pôle Sud [3]. Les enjeux sont tellement énormes que les effets pathologiques de toutes ces contaminations à petites doses et au long cours sont farouchement niés de concert par tous les pays ou les organisations intergouvernementales.

Tchernobyl : irradiations et multicontaminations « à rebonds »

Tout comme le 6 août 1945, le 26 avril 1986 est une date historique pour l’ensemble de l’humanité [4]. Dès les débuts du cataclysme, les irradiations furent violentes, très supérieures à celles d’Hiroshima ou de Nagasaki [5], multiples, complexes et pérennes, quelle que soit la distance du lieu de l’accident : c’est une des particularités de Tchernobyl par rapport aux bombardements de 1945.

En explosant, le réacteur n°4 de la centrale Lénine de Tchernobyl n’a pas seulement rejeté des gaz et des aérosols divers issus de la désintégration atomique du combustible, comme le ferait une bombe, mais il a également rejeté « des particules chaudes solides » [6] de combustible : ce sont des fragments de toutes tailles qui, combinés avec d’autres radionucléides, sont retombés sur le site ou à proximité de la centrale. Par la suite, des « particules chaudes liquides » se sont également formées dans le sol après les pluies. Lorsque ces particules pénètrent dans l’organisme par l’eau et les aliments ingérés ou par l’air inhalé, elles produisent, même longtemps après leur émission, des doses élevées d’irradiation ponctuelle interne. Cette remarque est importante pour la compréhension de la suite et des suites de l’accident.

Depuis le jour de la catastrophe, les irradiations ont été peu à peu supplantées par des contaminations de long terme et la situation radiologique évolue d’une manière que nul ne pouvait prédire. Deux exemples :

- Suite aux processus de désintégration du plutonium 241, la formation naturelle de l’américium 241, puissant émetteur de rayons gamma, va constituer un aspect important de la contamination de nombreux territoires situés jusqu’à un millier de kilomètres de l’explosion. A cause de cette désintégration progressive, les territoires dont le niveau de rayonnements gamma était faible sont devenus à nouveau dangereux.

- Par ailleurs, il y eut une forte redistribution des radionucléides dans les écosystèmes du fait de leur concentration par les organismes vivants (bio-accumulation) et de leur migration, après quelques années, dans les parties du sol où plongent les racines : ces radionucléides sont alors devenus de plus en plus accessibles aux végétaux, qui les reportent pour la deuxième fois à la surface du sol. C’est une des causes de l’expansion et de l’aggravation de la morbidité et de la mortalité atomiques dans les territoires contaminés.

Quelques-unes des maladies provoquées par Tchernobyl

- La contamination radiologique de Tchernobyl a influé sur le fonctionnement de tous les organes du système endocrinien. L’effondrement de la fonction hormonale du thymus joue le rôle principal dans le développement de la pathologie du système immunitaire.

- Les maladies des organes circulatoires sont une des causes principales d’invalidité et de mort des « liquidateurs ».

- Le vieillissement accéléré provoqué par la catastrophe de Tchernobyl a déjà touché des centaines de milliers de personnes et en touchera des millions dans le futur.

- Le saturnisme est devenu une des pathologies importantes de Tchernobyl. En effet, entre 2 400 et 6 720 tonnes de plomb ont été déversées au cours des opérations d’extinction. Une partie importante de ce plomb a été rejetée dans l’atmosphère suite à sa fusion, à son ébullition et à sa sublimation dans l’incendie du réacteur.

En outre, les conséquences génétiques causées par la catastrophe de Tchernobyl toucheront pendant des siècles des centaines de millions de personnes, dont :

- celles qui ont subi le premier choc radiologique (irradiation externe forte et brutale), parce que la quantité des radionucléides rejetés dans l’écosphère fut infiniment supérieure et bien plus virulente que celle d’Hiroshima ;

- celles qui vivent, et vivront pendant les 300 ans à venir, dans les territoires contaminés par le strontium 90 et le césium 137, ou celles qui vivront dans les territoires contaminés par le plutonium et l’américium pendant des milliers d’années ;

- les enfants des géniteurs irradiés, pendant des générations, où qu’ils vivent par la suite.

Le secret, la falsification officielle des données et les malversations

Il n’y a pas de données instrumentées disponibles de la contamination de tous les pays d’Europe par l’ensemble des radionucléides de Tchernobyl, et désormais il n’y en aura plus jamais. S’appuyant sur ce manque, le rapport « Forum Tchernobyl » (2005) de l’AIEA et de l’OMS ne discute que des données concernant les territoires du Bélarus, de l’Ukraine et de la Russie d’Europe, passant sous silence la contamination des autres pays européens.

Or, même si la densité actuelle de la contamination n’est pas élevée dans un territoire, l’énorme contamination des premiers jours et des semaines qui ont suivi la catastrophe (on sait par reconstruction que, dans certains territoires, l’activité des retombées radioactives dépassait 10 000 fois les niveaux du fond naturel), jointe à la faible contamination persistant sur des décennies, ont pu influer et influeront considérablement sur la santé des habitants et sur l’environnement.

D’autre part, la suppression des institutions chargées d’examiner les suites pathologiques de Tchernobyl, le détournement des équipes de chercheurs de l’étude des problèmes engendrés par la catastrophe, le harcèlement et l’emprisonnement de certains médecins spécialisés, sont autant de tentatives concertées et persistantes pour cacher la vérité [7].

Aussi l’exigence avancée par les spécialistes de l’AIEA et de l’OMS de la nécessité d’une « corrélation certaine » entre la charge radioactive d’une personne concrète (jamais reconstituable avec précision, et pour cause) et l’atteinte à sa santé pour qu’il y ait démonstration évidente du lien de la maladie avec l’irradiation de Tchernobyl, relève-t-elle de manœuvres intellectuelles particulièrement malhonnêtes.

En plus de ces malversations, en ex-URSS, en Ukraine, au Bélarus, et au sein des principales organisations intergouvernementales concernées (CIPR, AIEA et OMS) les volontés de minimiser les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl sont légion. En voici quelques exemples.

- Dans aucun des livrets militaires des 60 000 militaires en service qui ont participé aux travaux de « liquidation » n’a été enregistré le dépassement de la norme de 25 rœntgens alors en vigueur. Mais l’examen clinique de 1 100 militaires liquidateurs a révélé chez 37 % d’entre eux les symptômes hématologiques de la maladie des rayons, indiquant à l’évidence que ces personnes ont reçu plus de 25 rœntgens.

- La médecine officielle n’a commencé à reconnaître la fréquence de la cataracte « tchernobylienne » que 8 ou 9 ans après sa découverte.

- Même chose en ce qui concerne le cancer de la thyroïde, la leucémie et les affections du système nerveux central.

Les conséquences de Tchernobyl sur la santé publique

En résumant sommairement les données publiées dans le rapport du CERI, la contamination radioactive de Tchernobyl a touché près de 400 millions de personnes (205 millions en Europe et environ 200 millions hors d’Europe).

L’analyse des courbes de la morbidité générale des enfants vivant dans les territoires contaminés de l’ex-URSS est particulièrement désespérante : seulement 20 % d’entre-eux sont en bonne santé. Dans certaines régions du Polessié il n’y en a plus un seul. En Allemagne, les dents des enfants nés après la catastrophe contenaient 10 fois plus de strontium 90, tout comme on retrouve de l’uranium dans les dents de lait des enfants anglais résidant près de Windscale (depuis rebaptisé Sellafield) 53 ans après cette autre catastrophe atomique. Le nombre des victimes de Tchernobyl croîtra pendant plusieurs générations. Au cours des 15 premières années suivant la Catastrophe, il peut être estimé de la manière suivante :

Bélarus, Ukraine, Russie d’Europe 237 000

Reste de l’Europe 425 000

Asie, Afrique, Amérique du Nord 323 000

Monde entier 985 000 [8]

Tchernobyl : une catastrophe nucléaire au temps de l’Anthropocène [9]

Les catastrophes atomiques ont ceci de particulier qu’elles délimitent toujours une fracture multidimensionnelle de l’histoire du vivant :

- La perte irrémédiable de tout un monde vivant sur d’immenses territoires, un printemps sans les cris des oiseaux, et des arbres roussis par un gigantesque et silencieux incendie.

- Une mortalité si nombreuse, et dans des conditions si inhumaines, que le travail de deuil s’avère impossible à réaliser, surtout « au temps de la mort sèche » [10].

- Un événement imprévu et inconcevable, qui dépasse nos facultés d’imagination, et dont les conséquences futures sont elles-mêmes imprédictibles.

- Des irradiés/contaminés subissant une atteinte aussi bien mentale que physique, dont certains effets s’étaleront sur plusieurs générations, pour donner naissance à des lignées d’êtres difformes.

Autrement dit, « un avant et un après » sans retour possible. Un trou dans la mémoire symbolique des humains, dans leur inconscient, ce qui nous prépare « un retour du refoulé » à la mesure de l’événement. Mais de plus, et c’est là le « double effet paradoxal » des catastrophes atomiques, elles n’ont pas de fin, pas de terme prévisible : c’est un monstre qui pousse et dévore de l’intérieur l’humanité, dont la morbidité persistante est difficilement évitable. La catastrophe atomique « colonise l’avenir et n’offre aucune possibilité d’échapper au destin tragique : aucune culture n’est prête à affronter ce pari » [11].

La suite de ce texte (dont ses notes), beaucoup plus long, peut être lue en cliquant sur l’adresse URL portée en source de cet article (haut de page, couleur rouge)

Ce texte a été signé par :

Paul ARIES, philosophe et écrivain, intellectuel de référence du courant de la décroissance. Dernier ouvrage publié : La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance.

Marc ATTEIA, docteur en mathématiques appliquées, professeur honoraire de l’Université de Toulouse, auteur de Le technoscientisme, le totalitarisme contemporain, Yves Michel, 2009.

Marie-Christine GAMBERINI, traductrice, référente de l’association Les Amis de la Terre France sur le nucléaire et l’énergie.

Alain GRAS professeur émérite de l’Université Paris I et directeur du Centre d’études des techniques, des connaissances et des pratiques, cofondateur de la revue Entropia, auteur de Le choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Fayard, 2007.

François JARRIGE, maître de conférence à l’Université de Bourgogne, auteur de Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique, imho, Paris, 2009.

Baudouin JURDANT, professeur émérite à l’Université Paris 7, traducteur de Paul Feyerabend, auteur de l’ouvrage Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique, Ed. Les Archives contemporaines, Paris, 2009.

Paul LANNOYE, docteur en Sciences physiques, député européen honoraire, administrateur responsable du Groupe de réflexion et d’action pour une politique écologique (GRAPE) en Belgique, co-traducteur en français du rapport du CERI, éditions Frison-Roche.

Serge LATOUCHE, professeur émérite d’économie de l’Université Paris XI et objecteur de croissance, auteur de Vers une société d’abondance frugale ; Contresens et controverses sur la décroissance, Mille Et Une Nuits, Fayard, 2011.

Frédérick LEMARCHAND, sociologue, co-directeur du pôle RISQUES, Université de Caen, membre du Conseil scientifique du CRIIGEN. Coauteur de Les Silences de Tchernobyl et du film La vie contaminée, Conseiller de l’exposition internationale Il était une fois Tchernobyl.

Corinne LEPAGE, ancienne ministre de l’environnement, députée européenne, enseignante à l’IEP. Dernier ouvrage : La vérité sur le nucléaire ; le choix interdit, Albin Michel, 2011.

Stéphane LHOMME, président de l’Observatoire du nucléaire, auteur de L’insécurité nucléaire ; bientôt un Tchernobyl en France, Yves Michel, 2006.

Jean-Marie PELT, président de l’Institut Européen d’Ecologie et professeur honoraire de l’Université de Metz, dernier ouvrage : Heureux les simples, Flammarion, 2011.

Pierre RABHI, agriculteur, écrivain et penseur français d’origine algérienne, chevalier dans l’ordre national de la Légion d’Honneur, Pierre Rabhi est un des pionniers de l’agroécologie.

Jacques TESTARD, agronome et biologiste, docteur en sciences, directeur de recherche honoraire à l’Inserm ; ex-président de la Commission française du développement durable (1999-2003). Co-auteur de Labo-planète. Ou comment 2030 se prépare sans les citoyens, Mille et une nuits, 2011.

Jean-Marc ROYER, ingénieur, ex-cadre supérieur ADP, ancien dirigeant du syndicat de cadres SICTAM/CGT Orly, en cours de publication : Décoloniser l’imaginaire occidental. I. La science creuset de l’inhumanité.


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