Présidentielle : la vague du Front de Gauche

vendredi 20 avril 2012.
 

Des salles trop petites, et maintenant, des places trop petites comme à la Bastille, à Paris, comme au Capitole à Toulouse, au Prado à Marseille, des meetings où l’on voit de plus en plus de femmes, de jeunes, des meetings où l’on porte fièrement ses vêtements 
de travail, où l’on ne crie pas 
un nom mais où on scande  : « Ré-sis-tance. » 
Les commentateurs bien en cour 
ont le plus grand mal à expliquer cela et les sondeurs ont dû ajuster leurs pronostics. Le candidat du Front de gauche, considéré maintenant comme 
un possible « troisième homme », chamboule le scénario écrit d’avance pour garantir une alternance tranquille et rendre fréquentable un FN relooké. Quant aux citoyens qui font essaimer le Front de gauche autour d’eux, ils n’entendent pas s’arrêter à la présidentielle.

Table ronde avec :
- Jean-Marc Canon, secrétaire général de l’UGFF CGT
- Annie Collovald, professeur de sociologie à l’université de Nantes
- Serge Wolikow, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bourgogne.

Ce qui se passe avec le Front de gauche surprend. 
Est-ce inédit  ?

Jean-Marc Canon. Inédit, je ne saurais répondre de manière formelle. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il y a bien longtemps que des élections politiques n’ont pas suscité un tel engouement massif parmi les personnes impliquées dans le syndicalisme et, plus largement, dans le mouvement social. Au-delà même, je crois que ce que l’on peut dire, sans se tromper et sans se payer de mots, c’est que le Front de gauche et sa campagne génèrent une forte volonté de participation et créent une véritable espérance.

Un tel mouvement, perceptible au quotidien, est tout à fait exceptionnel. Il l’est d’autant plus par sa dynamique rassembleuse. De nombreuses sensibilités et de nombreux parcours militants se côtoient dans le Front de gauche. Pour autant, loin d’être la simple addition de courants distincts continuant à vivre de manière cloisonnée, il est patent que le Front de gauche développe de fortes synergies et que le mariage de ces différences est porteur d’enrichissements.

Annie Collovald. Ce n’est rien de dire que le Front de gauche n’était pas attendu. Rien ne permettait de prédire, il est vrai, que la coalition des partis qui le constitue « prendrait » et réussirait à s’imposer dans la compétition politique comme force attractive impossible désormais à ignorer – en témoignent, entre autres, les meetings de plus en plus importants et les articles de presse, flatteurs ou non, qui se multiplient. On a en quelque sorte sous les yeux une entreprise de mobilisation en train de se faire et de démentir les prévisions des experts en matière électorale, voyant l’élection jouée d’avance entre PS, UMP et un hypothétique troisième homme (en l’occurrence une femme, Marine Le Pen). La surprise vient également des discours tenus par le Front de gauche qui s’évadent des schémas rhétoriques convenus  : ils repolitisent des questions (partage des richesses, chômage, inégalités sociales) depuis longtemps présentées comme des fatalités impossibles à contrer  ; ils offrent un récit social qui désigne les injustices et les adversaires en opposant capital et travail, et qui plaide pour un autre réalisme que celui des dominants et des contraintes économiques en parlant un langage de lutte des classes. Bref, des discours qui redonnent un sens concret aux valeurs de gauche d’égalité, de solidarité, de tolérance, et une orientation émancipatrice au programme défendu. Tout cela ressuscite la croyance dans l’efficacité d’une action politique et dans un autre monde possible. Est-ce inédit  ? Non, bien sûr, mais voilà bien longtemps qu’une telle offre politique n’était pas apparue avec une telle consistance en argumentation et en nombre. Voilà aussi bien longtemps que le travail de reconquête de l’électorat populaire ne s’était pas opéré ainsi, non seulement en le proclamant haut et fort (le PS avait déserté les groupes populaires pour conquérir « la France de demain »), mais également en s’appuyant sur des réseaux militants et syndicaux et en valorisant la classe ouvrière autrement que sous la forme de la « beauté du mort ». Un tel travail de représentation rend visibles l’attention et la considération portées aux plus démunis, alors qu’il y a peu, ces attitudes étaient jugées archaïques, rétrogrades, voire dangereuses politiquement (n’a-t-on pas suffisamment assené que le vote populaire allait au FN  ?). De quoi vraiment dérouter tous ceux qui pensent que les groupes populaires doivent rester à leur place  : du mauvais côté des rapports de forces et, si possible, silencieux.

Serge Wolikow. La progression des intentions de vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon a de quoi surprendre ceux qui s’étaient habitués à l’émiettement de l’extrême gauche. Celle-ci, incarnée par un Parti communiste, longtemps principale force politique de la gauche, a connu, au cours des trente dernières années, un déclin marqué par le recul du score communiste, l’essor de mouvements se présentant comme ses succédanés mais incapables de le remplacer. L’effacement du mouvement ouvrier semblait inéluctable, comme celui des grandes revendications sociales laissées pour compte par le Parti socialiste ayant réussi son virage social-démocrate. La percée du Front de gauche ne peut s’expliquer seulement par la profondeur de la crise économique et sociale, ni par les ravages provoqués par la politique de la droite. La raison est à chercher du côté de l’initiative politique qu’a constitué, après bien des hésitations, la mise en place de ce 
rassemblement politique. Elle a eu le grand mérite de répondre aux attentes d’une partie importante du monde du travail alors que les mouvements 
sociaux se heurtaient en permanence à l’absence de perspectives politiques. 
On peut rapprocher ce que nous sommes en train de vivre de l’expérience du Front populaire, lorsque le Parti communiste, très minoritaire à gauche, avait réussi, après avoir pris l’initiative de l’alliance, à doubler son score électoral en 1936. De même en 1969, le candidat communiste Jacques Duclos connut une progression fulgurante et dépassa les 20% des votants. Alors que le Parti socialiste refusait l’unité, il incarnait la combativité sociale et l’espérance unitaire.

Marine Le Pen semble, au moins 
un temps, avoir marqué le pas. Mettez-vous cela en relation 
avec la campagne et la dynamique du Front de gauche  ?

Jean-Marc Canon. C’est vrai, il semble que le Front national ait moins le vent en poupe ces derniers temps. Encore qu’il faille être très prudent. Les sondages créditent Marine Le Pen de 14 à 16% des intentions de vote en moyenne. Ce n’est pas très éloigné des 17% de son père en 2002 et bien plus que les 10,5% de 2007. Pour toutes celles et tous ceux qui, comme moi, estiment que Marine Le Pen n’a rien changé sur le fond aux orientations du FN, la menace que l’extrême droite fait peser sur la démocratie et sur l’ensemble des droits sociaux est toujours bien présente. J’ajoute même que l’enjeu de 2012, c’est également 2017. L’indispensable éviction de Nicolas Sarkozy ne saurait constituer une fin en soi. Si François Hollande devenait président de la République, et qu’il mettait en œuvre une politique qui ne soit pas en rupture avec celle que nous venons de subir, qui ne soit pas à la hauteur des alternatives progressistes dont nous avons besoin, une autoroute serait alors ouverte à Marine Le Pen et au FN. De ce point de vue, je suis convaincu que le poids du Front de gauche est absolument déterminant. Pour en revenir plus directement à la question, la campagne du Front de gauche mérite, à mon sens, un label de salubrité publique. En portant haut et fort les problématiques sociales, en refusant toute concession sur l’immigration, en dénonçant sans relâche l’imposture du FN, le Front de gauche porte des coups significatifs à l’extrême droite. Et je m’en félicite.

Serge Wolikow. Les difficultés de l’extrême droite française, aujourd’hui aile extrême de la droite gouvernementale, tiennent à ce qu’elle présente une critique sociale et politique qui exalte l’inégalité, la division, le ressentiment en faisant mine de s’inquiéter de l’avenir national et de la puissance du capitalisme mondial. La bataille du Front de gauche, sans oublier la dénonciation du racisme et des relents fascistes de l’extrême droite, l’a mise en difficulté en dévoilant le caractère profondément réactionnaire et inhumain d’une doctrine qui nie les valeurs républicaines. Encore fallait-il, pour se faire entendre, mettre en cause les mécanismes économiques et sociaux qui ont en profondeur généré une inégalité sociale croissante. Mais le déclin de l’extrême droite, déjà pronostiqué en 2007 lors de la victoire de Sarkozy, ne serait qu’un leurre si elle n’était pas combattue sur le terrain même où elle prospère. La question de la nation, de sa prise en compte dans la vision d’une Europe politique profondément transformée, est essentielle. Sur ce point, l’action du Front de gauche me semble prometteuse.

Annie Collovald. Je ne sais pas si le FN marque le pas électoralement, les sondages n’engagent que ceux qui les croient et n’ont pas grande valeur. Par contre, le FN marque le pas dans les commentaires et dans la tête des sondeurs, qui sont forcés désormais de s’intéresser au Front de gauche (et de le faire monter dans les sondages). Si effet il y a, il est à rechercher, me semble-t-il, dans la réorganisation du jeu politique dans son ensemble. Le Front de gauche a, comme tout nouvel entrant, rouvert la compétition et obligé les autres partis à le prendre au sérieux. Il a défait le FN de sa position d’adversaire central autour duquel tout devait s’organiser en créant une autre place de challenger crédible. Du coup, il tire à gauche un jeu politique qui glissait à droite depuis plusieurs années. Surtout, son discours de combat contre le FN et de lutte des classes polarise les prises de positions et modifie ce qu’il est acceptable ou non de dire ou de faire en politique. D’un côté, il fait apparaître désormais pour ce qu’elles sont les réappropriations d’idées et de thèmes frontistes, auparavant justifiées au nom du « bon sens » ou du « cela va de soi » – des stratégies d’une extrême droite déguisée en « droite classique ». De l’autre, il oblige un PS, auparavant intéressé à s’attirer les bonnes grâces des classes dominantes et des « importants », à regarder plus résolument à gauche pour s’apercevoir que la France existe aussi de l’autre côté du périphérique et des barrières sociales.

Pensez-vous que cet élan puisse être durable et à quelles conditions  ?

Serge Wolikow. La suite n’est pas écrite et dépend de nombreux facteurs, pas seulement du corps électoral mais aussi des protagonistes du Front de gauche. Dans l’hypothèse d’une défaite de la droite, le Front de gauche doit éviter d’être à la remorque d’une gauche sociale-démocrate hégémonique et ne pas se retirer sur l’Aventin dans une position de spectateur critique. Cela requiert de l’invention politique et de la capacité d’initiative. À terme, la question posée est aussi celle de l’avenir du Front de gauche en tant que force politique. Un retour en arrière, en termes d’alliance et de démarche, serait désastreux, la décennie précédente a montré que l’on n’était pas à l’abri d’une régression  ! Le Front de gauche ne peut rester durablement un cartel d’organisations. Cela implique un dépassement, et notamment la possibilité de s’ouvrir au mouvement social ainsi qu’à chacun de ceux qui ont le désir de poursuivre un engagement déployé lors de la séquence électorale. Un dernier mot pour indiquer qu’on ne peut pas écarter la possibilité d’une mobilisation sociale d’ampleur, comme en 1936 ou en 1995, à laquelle le Front de gauche se trouverait ainsi capable de répondre  !

Annie Collovald. Pour durer, les conditions sont autres que celles de la mobilisation actuelle. Un autre travail politique est à réaliser  : compromis, nouvelles alliances, postes à occuper pour continuer à entretenir les mobilisations et créer des fidélités. On ne peut savoir si le Front de gauche perdurera, ni quelle forme il prendra. L’échec comme le succès sont des moments difficiles à surmonter. Gageons cependant que les enthousiasmes suscités dans des groupes et chez des individus qui « n’y croyaient plus » risquent de ne pas se perdre de sitôt. Cela ne sera pas facile à gérer mais pas facile aussi à désespérer…

Jean-Marc Canon. Bien entendu, l’élan actuel peut trouver à s’inscrire dans la durée. Il peut même, me semble-t-il, se renforcer encore  ! D’ailleurs, rien ne serait plus préjudiciable que cette dynamique, au bout du compte, ne soit qu’un simple coup d’épée dans l’eau. Mais, bien entendu, les choses ne sont ni simples ni linéaires. On sait, de surcroît, qu’un acquis peu se révéler fragile. On n’a pas vu, par exemple, que le succès sur le TCE de 2005 ait débouché sur d’autres victoires politiques et citoyennes, tant s’en faut. Pour se développer encore et construire une force pérenne, le Front de gauche devra continuer à apporter des réponses nouvelles et différentes aux enjeux cruciaux de société auxquels nous sommes confrontés. Il devra travailler sans cesse à les populariser et à les crédibiliser. Je pense qu’il faudra qu’il fasse de la dimension démocratique – d’un mouvement politique soucieux et proche des gens – une préoccupation majeure et de tous les instants. Dans le plus strict respect de l’indépendance des différents acteurs, le Front de gauche doit, à mes yeux, s’emparer encore mieux et plus profondément des questions de citoyenneté sur les lieux de travail et mettre les problématiques de la démocratie sociale au cœur de son projet politique.

Entretiens croisés réalisés par Jacqueline Sellem, L’Humanité


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