Les ambitions néo-ottomanes de l’AKP et le conflit kurde

vendredi 27 janvier 2012.
 

"Diplomatie multidimensionnelle et multirégionale", "Nous n’avons aucun problème avec les pays voisins", c’est ainsi qu’Ahmet Davutoglu, ministre turc des Affaires étrangères, s’exprimait il y a encore quelques mois. Un an après le début du printemps arabe, qu’en estil de la politique extérieure menée par Ankara ? Il y a encore quelques mois le président syrien Bachar el-Assad était un ami très proche de Recep Tayyip Erdogan, chacun des pays avait décidé de supprimer l’obligation de visas pour se rendre chez le voisin et d’établir ensemble un Conseil de coopération économique avec le Liban et la Jordanie. Aujourd’hui, le Premier ministre turc critique le régime syrien sur la scène internationale et accueille sur son sol les opposants à Bachar el Assad. Alors qu’Ankara soutenait le renforcement nucléaire de Téhéran, il a cependant décidé en septembre 2011 d’accueillir près de la ville de Malatya, située non loin de la frontière avec l’Iran, le système radar antimissile de l’OTAN. L’alliance stratégique qui liait la Turquie à Israël depuis des décennies est aujourd’hui réduite à sa plus simple expression. Enfin, en novembre 2011, le président de la République turque Abdullah Gül a qualifié Chypre, qui prendra la présidence de l’Union européenne en juillet 2012, de "demi-pays", de futur leader d’une "Union misérable". Il est clair que la politique du "zéro problème avec les pays voisins" est devenue celle du "conflit avec tout le monde".

La Turquie a renforcé sa relation avec le monde arabe et musulman. Ankara jouit d’une très bonne réputation parmi les peuples arabes, comme on a pu le constater lors des visites de Recep Tayyip Erdogan en Egypte, en Tunisie et en Libye. Ce dernier, plus célèbre que les leaders arabes auprès des populations, est parfois surnommé le deuxième Saladin. Son Parti de la justice et du développement (AKP) possède une ambition néo-ottomane qui s’inspire de la période expansionniste de l’Empire ottoman et souhaite faire de son pays la première puissance économique et politique du Moyen-Orient. Les dynamiques économiques, sociales, politiques et historiques favorisant cette nouvelle politique existent mais le conflit kurde, talon d’Achille de la Turquie depuis des décennies, pourrait contrecarrer ce projet.

Celui-ci s’est récemment intensifié comme le montrent les attaques simultanées (les plus violentes depuis 1993) menées par les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans la province d’Hakkari les 18 et 19 octobre 2011 et la réponse très sévère de l’armée turque dans la vallée de Kazan en Çukurca qui ont fait 35 morts parmi les rebelles. Les espoirs de régler dans la question kurde de façon pacifique par une négociation entre le gouvernement d’Ankara et Abdullah Ocalan, chef du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) emprisonné depuis 1999, se sont envolés après les élections législatives de juin 2011. De plus, l’opération contre l’Union des communautés du Kurdistan, souvent qualifiée de section urbaine du PKK, qui avait entraîné plus de 2 000 arrestations a été relancée et au total plus de 4 000 personnes (membres du Parti pour la paix et la démocratie (BDP), principal parti kurde, formation maires, députés, présidents d’assemblées locales, fonctionnaires, cadres locaux et nationaux, ou encore représentants d’organisations non gouvernementales, et plus récemment, universitaires, avocats et journalistes) ont été arrêtées depuis mai 2009. Ces événements ont ravivé les tensions et les accrochages entre les forces de sécurité turques et les rebelles du PKK depuis le début de l’été 2011 dans l’est du pays. En outre, le massacre qui a coûté la vie à trente-cinq jeunes contrebandiers kurdes, dont dix-neuf âgés de moins de dix-huit ans, dans un raid aérien mené par l’armée turque à la frontière avec l’Irak et le débat suscité par cette tuerie au sein du gouvernement et de la société turque comme parmi les Kurdes témoignent des possibilités d’embrasement de la situation.

Le conflit kurde, grande source d’instabilité en Turquie, constitue un obstacle aux ambitions néo-ottomanes de l’AKP vers le Moyen-Orient et le monde arabe et musulman. Après trois décennies de violence, Ankara, qui a toujours privilégié les politiques sécuritaires, n’a pas su trouver de solution au conflit. Malgré le déni du conflit, les politiques d’assimilation, les moyens et les stratégies de sécurité mis en oeuvre, le mouvement pro-kurde s’est renforcé à la fois en Irak et en Turquie. Dans ce dernier pays, le PKK poursuit sa lutte contre les forces de sécurité et le mouvement pro-kurde est de plus en plus présent : formation de nouveaux partis politiques, développement des médias – quatorze chaînes de télévision et plusieurs titres de journaux ont été créés –, etc. Tant et si bien que le gouvernement turc a parfois affirmé que l’on assistait à la formation d’un Etat parallèle dans la région. En 2009, le parti pro-kurde est arrivé en tête aux élections locales dans huit villes de la région kurde de Turquie, notamment à Diyarbakir, considéré comme la plus importante d’entre elles. Le nombre des députés indépendants (mais soutenus par le BDP) est passé de 22 à 36 entre 2007 et 2011. En outre, le mouvement pro-kurde a gagné en influence au sein de la société civile comme le montre le sommet régional organisé en octobre dernier à Diyarbakir lors duquel on a pu voir que la plupart des exigences du mouvement pro-kurde étaient partagées par les 700 ONG présentes.

L’existence en Irak d’une région autonome du Kurdistan, qui compte plus de cinq millions d’habitants, fonctionne comme un quasi-Etat avec son gouvernement, son président, son parlement, son armée, sa police et qui bénéficie du soutien des Etats-Unis témoigne également que la question kurde ne peut être abordée sous le seul angle de la sécurité. Le retrait des Etats-Unis de l’Irak a ouvert un espace à la Turquie, notamment dans la région kurde du pays. Les Kurdes d’Irak ne peuvent en effet pas conserver leur position actuelle après le retrait américain sans s’appuyer sur Ankara, l’aide de l’Iran étant exclue par les États-Unis. Washington souhaiterait voir la Turquie s’impliquer économiquement et politiquement dans la région kurde d’Irak, ce que le pays ne peut faire sans avoir pacifié ses relations avec sa propre population kurde.

En Syrie, Ankara est confronté à la possibilité de l’établissement d’une nouvelle région autonome kurde (proche de la région kurde irakienne) ainsi qu’à celle d’un renforcement du conflit kurde que pourrait provoquer le régime de Bachar el-Assad. La crise du régime ouvre en effet des opportunités à l’opposition kurde en Syrie, notamment au Parti pour l’unité démocratique (PYD), branche syrienne du PKK. L’opposition kurde qui mène une politique pragmatiste essaie de négocier dans le cadre d’une autonomie régionale à la fois avec le régime d’el-Assad et avec les groupes d’opposition syriens. Les Kurdes ont donc une position pacifiste et attentiste tout en tentant de renforcer leur pouvoir.

En outre, la nouvelle politique turque à l’égard du régime d’el Assad a ouvert un espace au PKK en Syrie. Damas a hébergé le PKK et son chef Abdullah Ocalan jusqu’en 1999. La Syrie et le parti kurde se connaissent très bien et disposent de la capacité et des ressources nécessaires pour affaiblir Ankara. La formation peut donc espérer bénéficier du soutien des pays favorables au régime d’el Assad (comme le montre le cessez-le-feu signé entre l’Iran et le Parti pour une vie libre au Kurdistan, PJAK, branche iranienne du PKK) et opposés à la Turquie (la Jordanie, voire la Russie). Une solution pacifique de la question kurde pourrait donc permettre à Ankara de parer les manoeuvres éventuelles de son voisin syrien et renforcer le statut de la Turquie.

Enfin, Ankara s’est éloigné de Téhéran sur des sujets comme l’Irak ou la Syrie. Le modèle politique turc, qui s’appuie sur la démocratie, l’économie libérale et l’islam, renforce la position du pays auprès des Occidentaux et des populations du Moyen-Orient, notamment des forces de l’opposition des pays arabes. Ce modèle turc, qu’on qualifie aussi d’islam modéré, constitue pour ces dernières une source d’inspiration. Il est également apprécié des Occidentaux en raison de son libéralisme économique et du caractère démocratique de son système politique. En outre, la crise du régime syrien affecte Téhéran, allié majeur de Damas. En Irak, la Turquie soutient les sunnites quand l’Iran appuie les chiites mais les deux pays se battent pour renforcer leur présence dans la région kurde du pays. Alors que la question kurde connaît un regain de tension depuis l’été dernier, l’Iran a signé un cessezle- feu avec le PJAK. Le PKK a donc élargi son champ d’action et le conflit kurde est devenu partie intégrante des relations conflictuelles entre Ankara et Téhéran. Le discours de Murat Karayilan, président exécutif du PKK, confirme cette nouvelle situation : "l’alliance antikurde entre la Turquie, l’Iran et la Syrie s’est désagrégée".

Quant à la politique de la Turquie vis-à-vis d’Israël et des Palestiniens, elle n’est pas l’expression d’une solidarité musulmane mais révèle l’ambition néo-ottomane de l’AKP. Ce nouveau positionnement d’Ankara pourrait également pousser Tel Aviv à utiliser la cause kurde pour affaiblir la Turquie.

Dans ce contexte tendu, Recep Tayyip Erdogan aurait particulièrement intérêt à travailler à une résolution pacifique de la question kurde tant un durcissement du conflit et une escalade de la violence serait dommageable à la démocratie turque présentée comme un modèle aux pays arabes et musulmans.


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