Juliette Gréco : "On n’est pas tous aux ordres. On est libres !"

dimanche 12 février 2012.
 

Juliette Gréco fêtera ses quatre-vingt-cinq ans au Théâtre du Châtelet début février. Un concert où l’émotion sera au rendez-vous d’un parcours dédié à la chanson et à la poésie. Une vie qu’elle raconte dans un livre de souvenirs, Je suis faite comme ça, alors que sort son nouvel album, Ça se traverse et c’est beau. Entretien.

Vous paraissez incroyablement en forme. Comment faites-vous  ?

Juliette Gréco. Je suis une menteuse, je dissimule (rires), mais je suis en forme dans ma tête.

La dernière fois que l’on s’est vus, c’était pour l’album Je me souviens de tout et vous étiez plus fatiguée…

Juliette Gréco. J’étais en fin de chimio. Cela fatigue…

Vous en parlez dans votre livre Je suis faite comme ça. Est-ce la première fois que vous évoquez votre maladie  ?

Juliette Gréco. Je me suis dit, au cours des mois et des années qui ont suivi, qu’il fallait en parler. Si j’avais été détruite, je n’en n’aurais pas parlé. Mais comme je ne suis pas détruite, je peux donner de l’espoir.

Est-ce que l’on peut prononcer le mot  ?

Juliette Gréco. C’est le cancer. C’est d’une banalité navrante. C’était il y a presque cinq ans. C’est assurément destructeur, bien sûr, mais ça ne détruit pas tout. Et, on en guérit, même si je reste vigilante.

Comment avez-vous réagi lorsque vous avez appris la maladie  ?

Juliette Gréco. Je suis un monstre. Le cancer des autres me rend malade, me bouleverse. Le mien, pas du tout. Le professeur qui m’a annoncé cela n’arrivait pas à me le dire. Je lui ai dit  : « C’est positif, dites-le moi. » Là, il a réussi à dire oui. Je lui ai répondu  : « On m’opère quand  ? » Il faut se battre, c’est très important. Si on accepte ce crabe, c’est extrêmement dangereux parce qu’il vous bouffe. Si on ne l’accepte pas, il vous bouffe beaucoup moins. Il faut se battre et les médecins le disent  : il y a 50% de guérison grâce aux malades. Il faut faire face à la chose et se dire  : « C’est moi qui vais te tuer » Partant de ce principe joyeux, on y arrive. Les médecins qui m’ont vue ensuite au Théâtre du Châtelet n’y croyaient pas. Ils m’ont dit  : « Vous devriez faire un petit tour dans les services de cancérologie à l’hôpital pour redonner le moral aux gens. » Et il y a beaucoup de gens qui résistent, comme moi.

Vous avez toujours aimé les mots, la poésie. Est-ce à dire que pour vous chanson et poésie sont parfaitement indissociables…

Juliette Gréco. Ce n’est pas indissociable, mais c’est utile. La musique étant le plus beau véhicule que l’on puisse trouver pour les mots.

Votre rencontre avec Sartre a été décisive dans votre envie de chanter. Le déclic est venu de là  ?

Juliette Gréco. Je n’ai pas eu le choix. Il me dit  : « Gréco, vous allez chanter. » Je lui ai dit  : « Non, pourquoi  ? » Et lui  : « Si, vous allez chanter pour la réouverture du cabaret Le Bœuf sur le toit, vous avez une très belle voix. » Il parlait de ma voix parlée. Cela s’est passé comme ça. Il a réussi à me rendre l’idée séduisante parce que baroque, parce que quasi du domaine de l’impossible. J’ai pensé  : « Pour leur faire plaisir, je vais chanter trois chansons. » Ce qui m’a valu la plus belle trouille de ma vie. Et ce qui continue de me valoir les plus belles trouilles de ma vie.

Toujours le trac après toutes ces années  ?

Juliette Gréco. C’est abominable. Le métier, ça sert, mais ça ne sauve pas. On maîtrise son travail. Mais on ne maîtrise pas son cœur, son âme, le cœur qui bat trop vite et la peur panique. Je suis toute nue quand j’arrive. Je n’ai aucune protection. J’ai quoi  ? Une robe noire longue et un corps déchiré en dessous. Une inquiétude terrible. Il faut beaucoup de force pour se présenter sur scène. Je ne sais pas d’où je la sors, mais j’en ai. C’est un mystère. Parce quand même, je ne suis pas « Rigolo, l’homme le plus fort du monde » (rires). Je suis un petit machin et j’ai quand même bientôt quatre-vingt-cinq ans. Ce qui est beaucoup. La passion, cela aide. Et le silence se fait. C’est cela le miracle. C’est pour cela qu’on a le droit d’avoir peur. C’est que tout cela tient de la magie, quand même. Ce n’est pas normal tout cela, il y a un truc qui ne va pas là-dedans. Un petit machin comme moi arrive sur scène avec une grande robe noire, une petite tête blanche et deux mains blanches, l’idée que le truc puisse s’arrêter, ce qui est tout à fait logique, c’est cela qui fait peur.

Comment est née l’idée de théâtraliser 
la chanson comme vous le faites  ?

Juliette Gréco. Ça, c’est moi, ma nature. Je n’ai jamais travaillé cela. Au début, j’avais les mains derrière le dos. J’étais paralysée. Quand j’ai commencé un peu à chanter correctement, tout à coup, mes bras se sont déployés comme des ailes, comme si je prenais mon envol. Et mes mains ont parlé.

"Un pont, c’est la vie : on se rejoint, on se quitte.

Les ponts de Paris sont tous différents.

Le pont Mirabeau est divin, le Pont-Neuf est merveilleux".

Les mots vont au bout des doigts. Ce sont les mots qui les font bouger. Tous les gens de ma génération étaient comme cela, à part Brassens qui avait sa théâtralité à lui, qui était l’immobilité. Brel était en mouvement perpétuel, Ferré aussi. Moi, je suis « une bougeuse immobile ». C’est très curieux. Je ne bouge pas de ma place, mais les gens ont une impression de mouvement.

Sauriez-vous dire, d’où vient l’expression « Gréco, chanteuse existentialiste »  ?

Juliette Gréco. Il y a des illettrés partout (rires)  ! Je ne sais pas. C’est une invention d’une certaine presse de l’époque, style Paris Soir ou France Dimanche. Où il y avait d’ailleurs de formidables écrivains qui étaient là pour gagner leur vie. Des journaux à scandale, dont ils faisaient leur miel. C’est venu de là. Cette promiscuité et cette amitié avec Sartre, cela rendait les gens interrogateurs. Ils se demandaient pourquoi cette très jeune fille était là avec ces gens qui avaient l’âge d’être des professeurs et qui en étaient de magnifiques. Qu’est-ce qu’elle fait avec Merleau-Ponty  ?, etc. J’étais une chanteuse existentialiste parce que j’avais inventé le pantalon noir, le chandail noir, les cheveux lâchés, les yeux charbonneux. Parce que je vivais ma vie comme je l’entendais, que je ne faisais aucune concession à rien ni à personne. Ils ont considéré que c’était cela l’existentialisme, qu’il y avait un uniforme et que j’en étais la publicité.

C’est une chance incroyable d’avoir rencontré autant de personnalités…

Juliette Gréco. La chance de ma vie. Tous les gens que j’ai rencontrés à cette époque, que ce soit Picasso, Sartre, Merleau-Ponty, Vian, Sagan… ont fait que ma vie est lumineuse. Cela m’a remplie à la fois de culture, de découverte, de désir, d’exigence. J’étais déjà exigeante de nature. Je ne comprends pas le racisme. La lutte des classes, pour moi, est quelque chose qui ne devrait en aucune manière exister. Chacun est lumineux dans son travail. Pourquoi est-ce qu’on a créé une telle différence  ? Pourquoi est-ce qu’on a éloigné les gens les uns des autres  ?

Pourquoi vous trouvait-on scandaleuse  ? Qu’est-ce qui choquait en vous  ?

Juliette Gréco. Moi, ma manière de vivre. J’étais différente. J’avais tout faux. J’étais jeune, ce qui est déjà très condamnable (rires)  ! J’avais un physique très étrange, je n’allais pas chez le coiffeur autrement que pour laver mes cheveux, je n’étais pas maquillée, à part les yeux, je choisissais avec qui j’avais envie de vivre, quelques instants ou un moment plus long. J’étais très silencieuse et je regardais les gens droit dans les yeux. Je n’en faisais qu’à ma tête et on ne m’imposait rien, ni pour mon habillement, ni pour mon apparence, ni pour ma vérité profonde. J’étais moi, ce qui fait que c’était inacceptable.

Dans votre nouvel album, Ça se traverse et c’est beau, vous chantez les ponts de Paris. C’est une idée, très romantique, poétique…

Juliette Gréco. Quand je partais de chez moi, de Saint-Germain-des-Prés, je traversais le pont Royal pour aller de l’autre côté de l’eau, où c’était une autre ville. Ça s’appelait Paris de l’autre côté. Les ponts, c’est l’histoire de France, l’histoire de la Révolution. Qu’est-ce qu’on faisait pendant l’occupation allemande  ? On faisait sauter les ponts. Ce sont des endroits de vie et de mort. C’est le suicide des malheureux, c’est les amoureux. Un pont, c’est la vie  : on se rejoint, on se quitte. Les ponts de Paris sont tous différents. Le pont Mirabeau est divin, le 
Pont-Neuf est merveilleux. Celui que j’aime le moins, peut-être, c’est le pont Alexandre-III qui en fout plein la vue. Ils sont tous touchants. Chacun a sa personnalité.

Vous-même, vous êtes un pont, puisque vous reliez les générations. Il suffit de voir le casting qui compose votre album, où l’on trouve de jeunes chanteurs, des écrivains, des comédiens…

Juliette Gréco. Je l’espère. Si j’ai réussi à être un pont entre les gens, eh bien, je n’ai pas perdu ma vie.

Il y a un très beau texte signé de vous, le Miroir noir. Une des rares chansons de votre carrière. Pourquoi ne pas avoir voulu écrire plus souvent  ?

Juliette Gréco. Parce que les autres me donnent des complexes d’infériorité absolument dramatiques. Et il y a de quoi. En tant qu’interprète, je suis protégée. Je peux raconter ce que je veux. C’est moi, mais ce n’est pas moi. Je me cache  !

"On n’est pas tous aux ordres. On est libres.

Libre parole, libre pensée, libre choix !"

Dans votre livre, vous rappelez cette période de votre enfance où vous étiez enfermée dans un mutisme. Là aussi, c’était une manière de vous protéger  ?

Juliette Gréco. Je parlais avec ma sœur, je parlais avec mon ours qui me répondait bien évidemment comme un ours répond à tous les enfants (rires). C’est un langage que l’adulte ne peut pas atteindre. C’est un refuge formidable. Ma sœur était mon aînée, extrêmement brillante, drôle. Cela m’allait. Après cela, il y a eu la guerre. Je ne parlais pas, c’était maladif. En classe, je ne disais même pas « non », je secouais la tête négativement. J’étais dans mon monde, un monde très particulier, poétique. Le premier poète que j’ai compris, c’était Prévert, qui était notre poète à nous les enfants, qui connaissait notre langage, nos terreurs, nos misères, nos rires, nos désirs.

À propos de votre enfance, vous dites qu’elle a été « ni heureuse, ni très malheureuse » et vous ajoutez  : « Elle est juste sans amour maternel et sans père... »

Juliette Gréco. C’est beaucoup. Il reste peu de chose. Reste la réserve de l’imaginaire qui est heureusement sans limites. J’ai vécu dans l’imaginaire, dans le rêve, dans une autre vie très longtemps. Ce qui fait que je suis mal armée finalement. À la fois armée, assez enfantine et terriblement vulnérable. Ce que les gens ne savent pas. On me croit à l’aise, ce qui n’est pas vrai du tout.

Il y a des passages très émouvants sur l’arrestation de votre mère en 1943, de votre sœur, de vous à la prison de Fresnes. Que gardez-vous de ces moments douloureux de votre vie  ?

Juliette Gréco. Tout. C’est terriblement présent. Je n’ai pas oublié un quart de seconde. J’ai perdu des choses mécaniques comme le vrai sommeil. Une portière qui claque ou quelque chose qui tombe me fait sursauter. Des traces indélébiles dans le corps, dans le cœur, la tête.

Est-ce de là qu’est venu votre désir d’engagement  ?

Juliette Gréco. Il vient de l’amour que j’ai pour l’autre. On parle beaucoup de Dieu, mais pour moi, Dieu, c’est l’autre. L’idée de Dieu est étrange, c’est être sûr que la vie ne va pas s’arrêter à la mort, que les méchants seront punis, que les bons seront récompensés. Tout cela est irréalisable bien sûr. Il est à remarquer quand même que les pays les plus religieux sont les plus misérables.

« J’ai un besoin viscéral de m’engager, de militer pour un nouveau départ social », écrivez-vous. Vous rappelez ainsi que vous vous êtes inscrite au Mouvement des jeunesses communistes…

Juliette Gréco. Oui. J’étais une mauvaise élève parce que j’étais désobéissante (rires)  ! Mais j’étais hyperactive. Comme tous les enfants passionnés, comme est la jeunesse, on a envie que les choses changent. On a envie que le monde soit plus vivable, moins cruel, plus beau, moins injuste.

Vous avez tenu à intituler un des chapitres « De gauche ». Pour rappeler que ce sont ses valeurs qui ont fondé la femme que vous êtes  ?

Juliette Gréco. Oui. Pour rappeler aux gens que cela existe. On n’est pas tous aux ordres. On est libres. Libre parole, libre pensée, libre choix  ! Et la religion m’a fondée d’abord parce que je trouve que le Christ est un formidable communiste. Sa mère, pour laquelle j’ai une grande dévotion, parce que je trouve qu’on s’est foutu de sa figure dans les grandes largeurs. On n’a pas le droit de mépriser une femme comme on l’a méprisée. Voilà, j’ai de bons fondements (rires)  !

Vous allez fêter vos quatre-vingt-cinq ans sur la scène du Théâtre du Châtelet. Avez-vous vu le temps passer  ?

Juliette Gréco. Je n’en suis pas à hier, j’en suis toujours à demain. Hier, c’est passé comme un oiseau, comme un vol d’hirondelles. C’est dû aux autres, à tout ce que l’on m’a donné, à tout ce j’ai vécu. C’est dû à ce que j’ai envie de vivre ou tout ce que je n’ai pas envie. Il m’arrive quelquefois d’être désespérée. Dans ces cas-là, je lis, j’écoute de la musique, une voix sublime, ou je parle à quelqu’un que j’aime.

Aimeriez-vous l’idée d’un pont « Juliette » à Paris  ?

Juliette Gréco. (Elle rit.) C’est très improbable, mais ce serait joli pour les amoureux que ça s’appelle Juliette. Mais alors, un petit pont, un petit truc…

Entretien réalisé par Victor Hache, L’Humanité

Album Ça se traverse et c’est beau, chez Deutsche Grammophon/Universal  ;

lire Juliette Gréco, je suis faite comme ça, Éditions Flammarion.

Concerts  6, 7, 8 février, Théâtre du Châtelet, Paris 1er. 
Rens.  : 01 40 28 28 28.

Documentaire  Juliette Gréco l’insoumise, le 5 février sur Arte.


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