Argentine : Le changement sans tango

mardi 23 octobre 2012.
 

J’ai trouvé Buenos Aires dans une ambiance politiquement active. Du côté du gouvernement l’action réformatrice bat son plein.

Les commentateurs locaux estiment que, sur bien des sujets, le gouvernement est « plus à gauche » que la société. Je pense que c’est vrai sur le plan des réformes démocratiques et du développement des droits individuels. La loi qui donne le droit de vote à 16 ans sera sans doute adoptée avec une majorité large. Mais il n’est pas du tout assuré qu’il en aille de même avec la loi donnant le droit de vote aux étrangers du moment qu’il résident en Argentine de façon continue depuis au moins deux ans ! On ne peut cependant jurer de rien. En effet on avait aussi annoncé beaucoup de difficultés à propos de la loi qui supprima le régime de retraite par capitalisation. Il n’en fut rien. Des millions de gens ont accepté de revenir à la retraite par répartition parce qu’ils ont constaté qu’au minimum cela stabilisait leur situation et dans bien des cas cela l’améliorait. Dans un autre registre, plus récemment lorsque la loi a changé le statut de la banque centrale argentine pour lui ajouter les responsabilités de la croissance et de l’emploi, la résistance des libéraux a été vite épuisée. Socialement donc, la société argentine a mûri. Les mirages libéraux ne fonctionnent plus ici. Il est vrai qu’ils ont coûté très cher et que l’on n’a pas encore fini d’en panser les plaies.

Côté opposition les sociaux-démocrates et la droite s’agitent de concert. Ils soutiennent en commun une grève de policiers et de gendarmes qui dégage un drôle de parfum. J’ai des raisons de noter cette grève. Pourtant d’autres ont lieu également. Mais elles sont dans un registre plus classique de mouvements sociaux d’opposition au gouvernement, comme dans toutes les démocraties. Reste que les grèves de policiers et gendarmes sont le nouveau mode opératoire des putchs en Amérique du sud. Il y a quelques raisons de penser que l’Argentine de Cristina Kirchner est dans le viseur des impériaux nord-américains et de leurs sbires. On se souvient qu’elle vient de nationaliser la compagnie de pétrole Repsol. Et à présent voici que sa loi sur la libération de la presse va s’appliquer après trois ans de blocage dans les procédures judiciaires. Cette loi attaque directement les privilèges monopolistiques d’un des grands groupes de presse du sous-continent, une institution comme il y en a une dans chaque pays latino. Ici il s’appelle « Clarin ». Ce groupe de presse a jusqu’au sept décembre prochain pour se mettre en règle avec la loi. N’empêche que ça fait quand même beaucoup : une nationalisation du pétrole et un démantèlement de monopole de presse ! Les grandes orgues ont donc commencé leurs beuglements.

Et justement se réunit en ce moment la SIP, la société américaine de presse, une sorte de syndicat qui regroupe la bien-pensance médiatique du continent plus une série de gens dont on se demandent ce qu’ils font dans cette réunion comme des anciens présidents de pays de la zone et des groupes de presse espagnols. Parmi ces brillantes personnalités morales, il y a, bien sûr, le merveilleux groupe « El Mercurio » du Chili dont on a appris à l’ouverture des archives de la CIA qu’il avait reçu plusieurs dizaines de millions pour participer, à l’époque, à la déstabilisation de Salvador Allende. On devine que ce n’était ni le seul cas, ni la dernière fois. Combien parmi tous ces héros de la liberté de la presse sont encore sous perfusion ? En tout cas ils n’ont donc pu faire moins que de s’inquiéter des « restrictions croissantes contre la liberté de la presse » en Amérique du sud. Ils ont même fait une liste de pays mis en cause. Quelle surprise : tous les gouvernements de notre gauche sont pointés du doigt : Equateur, Bolivie, Venezuela, et, évidemment, l’Argentine. Assez étrangement si l’on ose dire ce n’est pas dans ces pays que des journalistes sont assassinés mais dans d’autres, dont la liste n’est pas faite. Mais qu’on établirait facilement. Les quarante journalistes assassinés l’an passé dans cette Amérique l’ont été au Mexique, en Colombie et dans d’autres paradis de la liberté de cette sorte.

Cette ambiance montre a quel point les nôtres sont dans le collimateur et quelle vigilance il nous faut avoir. En fait la question des médias et de leur capacité de nuisance contre la démocratie est centrale dans tous les processus de cette nature. La question se posera donc à nous le moment venu. D’une certaine façon nous le savons bien elle est déjà posée. Le déni démocratique qu’est la répétition en boucle des mêmes argumentaires en faveur de toute question touchant l’Europe est présent dans tous les esprits. Mais encore n’est-ce là qu’un effet d’opinion, même si l’on doit dénoncer que les intéressés fassent passer leurs manœuvres pour de l’indépendance d’esprit. Mais j’estime que des campagnes moutonnières comme celle qui ont été menées contre Chavez posent des questions d’un ordre différent. Il s’agit clairement d’une campagne internationale. Son origine est clairement visible. Son insertion dans un dispositif de campagne pré-putchiste, favorable au candidat de la droite des socialistes et de l’extrême droite est évidente. Sur place, le croirez-vous, il y avait dix mille journalistes pour « couvrir l’évènement ». En fait ils vinrent commenter la défaite annoncée de Chavez. Beaucoup parmi eux se préparaient aussi à soutenir le putch de droite qui aurait accompagné un résultat serré du type de celui qui fut psalmodié par le grand mouton médiatique dans l’Europe entière. Les êtres les plus vils furent mis en mouvement. Par exemple, en plus de l’ancien terroriste à la retraite Paolo Paranagua, il y eut aussi le dessinateur officiel du « Monde », l’infâme Plantu. Ce bénéficiaire d’un prix de la liberté de la presse de dix mille euros attribué par le Qatar a battu le record de l’ignominie. Il a osé déclarer sur France 5 que Chavez et Pinochet c’était « pareil », puisque Chavez et « ses sbires » auraient tué autant de monde que le dictateur chilien. Ecœurement : le « journaliste » qui animait le « débat » ne corrigea rien. N’empêche que cette masse de dix mille témoins venus pour la bonne cause et repartis bredouille a dû, de surcroit, en contradiction avec les discours précédents, reconnaitre au moins par son silence que le système de vote est, comme l’a dit Jimmy Carter, le meilleur et le plus honnête des Amériques.

La loi de libération de la presse en Argentine porte sur les médias audiovisuels. Elle interdit au propriétaire d’un média écrit d’en posséder un autre dans l’audiovisuel. Une série de restrictions de cette nature se donne pour objectif de réorganiser le paysage médiatique du pays. Le but est de parvenir globalement un véritable pluralisme médiatique. Celui-ci ne doit pas se comprendre seulement comme un pluralisme d’opinions politiques. Il s’agit aussi de permettre à une pluralité de source de s’exprimer. C’est ainsi que les écoles, les universités, les « communautés » comme on appelle ici un comité de quartier, où les groupes sociaux, ont vocation à recevoir des licences pour pouvoir émettre. D’ores et déjà des centaines de médias de cette sorte existent. La loi veut obtenir une répartition en trois tiers de la propriété médiatique. Un tiers pour le privé, un tiers pour le service public, un tiers pour ce que nous appellerions, nous, le secteur associatif. Pour que le système fonctionne il faut évidemment que les finances suivent en faveur des structures les plus faibles. C’est ce qui est prévu ici. D’un autre côté la loi est considérée comme une contribution au développement de l’emploi dans la mesure ou en stabilisant l’existence du secteur associatif et du secteur public, une masse considérable d’emplois sont soit créés soit, de ce fait, protégés. Le gouvernement argentin fait donc remarquer qu’actuellement tous les médias, sauf un, se sont mis en adéquation avec le nouveau cadre légal. Le méga groupe « Clarin » devra donc s’y conformer à son tour. C’est-à-dire qu’il devra se démanteler et se séparer de ses propriétés qu’il détient en contradiction avec la nouvelle loi.

Ce qui est intéressant dans cette affaire c’est qu’enfin il se passe quelque chose. Le problème de l’organisation démocratique de l’espace médiatique ne peut être abandonné à la loi du marché. Car le résultat est beaucoup trop évident : des monopoles se constituent qui aggravent le caractère déjà moutonnier et uniformisant les politiques éditoriales. Mais surtout la loi du marché c’est aussi celle du précariat pour les salariés de la presse. Cette réalité sociale pèse lourdement sur la qualité et le contenu rédactionnel. Pendant longtemps la seule critique de la gauche à propos de l’organisation de l’espace médiatique s’est concentrée sur la question de l’indépendance des médias. Elle a été beaucoup moins présente sur le terrain la critique de l’uniformisation des lignes éditoriales. J’estime pour ma part que la question du pluralisme est centrale. Pluralisme des opinions, pluralisme social du recrutement des gens de presse, pluralisme des sources de production. Et s’il est vrai que ces questions peuvent faire l’objet d’un travail législatif méthodique comme le prouve l’exemple argentin ou équatorien, on doit immédiatement y assortir une seconde préoccupation : la question sociale des salariés de la presse. En effet le précariat, l’abus d’usage des stagiaires, les contractions permanentes des effectifs et la course à la productivité individuelle sont des causes directes de ce que nous dénonçons dans le paysage éditorial actuel.

Le jour même de mon arrivée à Buenos Aires je fus reçu par le ministre des affaires étrangères. Celui-ci me remit l’invitation que j’espérais pour pouvoir participer le soir même à la manifestation qui célébrait le troisième anniversaire de la promulgation de la nouvelle loi sur la presse. Ce rassemblement avait lieu à l’intérieur du palais présidentiel. J’y fus accueilli de façon très prévenante. Placé au premier rang, exactement au pied du pupitre, je compris que j’étais destiné au rôle de témoin étranger de l’événement. Et lorsque la présidente Cristina Kirchner s’exprima, en effet, non seulement elle salua ma présence mais elle s’adressa à moi directement à plusieurs reprises pour me prendre à témoin. Il est vrai que son discours se voulait extrêmement ferme. Elle dénonça ce fait il était impensable qu’un tel pouvoir soit abandonné à un groupe de presse qui par ses obstructions judiciaires et ses campagnes permanentes semblaient penser avoir un rôle une autorité supérieure à tous les autres pouvoirs du pays. Et quand elle entra dans une longue description de la nouvelle répartition des attributions de licences et du paysage médiatique actuel, on comprit mieux ce qu’elle voulait dire quand elle affirma que la normalité et le respect de la loi étaient généraux à une exception près. Pour elle, en quelque sorte, le 7 décembre serait la date de la fin d’une exception isolée. En ce sens, si ferme que soit le propos à l’égard du fautif, globalement le discours se voulait ainsi apaisant en réduisant à un cas contre 500 autres le problème posé.

Je reviens aux menaces qui pèsent sur l’action du gouvernement progressiste argentin. Et pour cela je dois évoquer les conséquences de la nationalisation de la compagnie pétrolière argentine Repsol. En fait il s’agit d’une re-nationalisation. Autrefois la compagnie appartenait à l’État comme dans la plupart des pays du monde. Elle fut privatisée au moment de la folie libérale du gouvernement Menem. Cette compagnie avait désormais son siège en Espagne. Le gouvernement espagnol s’est donc immédiatement mobilisé pour protester contre cette nationalisation. Mais si l’on veut bien y réfléchir, la question se pose de savoir s’il est légitime pour un gouvernement démocratique de s’en prendre à un autre au nom des intérêts d’une compagnie privée. Le gouvernement espagnol ne s’est pas contenté de protester, il a agi. Les parlementaires espagnols au Parlement européen ont fait adopter une motion, une de plus, où le Parlement condamne cette nationalisation. Mais il y a pire encore. L’union européenne, en tant que telle, à la demande des Espagnols, a porté plainte contre cette nationalisation devant un tribunal international à l’OCDE. Bien sûr ce genre d’initiative n’a guère fait l’objet de publicité dans la presse libre et indépendante des pays du prix Nobel de la paix. Il n’empêche que ce n’est pas acceptable. Comme européen, je ne me sens pas du tout molesté par le retour d’une compagnie pétrolière sous le contrôle de son peuple. C’est même plutôt l’inverse. Et chacun sait que le programme « l’humain d’abord » prévoit la nationalisation de Total. J’estime que le nouveau gouvernement français et le nouveau président de la république ne devrait pas être solidaires de cette démarche contre l’Argentine. Au contraire il devrait demander l’arrêt des poursuites par l’union européenne. Nous allons donc devoir nous occuper d’organiser une campagne pour obtenir le retrait de la plainte. Je crois que ce sera une campagne assez motivante dans la mesure où elle permet de faire le lien entre le soutien aux avancées de la nouvelle Amérique du Sud, la propagande pour que des mesures similaires soient prises en Europe, et la dénonciation du caractère grossièrement agressif et réactionnaire de l’action internationale de l’union européenne, notre cher prix Nobel de la paix.

A présent voici un portrait. Celui de Lalo. C’est un surnom, bien sur. Je l’ai connu pendant son exil politique en France. A présent il vit entre Paris et Buenos Aires. C’est un homme tout en finesse. Cela concerne aussi bien son apparence physique longiligne que ses manières délicates ou sa façon de considérer les évènements. Sur place, pendant mon séjour, c’était le référent du Parti de Gauche. Il a été volontaire pour me seconder, en plus de la personne à qui le gouvernement a confié le soin de m’accompagner. Lalo a donc passé le temps de ma présence en Argentine dans la fonction de secrétaire particulier, attaché de presse, garde du corps et même chauffeur à l’occasion. Je ne me souviens pas d’avoir jamais rencontré quelqu’un dont les façons soient si tempérées. Pas un instant le tourbillon qui m’a entouré n’a semblé le perturber. Il faut dire que la vie lui a donné quelques occasions d’apprendre à garder son sang-froid.

Lalo revient de loin. Très loin. Un soir, en 1978, les militaires argentins sont venus le chercher et l’on enlevé, lui et sa femme. Il y avait déjà deux ans qu’il vivait dans la clandestinité. En fait lorsque le coup d’état a eu lieu, il était à l’extérieur du pays. Mais son organisation politique lui a donné la consigne de rentrer à tout prix. « Pourquoi l’as-tu fait ? », lui ai-je demandé. « Je voulais résister », me dit-il. C’est tout. Il lui a fallu quatre mois pour y parvenir. Mais il rentra. Il avait été responsable syndical dans une usine de la métallurgie. L’AAA l’avait inscrit dans le registre de gens à liquider. AAA c’était « l’alliance anti-communiste argentine », une variante d’escadron de la mort. Une fois enlevé, il passe donc dans la catégorie des « disparus ». Les militaires en font ce qu’ils veulent. Personne ne sait où ils sont. Cela fait partie du mécanisme de la terreur. Lui a été interné au camp de concentration nommé Vésuvio. Je connais. Il y est passé deux mille cinq cent personnes, toutes torturées et un très grand nombre y ont été assassinées. J’ai aidé deux femmes à en sortir à l’époque avec une campagne de pétition. Car il y eut une brève période où une brèche avait été ouverte dans le dispositif de la dictature. La commission des droits de l’homme de l’Organisation des Etats Américains rendit publique une liste de disparus établie à partir des témoignages qui étaient remontés par les réseaux militants des ONG, des églises de base et des survivants évadés. De tous côté, à l’extérieur, il y eu des campagnes pour réclamer la réapparition des personnes portées sur cette liste. Les militaires cette fois-là durent lâcher prise à propos d’une série de gens. Pas tous. Mais ce fut la chance de Lalo. Il fut « légalisé », comme les deux femmes dont je m’occupais et combien d’autres. Cela signifie qu’il ne fut pas assassiné mais transféré dans une prison officielle. L’organisation politique à laquelle il appartenait réussit de cette façon à avoir au total trente-cinq survivants. Mais parmi toutes ses victimes, dix neufs sont des disparus, à tout jamais. Ont-ils été jetés dans la mer depuis un hélicoptère comme ce fut le cas pour tant d’autres ? Fusillés et enterrés dans les charniers où ont été ensevelis bon nombre des 30 000 victimes de la dictature ? Ou bien sont-ils morts sous la torture ? On ne saura jamais. Quand Lalo a été arrêté, le gars qui l’a donné était présent. Il n’avait pas supporté la torture et il avait parlé. J’ai demandé à Lalo ce qu’il en pensait. Il m’a dit de sa voix tranquille qu’il ne lui en voulait pas. Il a ajouté « il m’a donné, mais il m’a sauvé la vie aussi ». Et ensuite il a expliqué. Le gars a dit que Lalo était juste une petite main qui tirait les tracts. Il n’a pas dit que c’était un des dirigeants de l’organisation. La deuxième chance de Lalo c’est sa table de salle à manger. Une table spéciale. C’est un menuisier rescapé du ghetto qui la lui avait fabriquée. Ça ne s’invente pas. Une table à double fond très bien ajustée. Les militaires n’ont rien trouvé en fouillant la maison, à part la ronéo pour les tracts. La chance suivante, c’est que les militaires et les escadrons de la mort étaient des voyous qui pillaient les maisons après avoir enlevé les gens. Ceux-là ont donc tout déménagé et tout vendu. C’était ce qu’ils appelaient le « butin de guerre ». Du coup la table de Lalo a elle aussi disparu, sans livrer son secret. Devenu détenu « légal », Lalo tombait sous le coup de la loi « ordinaire ». Mais rien ne justifiait sa détention, puisqu’il n’y avait pas d’autres charges contre lui que d’avoir utilisé une ronéo pour éditer des tracts séditieux. Lalo a donc eu droit à une mise en liberté conditionnelle. Il s’est aussitôt enfui du pays. Au Brésil. Et de là, il partit pour la France où je l’ai connu.


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