L’identité nationale mystifiée, facilitatrice de l’audience populaire des fascismes

mardi 25 février 2014.
 

Les nations sont des inventions et ce sont des inventions passablement modernes, développe Eric Hobsbawm, – d’accord en ceci avec tous les spécialistes actuels de la question, – ce sont des bricolages qui s’évertuent à dissimuler leur fraîche modernité avec des mythes de remontée dans la nuit des temps, avec une « invention de la tradition » nationale, une exaltation de l’immarcescible Âme du peuple, du Volksgeist, avec de prétendus « lieux de mémoire » et avec des liturgies collectives, des « cultes du drapeau » etc. non moins de fraîche date censées procurer une « religion civique ». (! Je traiterai de ce concept en annexe du chapitre 4).55 Le nationalisme religieux en Israël prétend remonter à la rébellion de Bar- Kochba, le nationalisme palestinien islamiste remonte aux débuts de l’Hégire et ces lointains « souvenirs » fantasmés sont censés être très vivants, très intenses, capables de légitimer intensément dans les masses les « revendications sacrées » des uns et des autres sur un Territoire exclusif.56 Benedict Anderson, grand historien des nationalismes et des Imagined Communities57, des « communautés imaginées », développe une histoire comparée des imaginaires collectifs au service de la « National Consciousness », du « Sentiment national » qu’il traite comme un fait distinct, logiquement antérieur aux mises en programme d’action, de revendications et en doctrine nationalistes. Il retrace et compare les histoires de la « fabrication » de ce sentiment, histoires toujours relativement récentes et de dynamiques semblables, du sentiment d’être Français – ou Abkhaze, ou Indonésien, ou Centrafricain. La nation « imaginée » est en effet le produit d’un bricolage idéologique dont on peut dater les étapes et qui émerge, en Europe 55 Eric J. Hobsbawn, Nations and Nationalism since 1780 : Programme, Myth, Reality. Cambridge : Cambridge UP, 1990. R Rééd. 1992. S Nations et nationalisme depuis 1780. Paris : Gallimard, 1992. 56 Carlton Hayes, un des premiers Nationalism : A Religion, New York, 1960. + Hobsbawn, Eric J. Nations and Nationalism since 1780 : Programme, Myth, Reality. Cambridge : Cambridge UP, 1990. R Rééd. 1992. S Nations et nationalisme depuis 1780. Paris : Gallimard, 1992. – Bosworth, Richard J. B. Nationalism. Harlow, London : Pearson Longman, 2007. etc. En français p. ex. : Delannoi, Gil et Pierre-André Taguieff. Théories du nationalisme. Paris : Kimé, 1991. Je citerai aussi un classique oublié de Roberto Michels. Der Patriotismus. Prolegomena zu seiner soziologischen Analyse. München : Duncker & Humblot, 1929. 57 Imagined Communities. Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. London : Verso, 1991 [1983]. R Rééd. 2006. S L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor des nationalismes. Paris : La Découverte, 1996. À compléter par : Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Europe, 18e-20e siècle. Paris : Seuil, 1999. R Mis à jour, 2001. 31 occidentale du moins, à la fin du 18e siècle quand Église et Dynastie perdent leur prépondérance. Les idéologies activistes de la nation, le nationalisme, l’étatisme, le militarisme, les haines xénophobes, l’expansionnisme se fonderont sur ce sentiment national qu’ils s’ingénieront à renforcer par l’école, le service militaire, les médias et elles l’instrumentaliseront, mais elles n’en sont pas l’excroissance naturelle et fatale – même si c’est la prétendue identité nationale sacrée qui permettra un jour de légitimer la recherche de l’Un, la volonté d’accomplir l’homogénéité « ethnique » de la Nation et du Territoire, de persécuter et d’éliminer les minorités jugées « étrangères »,58 de mettre enfin le peuple au service de l’État, de mobiliser notamment les masses nationalisées et de faire, avec leur appui enthousiaste, la guerre à un Ennemi héréditaire. Or, ledit « Sentiment national », — idéaltype commun à des nations de dimensions et de cultures très diverses, — est de part en part, ainsi que montre la recherche, un imaginaire construit et inculqué. Il l’est toutefois avec un succès étonnamment rapide (dans le cas des nations récentes) et par delà les faits et la « logique » élémentaire:59 les Indonésien de la côte Est de Sumatra sont censé « sentir » que les gens d’Ambon à des milliers de kilomètres, qui ne parlent pas la même langue, ne pratiquent pas la même religion sont leurs concitoyens et que les tout proches habitants de la Péninsule malaise qui, eux, parlent plus ou moins leur langue sont des étrangers. Et c’est apparemment ce qu’ils sentent. Cette identité bricolée et « mythique » – parfois fondée sur une langue que personne ne parle plus, sur un folklore abandonné (ou réinventé), sur une religion que nul ne pratique, sur une expérience d’administration coloniale que par ailleurs on répudie – vue du dehors, apparaît toujours fallacieuse, infondée, largement absurde. Le sentiment national est pourtant bien puissant : il confère apparemment sans peine un intense sentiment d’« appartenance », de dignité et de fierté individuelle : moi, pauvre, inculte, exploité, je suis tout de même « fier » d’être Mésopotamien ou Patagon et je proclame cette appartenance. Il donne la sensation roborative d’appartenir à une Entité délimitée, durable et tutélaire. Pour le nationaliste qui va le capter et l’instrumentaliser, le sentiment national 58 Le premier génocide du 20e siècle, celui des Arméniens, est perpétré au nom d’une mystique nationale d’homogénéité ethnique. 59 Pour Anne-Marie Thiesse aussi dans La création des identités nationales, Europe, 18e-20e siècle. (Paris : Seuil, 1999) les identités nationales sont un processus – antérieur aux nationalismes, – universel, – d’autre nature, anthropologique et non idéologique-activiste. 32 est un « instinct » fondamental et quiconque avoue ne pas l’éprouver est un dégénéré et un scélérat. C’est l’évidence et le caractère apparemment « naturel », spontané de ces attitudes, de ces attachements émotifs, de ces loyautés inconditionnelles, beaucoup plus puissants sacrificiels et résilients (« charnel » disait Charles Péguy), comme on le voit à l’usage, que d’autres convictions politiques, même extrêmes, qui fascinent l’historien. Les humains sont certainement dans leur masse plus disposés « à mourir pour la patrie » – « sort le plus beau, le plus digne d’envie » – qu’à « mourir pour des idées » et encore moins mourir pour le Comecon ou l’Union européenne. Tout le monde, d’Ernest Gellner 60 à Eric Hobsbawm, tombe d’accord sur le fait que, de quelque paramètres objectifs qu’elles se réclament, les nations imaginées sont à peu près de part en part des « mythes » et des fantaisies. Il est à peine paradoxal de dire que, logiquement parlant, c’est le sentiment patriotique qui précède la nation à laquelle il procure un passé largement imaginaire de gloires et de souffrances, un territoire (et des frontières « naturelles » et sacrées),61 des droits « historiques » et une « Destinée manifeste » qui confère des droits surérogatoires sur les pays circonvoisins, une Mission qu’assurera un État, – État existant ou encore à créer. Les patriotismes de peuples chrétiens, même laïcisés, ont emprunté leurs mythes (et leurs rituels) massivement au christianisme : Peuple élu, Terre promise, Second avènement, Armageddon, peuple martyr etc. Il me semble que la plupart des analyses de l’identité nationale (je pense ici aux nationalismes de petites patries et non aux chauvinismes de grandes puissances) ne mettent pas au premier plan, ainsi qu’il le faudrait, les fondements négatifs, rancuniers et hostiles de toute identité collective sentie menacé et « humiliée » – fondements qui expliquent leur facile transmutation nationaliste en xénophobie agressive et en volonté de puissance étatique. Le nationaliste voit dans les défauts et les échecs de son pays des vertus bafouées et dans les qualités des autres peuples des défauts : autre renversement des perspectives apparentes qui frappe l’Observateur extérieur. 60 Gellner, Ernest. Nations and Nationalism. Oxford : Blackwell, 1983. R Rééd. Malden MA : Blackwell, 2006. S Nations et nationalisme. Paris : Payot, 1989. 61 Le Territoire semblerait le paramètre minimal mais l’Identité juive réfute cet axiome. 33 De façon typique, le discours nationaliste va avant tout abondamment et prolixement dire ce qu’il redoute, ce qu’il rejette et qu’il hait, c’est à dire se définir en énumérant ses haines et ses peines, – la domination subie, jadis ou naguère, l’oppression et le mépris ressassés, le ressentiment remâché, les griefs accumulés contre les Autres, contre l’ennemi héréditaire et ses menées indéfiniment malveillantes, la vengeance qu’il entend exercer sur lui, la Revanche ultime promise, sentiments dans lesquels en effet les masses nationalisées communient. « More 62 than anything else it is common grief that binds a nation together, more than triumphs », a noté jadis Frederick Hertz.63 Ce contentieux forme un dispositif inexpugnable et une réserve inusable pour la « communauté imaginée » : on n’a jamais tout à fait gagné, il n’y a jamais prescription, il demeure toujours des griefs anciens qui n’ont pas été corrigés, des cicatrices qui rappellent le passé et ses misères, le ci-devant groupe ou peuple dominant est toujours là et — si on n’est pas parvenu à l’annihiler — il conserve toujours quelque arrogante supériorité, quelque avantage qui en fait l’obstacle perpétué à la bonne image qu’on veut avoir de soi et des siens. Le national-identitaire entretient un rapport morbide au temps : il envisage l’avenir non comme ouverture, dépassement, imprévu, mais comme épuration des comptes rancuniers que le groupe entretient avec le passé. C’est en contrepartie de cet inépuisable contentieux et en en refoulant partiellement la négativité que l’Identité nationale se bricole ses fameux « mythes » qui sont la plupart du temps, à mon sens, les épiphénomènes compensateurs d’une pensée du ressentiment : mythe de la Descendance commune, des Origines et de l’Enracinement, de la Pureté nationale, du Retour aux sources, de l’Âme du peuple, du Sol sacré, du Peuple élu, culte des Héros Nationaux, des Martyrs,64 mythe du Vengeur né ou à naître parmi les siens, mythes de la Lutte finale à venir, de la Palingénésie et de la « Destinée manifeste » etc. La nation-« plébiscite de tous les jours », comme l’a définie Ernest Renan, la nation-contrat vécue au quotidien peut être pertinemment opposée à la 62 On songe à Nietzsche dans la Généalogie de la morale : « La morale des esclaves oppose, dès l’abord un « non » à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est « différent » d’elle, à ce qui est son « non-moi » : et c’est ce non qui est son acte créateur ». 63 Frederick Hertz, Nationality in History and Politics. London : Routledge & Kegan Paul, 1944, 12. 64 Un pour chaque peuple en lutte au 19e siècle, O’Connell, Mazzini, Garibaldi... 34 nation-mythe, la nation fait sacré, immémorial et absolu de tous les nationalismes. Le nationalisme est lui, non un « sentiment » diffus, mais un type idéologique générique dérivé, un type d’idéologie exclusive légitimant une volonté de pouvoir – et corrélativement légitimant une classe (éventuellement une « bourgeoisie nationale » qui veut contrôler et étendre ses marchés), une caste (militaire notamment) ou une coalition qui va occuper ce pouvoir « au nom » de la Nation. Le nationalisme prétend sacraliser la Nation mais en fait ce qu’il veut c’est l’« étatiser ». Le nationalisme, qui est dès lors fallacieusement dénommé, est la base de la légitimation populaire du pouvoir d’un État, la promotion d’un sentiment de loyauté de masse en faveur de l’État, de sa puissance, de sa victoire sur ses ennemis, de son expansion. 65 Il est une « envie d’État ». Tout nationalisme est une « Statolatria », il promeut une idolâtrie de l’État. « Moi l’État, je suis le Peuple », proclame, menteur, le fameux Monstre froid nietzschéen, la « Nouvelle idole » des masses modernes. Pour ce faire, le nationalisme se trouve des arguments en abondance et qui osnt les mêmes partout : la nation est glorieuse, supérieure à toute autre, elle a des droits infrangibles, des revendications indiscutables, elle doit être fidèle à sa mission et digne de ses ancêtres, elle a besoin d’espace, elle doit venir à bout des voisins-ennemis qui l’assaillent — et commencer par punir ceux qui ne partagent pas ces « évidences » sacrées. Le nationalisme transmue les ingrédients « mythiques » du sentiment national en dogmes et arguments mobilisateurs au service de l’État et de « grandes politiques » auxquels tout doit être sacrifié.66 Plus encore que le « sentiment national » qu’il capte, ce bricolage nationaliste frappe l’observateur extérieur par sa vacuité, « the nationalist vision is perplexing for its epistemological vacuity even when it is far from fanatical. »67 Ce vide, ce côté protéiforme et insaisissable est en réalité une force, « vagueness ans the lack of programmatic content gives nationalism potentially 65 Expose Anthony J. Marx, Faith in Nation : Exclusionary Origins of Nationalism. Oxford : Oxford UP, 2003. 6. 66 Sur ce concept : Roberts, David D. The Totalitarian Experiment in 20th Century Europe : Understanding The Poverty of Great Politics. New York, London : Routledge, 2006. 67 Hardin in Breton, Albert et al. Political Extremism and Rationality. Cambridge UK : Cambridge UP, 2002, 12. 35 universal support ». C’est 68 pourquoi les nationalismes ne cherchent pas à dissimuler leur irrationalité et émotivité foncières, mais s’en font une gloire arrogante contre les esprits rationalistes et secs. On peut argumenter la lutte des classes, la socialisation des moyens de production ; on ne peut argumenter le fait de devoir vivre et mourir pour la Patagonie ou pour une quelconque Communauté imaginaire. C’est pourquoi encore – au contraire des socialistes que ceci vexe – les nationalistes ne sont pas tous choqués si on leur dit que leur nationalisme est une « religion » intolérante et fanatique ; ils seraient même plutôt flattés... Le nationalisme pose – c’en est la définition élémentaire, nécessaire et suffisante – le principe que l’étatique, le politique et le national doivent coïncider et qu’est « ennemi » quiconque récuse cette politique unanimiste et promeut d’autres divisions politiques. La nation imaginée des nationalistes est une communauté homogène, elle n’a qu’un seul coeur, une seule âme, une seule volonté, tous ses fils et ses filles pensent et veulent la même chose. Certes, des pratiques religieuses communes,69 une langue commune, des traditions, un folklore à revivifier aident à de telles démonstrations, ils aident à argumenter cet unanimisme organique ; toutefois ceci n’est ni indispensable ni du reste spontané, mais toujours inculqué grâce à une propagande martelée et intimidatrice. Les États multi-ethniques et multi-nationaux s’efforcent aussi de créer un sentiment d’allégeance transcendant les groupes et régions – au besoin par la manière forte. Dans ce contexte, la haine des minorités « inassimilables », des « allogènes », des dissidents et des « cosmopolites » est le corrélat obligé des grands théorèmes. Rien au reste ne renforce mieux les connivences identitaires que des « boucs émissaires » à persécuter. Le nationalisme ne semble pouvoir ainsi opérer tendateillement qu’à la haine, à l’exclusion70 – et en version radicale, à l’extermination de l’Autre. Le nationalisme populaire moderne naît de la nationalisation des masses (ellemême liée à l’extension du suffrage universel et à l’expansion des médias, du « journal à un sou ») qui est accomplie à la fin du 19e siècle. George L. Mosse soutient que le nationalisme, la politique de masse et les liturgies de foules 68 Ibid. 69 Des athées comme Éd. Drumont, Jules Soury, Maurras instrumentaliseront dès lors une France catholique de leur invention contre les républicains et les Juifs. 70 Cf. Birnbaum, Pierre. La France aux Français. Histoire des haines nationalistes. Paris : Seuil, 1993. R Rééd. Paris : Seuil, 2006. 36 naissent ensemble au milieu du 19 e siècle — notamment en Allemagne frustrée par le peu de résultats pour elle des guerres anti-napoléoniennes. Une nouvelle politique émerge basée, dit-il, sur une « théologie secularisée » qui prétend représenter la Volonté Générale.71 Les foules germaniques sont muées en masses disciplinées dont la participation collective aux liturgies commémoratives autour de Monuments nationaux apparaît à certains membres de l’élite comme la « vraie démocratie ». Le nationalisme fonde ainsi une doctrine d’État sur le « sentiment national », transmué sans trop de peine en une « idée » doctrinaire de la Nation (incarnée par l’État) et ses « droits »72 ; il ne doit toutefois pas être abordé comme l’excroissance naturelle et fatale de ce « sentiment national » ni comme un simple « excès » de patriotisme devenu trop ardent, exclusif et agressif. Une nation est avant tout, dans le concret des choses, une réalité économique encadrée par une réalité étatique et bureaucratique, mais le discours nationaliste met peu en valeur cette « matérialité » qui serait trop peu sublime. La Nation est plutôt, typiquement, fantasmée comme un Super-organisme vivant qui englobe et absorbe chacun de ses membres, comme une communion dans le temps des générations des vivants et des morts qui exige un culte aveugle, à laquelle tout doit être sacrifié et devant quoi les prétendues valeurs universelles comme les égoïsmes individuels doivent s’effacer. Le nationalisme allemand fabrique une entité mystico-scientiste du Volk aryen-germanique, mais au 19e siècle européen, les Celtes de Fustel de Coulanges, les Anglo-Saxons en Grande Bretagne jouent le même rôle de généalogie fondatrice d’une Mission et d’un Droit à dominer.


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