Comparée aux autres pays occidentaux, la France se singularise par la place qu’elle accorde aux questions de sécurité dans l’espace public. Cette particularité remonte aux années 1980, dans le contexte de recomposition du paysage politique liée à la victoire de la gauche, à l’affaiblissement de la droite et à la montée du Front national. Face à cette situation, les partis conservateurs, reprenant à l’extrême droite ses thèmes favoris, se sont servis de celui de l’insécurité pour remobiliser leur électorat et reconquérir le pouvoir. Deux ministres de l’intérieur ont marqué de leur empreinte cette reconversion, Charles Pasqua et Nicolas Sarkozy, qui ont transformé en profondeur la visibilité et l’approche des questions sécuritaires.
Ce changement est passé par un contrôle croissant exercé sur l’appareil statistique et la recherche, un durcissement de l’arsenal législatif, une pression exercée sur les magistrats et un élargissement des prérogatives des policiers en matière de contrôle d’identité. Cette stratégie s’est avérée doublement efficace. Elle a contribué à la victoire de la droite à trois présidentielles successives, et contraint la gauche à suivre le mouvement, les parenthèses de sa présence au gouvernement au cours des deux dernières décennies n’ayant pas changé la donne, malgré l’intéressante mise en place d’une éphémère police de proximité.
IMAGE AMBIGUË
L’un des éléments essentiels de ce dispositif sécuritaire à la française est le déploiement de ces unités spéciales que sont les brigades anticriminalité (BAC). Bien qu’on ait parfois cherché à en faire remonter la genèse aux brigades de surveillance nocturne mises en place à Paris en 1971, les BAC ont en réalité une histoire plus récente : celles de nuit ont été créées en 1994 et celles de jour en 1996. Composées de gardiens de la paix, souvent en civil, circulant dans des véhicules banalisés et supposées mieux armées pour le flagrant délit, les BAC ont été conçues pour intervenir dans les quartiers réputés difficiles, et donc les banlieues des grandes agglomérations, avant de se multiplier sur tout le territoire national, jusque dans des petites villes de province.
Au sein de la police nationale, leur image est ambiguë : on les respecte et on les craint. D’un côté, elles constituent presque un corps d’élite, puisqu’on les intègre à la suite d’épreuves, certes peu sélectives, et par cooptation, soit sur la base d’affinités. De l’autre, on les considère souvent comme brutales, peu contrôlables, opérant aux limites de la légalité, susceptibles de faire dégénérer les situations délicates par leur agressivité. Conséquence de cette ambiguïté, mais aussi du désenchantement de beaucoup de gardiens de la paix qui ont rejoint ces unités, les postes y sont difficiles à pourvoir, ce qui amène nombre de commissariats à diminuer le niveau de leurs critères de recrutement.
Leur très grande autonomie, tant dans le travail que dans sa supervision et son évaluation, en a rapidement fait un petit Etat dans l’Etat, les policiers qui les dirigent n’ayant souvent de comptes à rendre qu’au commissaire chef de la circonscription. Du reste, bras armé des politiques sécuritaires, elles sont devenues presque intouchables, car leur présence sur le terrain rassure, sinon les habitants, du moins une hiérarchie désireuse de se conformer à la culture du résultat qui a servi pendant dix ans de mot d’ordre aux ministres de l’intérieur successifs. Or, qu’en est-il de ces résultats ?
Difficile de répondre à cette question en l’absence de données disponibles sur l’activité des BAC. Même les autorités seraient bien en peine de le faire. Les chiffres produits sur le terrain ne différencient pas les types de faits enregistrés. Ce serait pourtant là un élément instructif. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle les banlieues, notamment les cités, seraient minées par la délinquance et la criminalité, les statistiques du ministère de l’intérieur révèlent une situation moins sombre. La plupart des faits les plus graves sont en baisse depuis des décennies et leur incidence dans les zones urbaines sensibles n’est pas supérieure à ce qu’elle est dans les agglomérations environnantes.
Cette situation se traduit par une faible sollicitation de la part des habitants et par une démarche consistant à aller au contact de la population. S’agissant des BAC, ce contact prend la forme de contrôles d’identité ciblés sur deux catégories d’individus, les jeunes hommes résidant dans les cités et les personnes paraissant d’origine étrangère, avec l’espoir de constater une infraction à la législation sur les stupéfiants dans le premier cas ou à la législation sur les étrangers dans le second. Ainsi, faute de flagrant délit sur des affaires sérieuses, ces policiers doivent se contenter d’usagers de cannabis et de sans-papiers. Beaucoup déplorent ce décalage entre leur mission et leur action.
Si l’efficacité des BAC est donc loin d’être établie en matière de réduction de la délinquance et de la criminalité, elle est en revanche plus facile à démontrer sur un tout autre plan. Leur présence dans les quartiers populaires relève en effet d’une logique différente de celle dont se réclamaient leurs concepteurs. La pratique des contrôles d’identité et des fouilles au corps en livre la clé d’interprétation. Réalisés souvent sans justification et même en dehors des règles définies par le code de procédure pénale, ces actes s’accompagnent parfois d’insultes et de brutalités auxquels les intéressés savent qu’ils ne doivent pas répondre au risque de tomber sous le coup de l’accusation d’outrage et de rébellion, un délit dont les contrôles et les fouilles ont permis la multiplication. Alors que tous les gardiens de la paix, de même que leurs supérieurs, savent que les outrages et rébellions sont un marqueur non pas de la violence du public mais de l’agressivité des policiers concernés, les poursuites judiciaires ont été systématiquement encouragées par le ministère de l’intérieur depuis dix ans.
MAINTIEN DE L’ORDRE INÉGALITAIRE
La fonction sociale des BAC n’est donc pas la lutte contre l’insécurité, mais la constitution d’un ordre social dans lequel chacun doit savoir la place qui est la sienne et apprendre à la respecter : les jeunes des cités, indépendamment de leur implication dans la délinquance ; les immigrés, quelle que soit la régularité de leur séjour ; les minorités ethniques françaises, volontiers assimilées dans les faits aux groupes précédents ; la majorité des citoyens, qui se sait à l’abri de ces pratiques et souvent ignore même leur existence chez les autres. Le harcèlement des populations déjà précarisées, marginales et stigmatisées produit ainsi une forme singulière de maintien de l’ordre inégalitaire, dont l’action de la police redouble l’injustice puisqu’elle en évite toute contestation.
Pour en prendre la mesure, il faut tenter de s’imaginer les rondes des patrouilles qui sillonnent les rues des cités, les pratiques ordinaires de provocation en écho à celles des jeunes, les déploiements spectaculaires en réponse à des actes mineurs, les expéditions punitives qui prennent tous les résidents d’un immeuble ou d’un quartier en otages pour un délit, les frustrations causées par des plaintes pour violences policières qui n’aboutissent presque jamais mais se retournent parfois contre leurs victimes. Bref, tout cet ordinaire d’intimidation qui pèse sur la vie quotidienne d’habitants déjà pénalisés par l’état dégradé de leur habitat et les pratiques délinquantes de certains groupes.
Depuis vingt ans, les pouvoirs publics ont mis en place une police d’exception, qui ne se déploie que dans certains territoires et pour certaines populations. Cette rupture d’égalité des citoyens devant leur police est une brèche dans le contrat républicain, par lequel ils délèguent à l’Etat le monopole de la violence légitime à la condition qu’il s’applique de la même manière à tous - telle est la justification d’une police qui a été voulue nationale.
Accuser les gardiens de la paix qui composent les BAC de cette pratique discriminatoire serait pourtant aussi vain qu’injuste, car ils ne font que mettre en œuvre la politique qu’on leur demande d’appliquer. Si, comme le disent certains responsables, ils produisent souvent plus de dégâts par leurs interventions qu’ils ne résolvent de problèmes, ils permettent de justifier leur propre existence, puisque, une fois les drames survenus et les émeutes commencées, ce sont eux que l’on mobilisera pour rétablir l’ordre qu’ils ont troublé. La question est finalement politique : peut-on se satisfaire d’une situation dans laquelle on fait de l’exception une règle ?
Les diverses affaires qui secouent aujourd’hui l’institution policière à travers la mise en cause de plusieurs de ses BAC peuvent donc servir à engager le nécessaire travail de fond permettant de rétablir des relations de confiance entre la police et la population. Cet effort suppose une évaluation indépendante, réalisée dans d’autres pays mais jamais entreprise en France, en même temps qu’il implique une concertation entre tous les partenaires concernés, des syndicats de policiers aux associations d’habitants et aux élus locaux, en passant par les chercheurs. Chacun a intérêt à ce que les gardiens de la paix honorent la signification de leur nom. A terme, il s’agit que les forces de l’ordre retrouvent le sens d’agir au service non plus d’un gouvernement, mais de la société.
Didier Fassin, sociologue
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