Méthode de l’égalité et émancipation

dimanche 24 février 2013.
 

Le philosophe Jacques Rancière répond à nos questions à la suite de la lecture de son dernier ouvrage  : la Méthode de 
l’égalité. Un livre et une vie dédiés à l’exercice de la philosophie et à l’émergence de nouveaux mondes possibles.

La Méthode de l’égalité est un ouvrage qui se présente telle une longue conversation entre Jacques Rancière, Dork Zabunyan et Laurent Jeanpierre. Elle dessine un parcours biographique, une œuvre philosophique et un paysage du monde révélé par le philosophe. Elle revient, à travers l’émergence de certaines scènes, sur l’élaboration d’un projet philosophique, les années de formation, la rupture méthodologique et politique avec Louis Althusser, les leçons de Mai 68 et la tâche qui incombe aux intellectuels.

La méthode de l’égalité développe-t-elle une forme d’égalité qui trouve son achèvement dans l’acception collective d’une même méthode partageable par tous et faisant 
de chacun un sujet politique à part entière. Ou suggère-t-elle d’étudier individuellement, de rendre intelligibles tous les modes de connaissance qui s’offrent à nous, à l’image de votre travail sur les archives ouvrières  ?

Jacques Rancière. Une méthode n’est pas un ensemble de procédés, mais une manière de marcher, une direction générale de la pensée. La méthode de l’égalité est celle qui recherche partout les manifestations de l’égalité des intelligences. C’est ce que j’ai fait dans mon travail sur les archives ouvrières. Mais j’ai pu le faire parce que j’ai rencontré cette égalité. J’étais parti d’une position d’inégalité – celle qui va chercher dans l’archive du matériel, des documents à exploiter. À la place, j’ai rencontré une pensée à l’œuvre, des ouvriers qui pensaient leur condition, dont la démarche même bousculait les présupposés initiaux de ma recherche. Le problème n’est pas de dire  : tout le monde est égal. Il est de mettre au jour qu’il y a partout de l’égalité qui se manifeste. Par exemple, aujourd’hui, il y a partout des formes de savoir sur l’évolution économique et sociale que des gens de toute sorte tirent de leur expérience. Il est important de les mettre au jour et de s’en instruire pour créer en même temps de nouvelles formes de partage du savoir et une confiance nouvelle dans cette intelligence commune qui peut seule fonder une action politique.

Peut-on envisager l’émancipation du sujet politique, sans pour autant que coïncide 
en un même temps une émancipation 
d’ordre collective  ?

Jacques Rancière. Il faut remettre en cause l’opposition convenue du particulier et du collectif. Un sens du collectif va toujours avec un sens du particulier. Le communisme – ou simplement la pensée de la collectivité ouvrière – a été l’invention de gens rompant avec une collectivité qui était celle d’un destin d’exploitation subi par tous pour en créer une autre, fondée sur l’idée d’une capacité partagée de créer de nouvelles formes de relations sociales. Cette mutation collective passait par la découverte individuelle qu’ils étaient des êtres humains à part entière, doués des mêmes capacités de penser et de jouir. L’émancipation, c’est l’expérience d’un pouvoir que l’on possède dans la mesure où l’on peut l’attribuer à tout autre. C’est donc une expérience faite pour être partagée et mise en œuvre collectivement. Le problème individu/collectivité cache une tension plus profonde. L’émancipation, c’est une manière de vivre déjà autrement au sein du monde de la domination. Cela veut dire que les mêmes raisons vous font œuvrer pour un autre monde et vous permettent de vous insérer dans le monde tel qu’il est.

La méthode de l’égalité est-elle une incitation à la révolution  ?

Jacques Rancière. C’est une incitation à remettre en cause partout et toujours les formes de rapports sociaux, les manières de faire et de penser fondées sur la présupposition inégalitaire. Elle est fondée sur l’expérience historique de ces moments révolutionnaires où, de fait, toutes les hiérarchies qui semblaient évidentes se sont trouvées ébranlées. Et elle essaie d’en appliquer les leçons. Or, parmi ces leçons, il y a aussi le fait qu’il n’y a jamais que des révolutions. «  La révolution  » est elle-même une notion qui, sous prétexte de les généraliser, confisque les potentiels que les révolutions ont mis en évidence. Elle constitue le mythe de ce grand changement global qui se présente comme l’objectif inaccessible à moins de supposer un savoir global de l’évolution sociale et une science de l’action stratégique qui deviennent du même coup réservés aux seules avant-gardes savantes.

Vous mettez tout en œuvre pour que puissent advenir au cours de votre travail «  des éclairs, des choses qui apparaissent  ». J’aimerais avec vous évoquer un fait  : 23,4 % des jeunes sont à la recherche d’un emploi dans l’Union européenne, c’est-à-dire en recherche 
d’une place dans la société. Quel regard portez-vous sur cette génération en quête 
de dynamisme  ? Et, selon vous, quel paysage se dessine devant elle  ?

Jacques Rancière. Cette génération subit une violence de classe d’une intensité jamais vue depuis longtemps. Il y a le fait que le travail, entendu comme emploi, est soumis à la raréfaction que l’on sait. Mais c’est aussi le travail comme solidarité vécue, patrimoine commun et intelligence partagée qui se trouve soumis à une offensive généralisée pour que les gens ne se reconnaissent plus comme membres d’une même classe et détenteurs d’une puissance commune de pensée et d’action. Les mouvements des Indignés, Occupy et autres expriment en même temps la réalité de cette entreprise de dépossession et la volonté de refaire un monde commun pour la contrecarrer. Devant la démission des politiques et de la pensée dites de gauche, cette génération est appelée à ne compter que sur elle-même, sur sa propre capacité à créer de nouveaux liens de confiance, à inventer ses propres instruments et formes de lutte.

Quentin Margne


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