Une stratégie européenne pour la gauche (par Michel Husson)

jeudi 6 septembre 2012.
 

La dimension spécifiquement européenne vient durcir les effets de la crise globale. Depuis trente ans, les contradictions du capitalisme ont, pour résumer, été surmontées sous forme d’une énorme accumulation de droits fictifs sur la plus-value. La crise a menacé de les détruire. Les gouvernements bourgeois ont décidé de les préserver en disant qu’il fallait sauver les banques. Elles ont donc pris ces dettes à leur compte, sans rien exiger, ou presque, en contrepartie. Il aurait pourtant été possible, à chaud, de mettre des conditions à ce sauvetage, par exemple l’interdiction des produits spéculatifs et la fermeture des paradis fiscaux ; ou encore la prise en charge d’un certain montant de la dette publique que ce sauvetage a fait brusquement augmenter.

Nous sommes entrés aujourd’hui dans la deuxième phase. Après avoir fait passer la dette du privé au public, il faut maintenant la faire payer par les travailleurs. Cette thérapie de choc prend la forme de plans d’austérité qui sont tous construits sur le même modèle : réduction des dépenses socialement utiles et augmentation des impôts les plus injustes. Il n’y a pas d’autre alternative à cette violence sociale que de faire payer aux actionnaires et aux créanciers le coût du sauvetage de leur système. Tout cela est limpide et tout le monde le comprend.

La débâcle d’un projet bourgeois

Mais ce que doivent aujourd’hui payer les travailleurs européens, c’est aussi la débâcle du projet bourgeois de construction européenne. Avec la monnaie unique, le pacte de stabilité budgétaire, la déréglementation totale de la finance et des mouvements de capitaux, les bourgeoisies européennes pensaient avoir trouvé le bon système. En mettant en concurrence les salariés et les modèles sociaux, la compression salariale devenait le seul moyen de régler la concurrence intercapitaliste et d’approfondir les inégalités favorables à une couche sociale étroite.

Pourtant ce modèle n’était pas viable, parce qu’il mettait la charrue avant les bœufs en présupposant une homogénéité des économies européennes qui n’existait pas. La divergence s’est au contraire accrue entre les pays, selon leur place sur le marché mondial et leur sensibilité au cours de l’euro ; les taux d’inflation n’ont pas convergé, et les bas taux d’intérêt ont favorisé les bulles immobilières, etc. Toutes les contradictions d’une construction tronquée, que les eurolibéraux découvrent aujourd’hui, existaient avant la crise, mais celle-ci les a fait exploser sous forme d’attaques spéculatives contre les dettes souveraines des Etats les plus exposés.

Derrière l’abstraction des « marchés financiers » il y a principalement des établissements financiers européens qui utilisent pour spéculer les capitaux que leur ont prêtés les Etats à des taux d’intérêt très faibles. Cette spéculation n’est donc possible qu’en raison de la non-intervention des Etats et il faut la comprendre comme une pression exercée sur des gouvernements consentants pour assainir les budgets sur le dos des peuples et pour préserver les intérêts des banques.

Deux tâches immédiates

Du point de vue des travailleurs, les tâches immédiates sont claires : il faut résister aux plans d’austérité et refuser de payer la dette, qui n’est rien d’autre que la dette de la crise. Le projet alternatif au nom duquel cette résistance sociale peut se déployer repose sur l’exigence d’une autre répartition des richesses. Une telle exigence est cohérente : c’est en effet la compression salariale, autrement dit la captation d’une partie croissante de la plus-value par la finance, qui a conduit à l’énorme accumulation de dettes qui a conduit à la crise. Telle est la vraie base matérielle de cette crise.

L’alternative passe notamment par une véritable réforme fiscale annulant les cadeaux faits depuis des années aux entreprises et aux riches. Elle implique aussi, d’une manière ou d’une autre, l’annulation de la dette.

L’incompatibilité est totale entre la dette et les intérêts sociaux majoritaires. Il ne peut y avoir d’issue progressiste à la crise sans remettre en cause cette dette, que ce soit sous forme de défaut ou de restructuration. D’ailleurs, un certain nombre de pays vont probablement faire défaut et il est d’autant plus important d’anticiper cette situation et de dire comment elle devra être gérée.

Sortir de l’euro ?

L’offensive à laquelle sont confrontés les peuples européens est indéniablement durcie par le corset européen. Par exemple, les banques centrales européennes, contrairement à la Federal Reserve des Etats- Unis, ne peuvent monétiser la dette publique en achetant les bons émis par le Trésor. La sortie de l’euro permettrait-elle de desserrer cet étau ? C’est ce que propose Costas Lapavitsas dans le cas de la Grèce, et cela comme une mesure immédiate, sans attendre, dit-il, que la gauche s’unisse pour changer la zone euro, ce qu’il pense « impossible ».

Cette idée, qui est avancée ailleurs en Europe, se heurte à une première objection : le fait que la Grande- Bretagne ne fasse pas partie de la zone euro ne l’a manifestement pas préservée de l’austérité. Il est par ailleurs facile de comprendre pourquoi l’extrême-droite nationaliste demande la sortie de l’euro, comme c’est le cas du Front National en France. En revanche, il est plus difficile de voir quels pourraient être les mérites d’un tel mot d’ordre du point de vue de la gauche radicale. Si un gouvernement libéral était amené à prendre une telle mesure sous la pression des évènements, il est clair que ce serait le prétexte pour une austérité encore plus dure que celle que nous connaissons aujourd’hui et que cela ne permettrait en rien, au contraire, d’établir un rapport de forces plus favorable aux travailleurs. C’est la leçon que l’on peut tirer de toutes les expériences passées.

Pour un gouvernement de gauche, sortir de l’euro serait en revanche une véritable erreur stratégique. La nouvelle monnaie serait dévaluée, puisque c’est après tout l’objectif recherché. Mais cela ouvrirait immédiatement une brèche dont profiteraient immédiatement les marchés financiers pour engager une offensive spéculative. Celle-ci enclencherait un cycle dévaluation-inflation-austérité. De plus, la dette, jusque là libellée en euros ou en dollars, augmenterait brusquement du montant de cette dévaluation. Tout gouvernement de gauche vraiment décidé à prendre des mesures en faveur des travailleurs serait assurément confronté à de très fortes pressions du capitalisme international. Mais d’un point de vue tactique, il vaudrait mieux, dans cette épreuve de force, utiliser de manière conflictuelle l’appartenance à la zone euro.

Sur le fond, il est vrai que la construction européenne fondée sur la monnaie unique n’est pas cohérente et en tout cas inachevée. Elle retire une variable d’ajustement, le taux de change, aux différences d’évolution des prix et des salaires à l’intérieur de la zone euro. Les pays de la périphérie ont alors le choix entre geler les salaires comme le fait l’Allemagne depuis dix ans, ou bien subir une baisse de compétitivité et des pertes de marché. Cette situation conduit à une sorte d’impasse et il n’existe pas de solutions immédiatement applicables : revenir en arrière plongerait l’Europe dans le chaos au détriment des pays les plus fragiles ; et mettre en œuvre une nouvelle logique de construction européenne semble un objectif hors de portée.

Si la zone euro éclate, les économies les plus fragiles seraient déstabilisées par les attaques spéculatives. Même l’Allemagne n’aurait rien à y gagner, dans la mesure où sa monnaie s’apprécierait de manière incontrôlée, subissant ce que les Etats-Unis cherchent aujourd’hui à imposer à de nombreux pays avec leur politique monétaire [1].

D’autres solutions existent, qui passent par une refonte totale de l’Union européenne : un budget alimenté par un impôt unifié sur le capital et finançant des fonds d’harmonisation et des investissements socialement et écologiquement utiles, une prise en charge mutualisée des dettes publiques, etc. Mais, encore une fois, cette sortie par le haut n’est pas possible à court terme, non pas par défaut de dispositifs alternatifs, mais parce que leur application suppose un changement radical du rapport de forces à l’échelle européenne.

Que faire alors dans cette conjoncture extrêmement difficile ? La lutte contre les plans d’austérité et le refus de payer la dette constituent le socle d’une contre-offensive. Il faut ensuite, pour que les résistances soient renforcées par l’affirmation d’un projet alternatif, travailler sur un tel programme, en articulant des solutions « techniques » avec une explication générale du contenu de classe de la crise [2].

La tâche spécifique de la gauche radicale et internationaliste est ensuite de combiner les luttes sociales menées au niveau national avec l’affirmation d’une autre Europe. Que font de leur côté les bourgeoisies ? Elles s’affrontent sur les politiques à mener parce qu’elles défendent des intérêts qui restent en grande partie nationaux et contradictoires. Mais, dès qu’il s’agit d’imposer l’austérité à leurs classes ouvrières respectives, elles présentent un front commun solidement uni.

Dans l’autre camp, il y a mieux à faire que de souligner les différences, certes réelles, qui existent entre la situation des différents pays. L’enjeu est plutôt de construire un point de vue internationaliste sur la crise en Europe. C’est d’abord le seul moyen de s’opposer vraiment à la montée de l’extrême-droite en proposant d’autres cibles que les boucs émissaires habituels. Deuxièmement, c’est le moyen d’affirmer une véritable solidarité internationale avec les peuples les plus fragilisés par la crise en demandant que soient mutualisées les dettes au niveau européen. Il faut donc opposer un projet alternatif au projet européen bourgeois, qui conduit dans tous les pays à la régression sociale. Comment ne pas comprendre que les mobilisations, confrontées à la coordination bourgeoise au niveau européen, ont besoin de s’appuyer sur un autre projet cordonné ? Même s’il est vrai que les luttes se mènent dans un cadre national, elles seraient renforcées par une telle perspective, au lieu d’être affaiblies ou détournées vers les impasses du nationalisme. Que les étudiants londoniens aient manifesté en criant « Tous ensemble, tous ensemble ! » est un symbole de cette aspiration vivante.

Pour une stratégie européenne

La tâche est difficile, comme la période que la crise a ouverte. Mais la gauche radicale ne doit pas s’enfermer dans le choix impossible entre une aventure hasardeuse -la sortie de l’euro- et une harmonisation utopique. On peut tout-à-fait travailler sur des objectifs intermédiaires qui mettent en cause les institutions européennes, par exemple :

• Les Etats de l’Union européenne doivent pouvoir emprunter directement auprès de la Banque Centrale Européenne (BCE) à des taux d’intérêts très bas et les banques privées devraient être tenues de prendre en charge une certaine proportion de la dette publique ;

• Il faut mettre en place un mécanisme de défaut, permettant d’annuler leur dette publique, à proportion des cadeaux fiscaux aux riches et du sauvetage des banques ;

• L’assainissement budgétaire doit passer par une réforme de la fiscalité, visant à taxer, de manière harmonisée au niveau européen, les mouvements de capitaux et les transactions financières, les dividendes et autres revenus du capital, les grandes fortunes et les hauts revenus.

Il faut bien comprendre que de tels objectifs ne sont ni plus éloignés, ni plus proches, que le mirage d’une « sortie de l’euro » qui serait favorable aux travailleurs. Certes, il serait effectivement absurde d’attendre une rupture simultanée et coordonnée dans tous les pays européens. La seule hypothèse stratégique que l’on puisse alors concevoir doit prendre comme point de départ une expérience de transformation sociale qui démarre dans un seul pays. Le gouvernement du pays en question prend donc des mesures, par exemple l’instauration d’une taxe sur le capital. Mais s’il est lucide, il doit en même temps anticiper les mesures de rétorsion dont il va immédiatement être la cible : il instaure donc un contrôle des capitaux. En prenant cette mesure de protection de la réforme fiscale en cours, il entre ouvertement en conflit avec les règles du jeu européen. Il n’a pas pour autant intérêt de prendre l’initiative de sortir unilatéralement de l’euro, ce qui serait encore une faute stratégique énorme, puisque la nouvelle monnaie serait immédiatement attaquée afin de mettre à bas l’économie du pays « rebelle ».

Il faut donc abandonner l’idée qu’il existe des raccourcis « techniques », assumer l’inévitable conflit et construire un rapport de forces, et la dimension européenne en fait partie. Il existe pour cela un premier point d’appui, qui est la capacité de nuisance à l’égard des intérêts capitalistes : le pays innovant peut restructurer sa dette, nationaliser les capitaux étrangers, etc. ou menacer de le faire. C’est ce que n’ont pas songé à faire, à aucun moment, les gouvernements « de gauche » de Papandreou en Grèce ou de Zapatero en Espagne.

Le principal point d’appui résulte du caractère coopératif des mesures prises. C’est une énorme différence avec le protectionnisme classique qui cherche toujours au fond à tirer son épingle du jeu contre les autres en leur grignotant des parts de marché. Toutes les mesures progressistes, au contraire, sont d’autant plus efficaces qu’elles se généralisent à un plus grand nombre de pays. Il faudrait donc parler ici d’une stratégie d’extension qui repose sur le discours suivant : nous affirmons notre volonté de taxer le capital et nous prenons les mesures de protection adéquates. Mais c’est en attendant que cette mesure, comme nous le proposons, soit étendue à l’ensemble de l’Europe.

Conclusion : plutôt que de les opposer, il faut réfléchir à l’articulation entre rupture avec l’Europe néolibérale et projet de refondation européenne.

Michel Husson

Notes

[1] Voir Michael Hudson, “U.S. ‘Quantitative Easing’ Is Fracturing the Global Economy.

[2] Voir le document remarquable du Bloco de Esquerda (Left Bloc) portugais : “Portugal : On the crisis and how to overcome it,” 23 mai 2010, ESSF (article 17508).


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