Elections italiennes : rébellion légitime mais apolitique de l’électorat

samedi 2 mars 2013.
 

1) Comment interpréter les résultats des récentes élections qui ont eu lieu en italie  ?

Un divorce à l’italienne, la marque d’un malaise profond

Par Josiane Nervi-Gasparini, Cosecrétaire du Parti de Gauche du Bas-Rhin, et William Gasparini, Professeur des universités à Strasbourg

Les résultats des élections italiennes ont déclenché une avalanche de commentaires et de sarcasmes, notamment dans les pays de la zone euro. Pourtant, l’Italie n’est pas une anomalie  : la forte secousse qui s’est produite en guise d’avertissement de l’autre côté des Alpes ne relève pas d’une sorte d’exotisme méditerranéen, mais révèle un malaise profond dans cette Europe du Sud qui subit jusqu’à la nausée les politiques d’austérité et les dénis de démocratie.

Présents à Rome pour partager cette soirée électorale avec nos compatriotes et camarades de Rifondazione comunista, nous livrons ici quelques éléments d’analyse à chaud, rompant avec la vision surplombante de la «  crise à l’italienne  » diffusée par nombre de «  voix autorisées  ».

Au préalable, il est important de rappeler que le technocrate Monti avait été nommé à la tête du gouvernement – sans jamais avoir été élu – pour mener les politiques libérales dictées par la Commission européenne et la BCE, succédant à un Berlusconi usé par les scandales et la corruption. Les grands partis italiens ont tous cautionné sa nomination alors que sa politique d’austérité prenait en otages les jeunes générations, sans travail et sans avenir, mais aussi les retraités et les salariés toujours plus précarisés. Ainsi, une fracture abyssale s’est-elle produite entre cette caste dirigeante et un peuple italien à bout de nerfs.

C’est dans ce contexte que, les 24 et 25 février, se déroulaient simultanément deux élections au suffrage universel  : celle des députés et celle des sénateurs. Les listes en présence étaient pour la plupart des listes dites de coalition. Il est symptomatique que le parti de Berlusconi – le Peuple de la liberté (PDL), allié de la Ligue du Nord – dirige la liste qualifiée de «  centre droit  », que le Parti démocrate (PD) de Bersani se réclame du «  centre gauche  » et Monti du «  centre  » (alors qu’il est soutenu par le parti de la droite nationaliste de Gianfranco Fini). Tous dans le cercle de la «  raison  » et de la modération.

À l’opposé, un mouvement a fait campagne en fustigeant les partis  : c’est le Mouvement 5 étoiles (M5S) de Beppe Grillo. Trublion de la politique qui a fait une carrière de satiriste télévisuel, il a construit sa popularité en dénonçant toutes les dérives de la classe politique italienne enlisée dans les affaires et les politiques d’austérité dictées par l’Union européenne. Il a fait campagne sur le thème de la démocratie participative et directe issue d’Internet.

Au cours d’un meeting à Rome, ce tribun a réussi à rassembler plus de 800 000 personnes, ce qui atteste d’une véritable attente pour un message mobilisateur qui ne reproduise pas les discours de consentement et de soumission à la doxa libérale. Le programme de Grillo est-il cependant à la hauteur de cette attente populaire  ? C’est peu probable car les thèmes sociaux n’ont pas vraiment été abordés, Grillo déclarant même que le conflit générationnel s’est substitué à la lutte des classes et que les «  vieilles structures  » (partis et syndicats) doivent disparaître.

Jusqu’à la veille de la proclamation des résultats, le centre gauche était donné largement vainqueur, surfant sur l’impopularité de Monti et le rejet présumé du berlusconisme. Bersani a ainsi mené une campagne sans aspérité, dite «  de responsabilité  », pour s’attirer le soutien des autres chefs d’État européens et distillant l’idée qu’il était le point d’équilibre entre Monti et la gauche radicale.

Ce scénario a été mis en échec. Même s’il est majoritaire à la Chambre (29,7 % des voix et 340 députés sur 630 du fait d’une prime donnée à la majorité), le PD et les partis de sa coalition se sont effondrés. Berlusconi, qui, dans un délire démagogique, a même promis le remboursement de taxes déjà perçues, le talonne en voix à la Chambre (29,2 % et 125 sièges) et au Sénat où Bersani obtient 123 élus et Berlusconi 117 sur un total de 315 sièges. La presse italienne titrait hier matin à propos de Bersani «  Le vainqueur déconfit  », ce qui résume parfaitement la situation.

C’est dans cette configuration que le M5S devient de fait le premier «  parti  » d’Italie avec 25,5 % et 23,8 % des suffrages aux deux Chambres. Il aura donc le pouvoir de faire ou défaire une majorité puisque l’hypothèse «  raisonnable  » d’une alliance avec un Monti à 10 % s’éloigne et que Bersani, au risque de perdre tout crédit, ne peut accepter les propositions de gouvernement d’union nationale lancées par Berlusconi.

Le M5S fait entrer à l’Assemblée des dizaines de députés, jeunes (moins de la trentaine), inexpérimentés, choisis (franchisés  ?) dans le cadre de primaires via Internet. Bersani a donc proposé à Beppe Grillo, dans la logique de la politique italienne, une alliance (et même la présidence de l’Assemblée). Celui-ci a décliné l’offre, pour l’instant, répondant que le M5S se déterminerait au cas par cas pour voter le cas échéant des lois proposées par le PD.

Et l’autre gauche dans ce chaos  ? Le Parti de la gauche européenne a soutenu dans cette campagne un rassemblement – Rivoluzione civile (RC) – autour d’Antonio Ingroia, un magistrat connu pour sa lutte contre la corruption et la Mafia. Les candidats étaient issus de Rifondazione comunista, du parti du juge Di Pietro (Mani Pulite) et de la Fédération des Verts. Sur le papier, RC pouvait espérer obtenir entre 5 et 7 % des voix et ainsi franchir la barre des 4 % nécessaires pour obtenir des députés à la Chambre via le système proportionnel. La désillusion a été cruelle puisque la liste a obtenu 2,8 % et 1,2 %.

À l’heure où les résultats tombaient et où les visages se fermaient au siège de Rifondazione, il était difficile de produire une analyse à chaud. La campagne de RC a été menée en moins de quarante jours, sans moyens financiers en comparaison des grandes machines que sont le PD et le PDL. La presse (en partie propriété de Berlusconi) a fermé ses antennes à Antonio Ingroia, Berlusconi déclarant même que les magistrats – qu’il qualifie de «  rouges  » – étaient pires que la Mafia. Les mesures sociales du programme n’ont pu être défendues, le message ayant été largement parasité par la campagne de Beppe Grillo qui a attiré les voix d’électeurs traditionnels de Rifondazione.

On peut aussi regretter que la confusion se soit installée du fait de la scission opérée par une figure charismatique de Rifondazione, Nichi Vendola, qui a créé son propre parti – Sinistra, Ecologia et Liberta (SEL) – pour rejoindre Bersani. Il est à noter que SEL a obtenu peu de voix, y compris dans le fief de Vendola. Pourtant, compte tenu de la loi électorale italienne, il pourra se prévaloir d’une trentaine de députés.

Avec les militants de Rifondazione, nous avons tenté de comprendre comment, dans les semaines qui viennent – et qui seront décisives –, la bataille doit continuer, d’autant que la situation pourrait rapidement se bloquer et aboutir à de nouvelles élections. L’enjeu pour Rivoluzione civile est désormais de porter haut et fort un message de rupture avec les politiques libérales, de se montrer mordant et intraitable tant avec les médias qu’avec les libéraux. Sur la base d’un Front de gauche des pays de l’Europe du Sud, les liens entre la France et l’Italie doivent s’intensifier.

William Gasparini Josiane Nervi-Gasparini

2) Italie : le programme de Beppe Grillo décrypté (L’Humanité)

Le Parti populiste pour plus d’écologie et de démocratie directe compte désormais 108 sièges à la Chambre des députés et 54 au Sénat. La troisième formation politique du pays, qui a attiré les électeurs de droite comme de gauche, est au centre des tractations pour la formation d’une nouvelle majorité.

Le Mouvement cinq étoiles (M5S) de Beppe Grillo a obtenu 25,5 % des voix pour l’élection des députés et 23,8 % pour celle des sénateurs. Le M5S récolte les fruits du mécontentement vis-à-vis des politiques austéritaires et du discrédit des partis au pouvoir, incapables de juguler la crise et perçus comme s’accaparant des privilèges. Même si Beppe Grillo estime que «  l’antifascisme n’est pas de (sa) responsabilité  », difficile de classer ce parti à l’extrême droite.

Coûts de la politique

Sa principale revendication est la diminution des coûts de la politique par l’abolition du financement public des partis, l’abolition des départements, le regroupement des petites communes. Le M5S réclame plus de démocratie directe. Cela passe par l’abrogation du quorum pour les référendums. Les citoyens doivent participer, via Internet, aux rencontres publiques ou à l’élaboration des lois. Beppe Grillo se fait également chantre d’un référendum sur la sortie de l’euro, sans 
exprimer sa propre position.

Le cheval de bataille du M5S est la moralisation de la politique. Un parlementaire ne doit pas faire plus de deux mandats, ni exercer une autre profession afin d’éviter les conflits d’intérêts. Les 
citoyens condamnés doivent être inéligibles… Ce qui explique que Beppe Grillo n’ait pas été lui-même candidat, 
car jugé responsable d’un 
accident de la route.

Thèmes écologiques

Outre ce chapitre qui permet de vilipender les autres forces politiques, le M5S est très attentif aux thèmes écologiques, notamment les transports ou les énergies renouvelables. Alors que certains syndicats sont interdits (par la Fiat) de se présenter aux élections de représentants du personnel, on ne trouve aucun nouveau droit pour les salariés dans le programme. Au contraire, dans un discours en janvier, Beppe Grillo demandait  : «  Éliminons les syndicats qui sont une structure vieille comme les partis.  » Les mots ont un sens.

3) Elections italiennes Rébellion légitime (Jacques Sapir, diffusé par le MPEP)

Les résultats des élections italiennes à peine connus, les commentaires allaient bon teint. Le gouvernement français s’’est empressé, lui aussi, de faire un communiqué pour minimiser l’importance de ces résultats. Il eut mieux valu qu’il s’affronte directement à la réalité, ne serait-ce que pour en tirer les leçons. Mais on préfère s’enfermer dans une attitude de déni, cette fois avec l’appui d’une partie de la presse française. Que n’avait-on chanté les louanges du dirigeant du Parti Démocrate, Luigi Bersani ou du technocrate tourné politicien Mario Monti. Il suffisait pourtant de sortir de la bulle parisienne, de regarder la presse italienne, britannique ou américaine pour avoir une petite idée de ce qui allait se passer. Mais il est dit qu’il n’y a pas de réalité en dehors de ce que certains cénacles veulent bien dire…Alors, regardons un peu ces élections, et leurs résultats, et cherchons à en extraire les points importants.

Le premier point qui émerge de ces résultats est à l’évidence l’ampleur du désaveu des politiques inspirées par Bruxelles et Berlin, mais aussi, il faut s’en souvenir, par Paris. Les partis défendant ces politiques n’ont représenté que 40% des électeurs (le PD de gauche de Bersani 29,5% et l’alliance du centre-droit de Mario Monti 10,5%). Les partis refusant ces politiques, et refusant en réalité la logique de l’Euro, ont remporté plus de 54% des suffrages (le PDL de Silvio Berlusconi 29% et le M5S de Beppe Grillo 25,4%). On ne saurait imaginer plus cinglant démenti apporté à ceux qui présentaient le gouvernement Monti comme un « sauveur » de l’Italie. La multiplication d’impôts, souvent vécus comme injustes, les coupes sauvages dans le budget dont ont été victimes les hôpitaux, les écoles, mais aussi le système de retraite, les retards scandaleux de paiements de la part l’’État, expliquent largement cette situation. La presse française peut gloser sur la « machine » Berlusconi, elle ne saurait éternellement cacher le fait que si un homme politique chassé sous les huées revient quasiment en triomphateur c’est bien parce qu’il y a un rejet massif de la politique mise en place par ses successeurs. De plus, ce discours convenu ne saurait expliquer le succès du Mouvement 5 Étoiles (M5S) de Beppe Grillo.

Ceci conduit alors au deuxième point important : l’erreur manifeste des sondeurs et des estimations de « sortie des urnes ». Deux partis ont été les « victimes » de ces erreurs, le PD, crédité de plus de 33% et se situant finalement à 29,5% (environ 4 points d’écart) et l’alliance de centre droit de Mario Monti crédité par les estimations de 12% et n’en faisant en réalité que 10,5%. Le PDL de Silvio Berlusconi apparaît comme relativement stable. C’est donc le M5S qui a bénéficié de ces erreurs, étant crédité de 18% à 20% et faisant en réalité plus de 25% des suffrages. Il convient immédiatement de dire que ces élections étaient les premières élections générales auxquelles se présentait le M5S. La tache des sondeurs et des prévisionnistes était donc des plus difficiles. Mais, si l’on considère les chiffres, et si l’on admet qu’un certain nombre d’électeurs du M5S (1 sur 5) n’ont pas souhaité faire état de leur vote dans les sondages de « sortie des urnes », cela signifie que des anciens électeurs tant de gauche comme du centre droit ont basculé vers le mouvement de Bepe Grillo. Cette hypothèse est confortée par la remarquable stabilité entre prévisions et résultats réels pour le PDL, qui confirme le fait que Silvio Berlusconi est bien reconnu comme le chef de sa formation et que son discours est largement assumé par ses électeurs. Le vote pour le PDL n’a pas été un vote « honteux », bien au contraire, mais clairement assumé. La signification de ceci est qu’il faut chercher essentiellement à gauche (et secondairement au centre droit) le véritable réservoir des forces du M5S.

Ceci conduit alors au troisième point : les électeurs italiens voulaient envoyer un message et ils ont utilisé à cette fin les moyens qui étaient à leur disposition. On peut gloser sur le système électoral italien, certes plus « Byzantin » que Romain ; on peut faire tous les commentaires possibles et imaginables sur la rhétorique tant de Berlusconi, couvert de scandales et rescapé du « bunga-bunga », que de Bepe Grillo. À défaut de partis plus présentables, les Italiens ont voté pour ceux qui leur paraissaient les moins nocifs, autrement dit les moins engagés dans la politique mortifère d’austérité et les moins soumis aux ordres de Bruxelles et aux diktats de Berlin. On est en présence d’une protestation structurée bien plus que d’un simple vote « protestataire ». Le fait que le M5S ait gagné certaines villes lors des dernières élections municipales aurait dû alerter les observateurs. On assiste en fait au début d’un processus d’enracinement du M5S.

Les conséquences pour la coalition de gauche que représente le Parti Démocrate sont importantes. L’érosion de ce parti dans les derniers sondages, puis dans les résultats, est particulièrement importante. Crédité de 35% à moins d’un mois du vote, il se retrouve finalement avec 29,5%. Le problème réside dans la position intenable qu’il adopta : celle de défendre une « austérité à visage humain ». Les Italiens ont intuitivement compris que de visage humain, il n’y en aurait guère et que seules resterait l’austérité. Mais, cela pose un redoutable problème aux forces dites « social-démocrates » en Europe du sud.

Leurs discours n’ont plus aucune crédibilité dans le cadre économique qui est celui de la zone Euro. Il faut soit adopter un discours traditionnel de droite, soit rompre avec les chimères d’une Europe fédérale ; il n’’y a plus de demi-mesures possibles.

Nous en arrivons alors au quatrième point. Ces élections ont été, on l’a dit, une cinglante défaite de la technocratie. À cet égard, on rappelle ce que l’on disait dans une note consacrée à la question de « l’ordre démocratique » mais aussi de la Dictature et de la Tyrannie : « L’ordre démocratique permet de penser les formes nouvelles de la tyrannie (les agences indépendantes), de leur donner un nom précis (le BCE, la « Troïka », la dévolution des principes de l’État à l’Union Européenne sans respect pour les règles de dévolution), mais aussi de montrer ce que pourraient être des cheminements différents qui n’aboutissent pas à des usurpations de souveraineté. L’ordre démocratique permet ainsi de réfuter les illusions d’une technicisation des choix politiques et de redonner toute son importance à la politique elle-même. Il nous permet de penser la Tyrannie et par conséquence la rébellion légitime. »

C’est bien à une rébellion légitime que nous avons assisté lors de ces élections. Il convient d’en prendre conscience.

Par Jacques Sapir

4) Élections italiennes, quels enseignements ?

Table ronde avec Fabio amato, journaliste. Gilles garnier, responsable des questions européennes au PCF. Pierre Musso, philosophe, auteur de Sarkoberlusconisme la crise finale ? (1).

Rappel des faits Les résultats des élections générales italiennes ont secoué 
le pays et toute l’Europe. Mario Monti, le candidat des technocrates européens, balayé  ; le Parti démocrate, donné gagnant, finalement talonné par un Berlusconi qui fait un retour inattendu  ; la gauche alternative qui, faute de voix, disparaît des assemblées  ; un humoriste, Beppe Grillo, néophyte en politique, qui attire un quart des suffrages et installe son mouvement en arbitre de la situation. Et un pays, du coup, qui se retrouve dans une grande instabilité politique. L’austérité a été un efficace repoussoir aux yeux des électeurs italiens, mais, en l’absence d’une réelle alternative à gauche, l’expression du désarroi et de la révolte, voire de la rage des Italiens contre les conséquences des réformes, s’est exprimée dans un vote populiste. L’Europe de la rigueur a aussi servi d’épouvantail, Mario Monti en a payé le prix. Aujourd’hui, se pose crûment la question d’une réelle alternative au libéralisme, alors qu’on évoque d’éventuelles nouvelles élections.

Les dernières élections ont été marquées par un vote massif antisystème. Quelles sont les racines de ce mouvement d’opinion  ?

Pierre Musso. Ces élections ont été marquées par le score inattendu de Beppe Grillo, qui a recueilli 8,7 millions de voix et 25,5 % des votants. Toutefois, les deux tiers des électeurs demeurent attachés au système représentatif classique. Jusqu’ici, il y avait une bipolarisation de la vie politique italienne, et deux grandes alliances occupaient le champ électoral. Depuis le début des années 1990, la coalition de centre gauche dominée par le Parti démocratique et celle de droite avec Berlusconi et la Ligue du Nord. Désormais, il y a trois grandes forces politiques  : le centre gauche de Bersani avec 30 %, le centre droit de Berlusconi au même niveau et le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, né il y a seulement trois ans et qui est devenu le premier parti politique lors des élections à la Chambre. Le vote en faveur de Grillo est moins un vote antisystème que l’expression du désarroi et de la révolte, voire de la rage des Italiens contre les conséquences des réformes et des politiques d’austérité, la hausse des impôts, la montée de la pauvreté et du chômage, notamment chez les jeunes. On voit désormais se dessiner deux clivages  : l’un traditionnel et dominant, gauche-droite, et un autre, plus récent, entre les politiques européennes symbolisées par Mario Monti, qui a récolté à peine 10 % et une contestation radicale de ces politiques portée par le mouvement de Grillo.

Fabio Amato. Elles sont multiples. Depuis vingt ans, la corruption et le clientélisme règnent en maîtres dans le système politique italien. Mais la raison la plus importante du vote pour Beppe Grillo est une colère généralisée contre les effets de la crise économique. La responsabilité en a été attribuée au système des partis dans son ensemble. Cela a pu être le cas du fait de l’absence de conflit de classes dans le pays. Un tel conflit aurait pu diriger le mal-être social produit par la crise et les politiques d’austérité menées par le gouvernement de Mario Monti avec le soutien du Parti démocrate (centre gauche – NDLR), de l’Union du centre du Peuple de la liberté (le parti de Silvio Berlusconi – NDLR) vers des propositions de sortie de crise par la gauche et vers une critique du modèle néolibéral. Mais, en Italie, personne ne sait ce qu’est le traité budgétaire. Le traité de Lisbonne tout comme l’inscription de l’équilibre budgétaire dans la Constitution ont été approuvés de manière bipartisane. Après dix minutes de débat.

Gilles Garnier. Tout système sécrète le meilleur et le pire. L’explosion des deux corps politiques essentiels jusqu’aux années 1990, PCI et DC (Démocratie chrétienne), le premier suite à l’effondrement du mur, le second par boulimie de corruption, ont laissé le champ libre à tous les aventuriers démagogues comme Berlusconi qui en est la quintessence. Pasolini dès les années 1960 et encore plus à la fin de sa vie avait vu juste dans le danger de la médiocrité télévisuelle. «  Nous sommes tous en danger  », écrivait-il. Eh bien, l’opération combinée de la promotion de l’homme providentiel sur fond de dépolitisation et de la valorisation de la sous-culture télévisuelle a fait son effet.

Pourquoi une telle permanence 
du vote populiste en Italie depuis 
les années 1990  ?

Gilles Garnier. Lorsque le corps social ou pour être plus marxiste les classes sociales ne se retrouvent plus dans un référentiel, lorsque les alternances politiques ont bon an, mal an donné peu de résultats pour les classes laborieuses, voire ont accéléré le processus de fin de l’État social d’après-guerre, il y a la place pour toutes les démagogies, de droite comme de gauche. La Maison puis le Pôle des libertés, la Ligue du Nord et le Mouvement 5 étoiles ont des différences mais un même fond de discours  : «  Tous pareil, tous voleurs.  » L’extrême droite aurait pu jouer ce rôle mais la Ligue a pris cette place en ajoutant au vieux fond de la haine de Rome et du Sud le racisme d’une nation qui n’a pas été habituée à une forte immigration. Albanais, plus largement habitants des pays de l’Est dont les Roms font les frais de cette xénophobie ambiante et qui a même parfois touché des élus du Parti démocrate. Et pendant ce temps-là, les affaires continuent…

Pierre Musso. Le populisme est plus un style qu’un contenu politique. Il faudrait aussi parler des populismes au pluriel. En Italie, on peut observer deux types de populisme  : le premier est celui de Berlusconi, né dans le vide politique du début des années 1990, et bâti avec les techniques du marketing, du management et de la télévision généraliste et commerciale. Le second est celui qui vient d’apparaître avec le mouvement de Beppe Grillo  : c’est une forme de populisme complexe avec des thématiques de gauche comme le salaire minimum, la critique des politiques sociales européennes ou la démocratie directe, mais aussi de droite comme la demande d’établissement du droit du sol, le renvoi des immigrés roumains, ou la tendance à l’autocratie du chef. Les deux critiquent la politique et se veulent antipolitiques, antisystème, mais ils en font partie. Et la victoire de Beppe Grillo, dont le contenu demeure fort ambigu, vient d’être étrangement saluée par les dirigeants de la banque Goldman Sachs.

Fabio Amato. À partir des années 1990, on assiste à des phénomènes, différents les uns des autres, de populisme. Aussi bien la Ligue du Nord (formation séparatiste et autonomiste – NDLR) des années 1990 que Silvio Berlusconi à ses débuts ont développé une approche similaire à celle utilisée aujourd’hui par Beppe Grillo. Ils se sont présentés comme extérieurs au système politique des partis alors dominants, qui déjà alors avaient été mis en accusation par des enquêtes sur la corruption. Dans les moments de crise, on assiste toujours en Italie à l’émergence de phénomènes antisystème qui tendent à substituer par d’autres les élites politiques jusqu’alors dominantes. Je pense que nous vivons dans ce que (le philosophe et fondateur du Parti communiste italien) Antonio Gramsci définit comme une «  crise organique  »  : des groupes sociaux se détachent de leurs partis traditionnels de référence. Nous sommes au sommet de cette crise, commencée dans les années 1990. Elle a trouvé une première réponse avec Berlusconi et la Ligue du Nord, et maintenant avec Beppe Grillo. Le fait qu’en Italie n’existent plus de partis de masse, qu’ils sont remplacés par des comités électoraux et la propagande télévisée, favorise ce processus. Cela peut amener à des issues dangereuses et à ce que Gramsci définissait comme la subversion des classes dirigeantes. Il y a une curieuse résonance entre les positions de Beppe Grillo sur les partis et la campagne du quotidien Corriere della Sera contre la caste. Affaiblir la politique et les corps intermédiaires renforce les pouvoirs forts, et partant, le capitalisme spéculatif et financier.

La gauche, dans son ensemble, réalise un score historiquement bas. Comment peut-on l’expliquer  ?

Fabio Amato. C’est le pire score de l’après-guerre. En Italie, on assiste depuis trop longtemps à un chœur unanime qui vise à soutenir la fin des idéologies, à relativiser les différences entre droite et gauche. Ce chœur est accompagné par le suicide culturel et politique du groupe dirigeant du Parti communiste italien puis du Parti démocratique de la gauche puis des Démocrates de gauche et enfin du Parti démocrate, par souci de se légitimer. Le choix de ne pas aller aux urnes après la chute de Silvio Berlusconi et de soutenir avec ce dernier le gouvernement de Mario Monti a été un choix suicidaire. Le centre gauche s’est opposé au berlusconisme avec un profil libéral, en brandissant la question morale, mais en partageant ses choix structurants sur le plan économique et social. En campagne, le PD se préoccupait de rassurer les marchés et de dire qu’il aurait continué de gouverner avec Mario Monti. Ce sont d’autres qui ont parlé au peuple, qui avait peur de revoir les «  techniciens  » sauver les banques et affamer les gens. La gauche antilibérale était faible après la défaite de 2008 (quand elle est sortie du Parlement – NDLR) et divisée entre les positions de Gauche écologie et liberté (SEL) de subordination au Parti démocrate et celles de Révolution civile. Ce cartel électoral est né trop tard, avec un profil ambigu et une mauvaise campagne électorale. La percée de Beppe Grillo s’explique aussi par l’incapacité d’une partie de la gauche à offrir une alternative crédible et au bon moment. Le problème principal a été l’absence de conflit social pendant la crise. C’était une erreur dramatique de la part du groupe dirigeant de la Confédération générale italienne du travail de céder au Parti démocrate et à son soutien à Mario Monti.

Pierre Musso. Le Parti démocratique de Pierluigi Bersani avait réussi les primaires fin 2012 avec plus de 3 millions de votants. Mais d’abord il n’a pas su intégrer le jeune maire de Florence Matteo Renzi, qui avait réalisé 40 % des voix lors de ces primaires. Il n’a pas non plus perçu le besoin de renouveau profond de la politique italienne qu’a su incarner Beppe Grillo. Ensuite, il n’a pas vraiment mené campagne, grisé par les sondages qui le donnaient assez largement gagnant. Il n’a pas présenté de mesures sociales fortes. Enfin, il n’est pas parvenu à se démarquer du gouvernement sortant de Mario Monti que son parti et celui de Berlusconi soutenaient, et qui est devenu très impopulaire par sa politique économique et ses réformes des retraites et du Code du travail.

Gilles Garnier. La gauche italienne (le Parti démocrate) a été ces dernières années relativement honteuse de s’affirmer de gauche. Les résultats du dernier gouvernement Prodi n’ont pas été très visibles. Le Parti démocrate a hésité sur de nombreux points, en particulier dans la lutte contre l’évasion fiscale, la délinquance en col blanc et la concentration dans les médias. Il s’est lui-même coupé les bras face à la droite de Berlusconi. Son discours sage, raisonnable et sans ampleur a failli le faire perdre devant il Cavaliere une nouvelle fois. Quant à la gauche de transformation sociale, si elle a pu au plan local ou dans les mobilisations sociales être visible, son émiettement et son absence du Parlement l’ont empêchée d’être entendue. Les électeurs de gauche urbains ont fait le choix de Grillo. Comme par bravade, mais nul ne sait de quel côté pencheront ces ovnis politiques que sont les parlementaires grillini  !

Ces résultats signent l’échec 
de la politique suivie par Mario Monti et par les dirigeants européens. Ceux-ci doivent-ils et vont-ils changer de cap  ?

Pierre Musso. Oui, c’est un lourd échec pour Mario Monti malgré l’appui ouvert de la Commission européenne, du Vatican, de la chancelière Merkel et de Martin Schulz, du SPD allemand. Il a même emporté dans sa chute les deux petits partis démocrates-chrétiens de centre droit, qui espéraient prendre la place de Berlusconi. Mario Monti a incarné une politique de rigueur et d’austérité. S’il a réussi à faire baisser les taux d’intérêt des emprunts, il a échoué à réduire le déficit budgétaire, qui s’élève toujours à 2 000 milliards et 127 % du PIB. L’Italie étant un laboratoire politico-social en Europe du Sud, c’est un sérieux avertissement pour les politiques de rigueur mises en œuvre dans toute l’Europe.

Fabio Amato. Cette Europe dominée par les banques et les technocraties, aux fondements néolibéraux et monétaristes, doit être retournée. Sinon, outre l’approfondissement de la crise, on risque un effondrement des systèmes démocratiques constitutionnels, déjà démolis par les traités adoptés jusqu’ici, qui ont substitué à la souveraineté populaire celle des marchés.

Gilles Garnier. Monti paye pour les mesures injustes socialement de son gouvernement. Mais les Italiens ont à plus de 50 % voté pour deux forces qui jusqu’à ces dernières semaines ont soutenu le gouvernement Monti. Même si elles ont tenté de faire croire le contraire. Je crois que si l’Italie trouve un gouvernement, ce qui n’est pas assuré, les deux forces principales en présence ne réorienteront pas fortement la politique qui a été celle de Monti. Il y a des nuances entre les coups de menton de Berlusconi, qui de toute façon cédera à Merkel, et la subtilité diplomatique de Bersani mais qui se hollandisera rapidement.

(1) Éd. de l’Aube, 2011, 170 pages, 8,60 euros.

Entretiens croisés réalisés par Dany Stive Traduction de Fabio Amato : Gaël De Santis


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