La perte, pour quelqu’un, de l’usage de sa langue constitue une violence symbolique profonde

mercredi 19 décembre 2012.
 

Le discours de D. Bucchini

Monsieur le Président du Conseil Exécutif,

Monsieur le Conseiller exécutif délégué

Monsieur le Professeur

Mesdames et messieurs les conseillères et conseillers

C’EST AVEC joie, et émotion que je me retrouve aujourd’hui, ici, parmi vous. Vous, qui avez été choisis, en raison de vos mérites, de vos talents, de votre action en faveur de la langue corse, pour apporter vos compétences à la conception, au suivi, à l’évaluation de la politique linguistique de la CLC ; vous êtes appelés à travailler à la stabilisation de l’usage de la langue, à sa modernisation au travers notamment de l’élaboration du dictionnaire, à la promotion et à la diffusion de la langue.

Au nom de l’Assemblée de Corse, je tiens à vous remercier d’avoir accepté de vous engager dans cette mission d’intérêt général pour notre île.

Normalisation ou gouvernance sonnent de manière un pu « technocratique » à nos oreilles ; mais il est réellement nécessaire de disposer de nouveaux outils d’équipement de la langue ; je sais, lorsque je considère votre assemblée, la qualité et la diversité de ses membres – diversité des parcours et des options – que vous conduirez cette véritable entreprise collective dans le souci constant du lien entre les spécialistes et les locuteurs, entre les experts et le peuple, afin que nul n’ait le sentiment d’être dépossédé.

La langue n’a pas de maîtres, elle a son indépendance et nul ne peut vraiment la modifier, la corseter. Son évolution a ses lois propres – variation phonétique, disparition d’un mot, évolution d’un sens – et elle ne cesse de se recréer selon les besoins du temps présent. Pour tout dire, écrivait Antoine-Louis Culioli, un dictionnaire est toujours en train de se faire, autre façon de dire qu’il est toujours à faire.[1]

Fort heureusement, refusant l’uniformisation oppressive, nous avons su préserver la diversité du corse, prendre en compte la variation de la langue ; ainsi, ont été depuis longtemps refusées toutes les fausses solutions consistant par exemple à supprimer certains traits locaux, à élaborer artificiellement une langue d’union, sorte d’espéranto corse ou généraliser un dialecte élu au mépris des autres.

Au contraire, l’acceptation de la variation et l’absence d’hégémonie, le concept de polynomie – et je souhaite, de cette salle, transmettre un salut reconnaissant et amical au professeur Jean-Baptiste Marcellesi, dont l’apport a été très important – ont permis d’éviter les pièges de la forme unique et de préserver le « trésor commun » représenté par la réunion de l’ensemble des parlers de l’île.

Car, on ne le sait peut-être pas assez, la prise en compte de toutes les variétés, que l’on retouve dans le texte instituant le CAPES de corse en 1991, manifestait à l’époque une attitude tout à fait nouvelle, impensable jusqu’à la fin des années quatre-vingts dans le système français[2].

Si, il y a vingt ans, la Corse a su être pionnière dans ce domaine de l’enseignement de la langue, pourquoi ne le serait-elle pas aujourd’hui, alors que se posent la question du statut de la langue, de la coofficialité, cadre juridique de la société bilingue que nous entendons maintenir et renforcer dans l’avenir ?

J’ai la conviction que nous pourrons l’être à nouveau si nous nous montrons capables de construire ensemble les synthèses les plus larges possibles, de chercher le chemin praticable vers le but commun.

La langue existe dans les personnes, ceux qui la parlent ; morte la langue qui n’est plus celle des vivants ! Mais elle dépasse les individus, elle est un fait social, collectif. Elle permet l’échange de l’homme à l’homme. En même temps que la langue, c’est une structure du monde qui est transmise.

Et c’est aussi pourquoi la perte, pour quelqu’un, de l’usage de sa langue constitue une violence symbolique profonde.

Nous ne voulons rien d’autre que poursuivre à notre façon la mise en mots du monde[3], les mots qui nous sont parvenus, ceux des bergers, des paysans, des artisans, des bourgeois, des soldats… ceux des écrivains, des poètes, de l’ensemble de la communication sociale. Ce précieux patrimoine émotionnel et spirituel[4], nous avons besoin de le visiter, de le faire vivre, de l’enrichir car il est consubstantiel à notre personnalité, à notre identité, et sa disparition nous empêcherait de nous exprimer par nos mots, de nous chanter dans notre poésie, de nous connaître.

Écoutons Antoine Vitez qui, dans sa préface à la pièce de Dumenicantone Geronimi et Micheli Raffaeli, U ruminzulaghju, en 1989, se réjouissait : il est beau que ceci soit écrit dans cette langue corse qui sort aujourd’hui du silence officiel et reprend place au banquet des langues de l’Europe… et nous exhortait : Ne perdez pas vos consonnes uniques au monde ! Gardez le chant de votre phrase, qui vous fait reconnaître entre tous ![5]

Depuis, les avancées sont indiscutables, même si elles demeurent fragiles ; les productions musicales, théâtrales, audiovisuelles, les publications en corse se sont multipliées, grâce à une injection importante de crédits publics et à l’engagement remarquable de tous ceux – éditeurs, producteurs, artistes, musiciens, administrateurs – qui font vivre la culture dans cette île et la font rayonner à l’extérieur.

Cependant, nul doute que dans leur majorité, les Corses lisent et écrivent mieux le français que le corse ; l’enquête INSEE de 1999 fournissait des données préoccupantes, au premier rang desquelles le taux de transmission habituelle par les locuteurs actifs, descendu en dessous de 10 %.

Les risques de rupture de la transmission sont réels mais les bases d’une revitalisation existent, comme semblait le montrer l’enquête réalisée en 2003 auprès de la population collégienne, où l’on percevait un attachement assez répandu à la langue corse.

Les progrès du bilinguisme et de la coofficialité dépendent donc, à l’évidence, des progrès de l’alphabétisation corse. Ce qui suppose ce grand effort d’éducation et de formation qui est au cœur de la stratégie de la CTC mise en place dans le cadre de la planification linguistique pour la période 2014-2020.

Certes, il faut des lois, mais ne soyons pas dupes : aucune mesure juridique – pas même la modification de la constitution – ne saurait assurer la survie d’une langue qui serait frappée de ce mal fatal : le désintérêt, l’indifférence.

Aussi, pour développer le corse, il faut convaincre la population de l’île que le bilinguisme franco-corse, que les anciennes générations ont eu tant de mal à acquérir, est une richesse incommensurable ; faire en sorte que les Corses deviennent, comme le dit Gabriel Xavier Culioli, des amoureux passionnés, modestes, charitables[6] de leur langue.

Faisons en sorte que les gens aient du corse une perception positive, y voient une langue utile pour le présent.

La loi sera de peu d’effets sans la motivation, l’intérêt, l’amour.

N’oublions jamais que la situation dont il s’agit est la situation spécifique de la Corse ; inspirons-nous des exemples de politiques réussies ailleurs, adoptons les bonnes pratiques mais, de grâce, n’importons aucun « modèle », car aucun ne correspond au contexte corse.

Mes amis, nous nous trouvons aujourd’hui à une étape d’un long cheminement, jalonné de témoins prestigieux, une étape cruciale mais que nous abordons avec un atout considérable : la confiance en nous-mêmes, en notre capacité collective à transcender nos divergences pour nous projeter dans l’avenir.

Je forme des vœux pour que les travaux du Conseil de la langue nous conduisent sur ce chemin.

Je vous remercie.

[1] Préface au Dictionnaire français-corse, DCL, 1997.

[2] J.B. Marcellesi.

[3] Claude Hagège

[4] Alain Rey, préface au Robert, dictionnaire historique de la langue française, 2000.

[5] Antoine Vitez, préface à U ruminzulaghju, La Marge éditions, 1989.

[6] Préface au Dictionnaire Français-Corse, DCL.

Salut à toi, frère, qui crains de voir mourir ta langue maternelle et minoritaire


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