Menace sur les retraites (par Jacques Nikonoff)

samedi 3 février 2007.
 

Le quatrième rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) a été remis au Premier ministre le 11 janvier 2007 (http://www.cor-retraites.fr/article...). Le COR est un organisme public dont les missions, pour l’essentiel, visent à décrire les évolutions et les perspectives à moyen et long termes des régimes de retraite légalement obligatoires, au regard des évolutions économiques, sociales et démographiques, et élaborer, au moins tous les cinq ans, des projections de leur situation financière. Le Conseil doit aussi formuler des orientations ou propositions de réforme. Il remet au Premier ministre, tous les deux ans au moins, un rapport communiqué au Parlement et rendu public. Le COR est composé de représentants de l’Etat, du patronat et des syndicats. Ces derniers, hormis la CFDT, ont rejeté les conclusions du rapport.

Il est en effet proposé un nouvel allongement de la durée de cotisation à partir de 2009, l’annulation du droit au départ anticipé pour les carrières longues, l’abaissement de la décote, la remise en cause des « bornes » d’âge de départ à la retraite (60 et 65 ans), allonger les durées d’assurance dans les régimes spéciaux...

Avant d’entrer dans les analyses du COR, un rappel du panorama d’ensemble des retraites est nécessaire [1].

C’est la Banque mondiale, la première, qui a sonné la charge contre les systèmes de retraites en répartition

Le signal du départ de cette campagne d’affolement de l’opinion publique a été donné en octobre 1994, dans un document devenu depuis la bannière des ultralibéraux dans le monde entier [2]. Ce texte constitue en effet le premier examen global des problèmes de retraite à l’échelon mondial. Il présente tout à la fois un cadre d’analyse et le processus des changements à opérer dans chaque pays. Le contenu de ce document est ainsi devenu le programme d’action de la plupart des gouvernements des pays occidentaux, des pays en voie de développement et des pays « en transition ». Les travaux menés en France sur les retraites par le commissariat au Plan et le Conseil d’analyse économique s’en s’inspirent directement.

Son raisonnement est simple : comme ce sont les ressources de salariés de moins en moins nombreux qui devront subvenir aux besoins d’une population âgée de plus en plus importante, « les systèmes en répartition vont inévitablement diminuer leurs prestations ». [3]

Les propositions de la Banque mondiale sont claires : faire des systèmes de retraite des « instruments » de la croissance économique. Pour y parvenir, il serait nécessaire de réduire les dépenses publiques en baissant les taux de prélèvements obligatoires. Les systèmes de retraite, selon cette idéologie, doivent avoir trois fonctions : la redistribution, l’épargne et l’assurance, fonctions qui doivent, de manière inséparable, lier les questions des personnes âgées et celles de l’économie, car des cotisations élevées, assises sur les salaires, réduiraient la croissance.

Le rapport de la Banque mondiale propose ainsi de développer « trois piliers » pour la retraite : un système public obligatoire minimal, ayant pour principal objectif de réduire la pauvreté parmi les personnes âgées ; un système d’épargne obligatoire, géré de façon privée ; l’épargne volontaire et individuelle, qui constituera l’essentiel du système.

Premier pilier : l’assistance

Il doit être l’élément redistributif du système et permettre de protéger les personnes âgées les plus pauvres des risques de récession ou d’inflation. Mais ce pilier « doit être modeste en taille, pour laisser plus de place aux autres piliers. Avoir cet objectif limité réduira de façon substantielle le taux de cotisation et les dépenses publiques ».

Ce premier pilier serait obligatoire, géré par l’Etat et financé par l’impôt. On peut considérer que ce pilier existe déjà en France sous la forme du Fonds de solidarité vieillesse chargé de distribuer le « minimum vieillesse ».

L’idéologie de la Banque mondiale apparaît ici dans toute sa cruauté. Il ne s’agit pas, au travers de la construction du premier pilier, d’assurer des conditions de vie matérielles décentes aux personnes âgées ni de les maintenir insérées dans la société. Il s’agit simplement d’accorder des aides « modestes » dans le but de réduire les dépenses publiques.

On retrouve ainsi l’idéologie malthusienne anglo-saxonne du 19e siècle où, pour Edmond Burke dans Thoughts on Scarcity (Pensées sur la pénurie) « nous devons virilement repousser l’idée première... qu’il est de la compétence du gouvernement... ou même des riches, de procurer aux pauvres ces choses nécessaires qu’il a plu à la divine providence de leur refuser pendant quelque temps. Nous devons être assez raisonnables pour comprendre que ce n’est pas en brisant les lois du commerce, qui sont les lois de la nature, et par conséquent les lois de Dieu, que nous pourrons espérer atténuer le déplaisir de Dieu et l’amener à nous soulager de toute calamité dont nous souffrons ou qui nous menace ».

Où Patrick Colquhoum qui écrivait dans Treatise on Indigence : « La pauvreté est cet état, cette condition de l’individu qui, dans une société, n’a pas d’excédent de travail en réserve ou, en d’autres mots, pas de propriété ou de moyens de subsistance, sauf celui qui découle d’un travail constant dans les diverses occupations de sa vie. La pauvreté par conséquent est un des éléments les plus nécessaires et indispensables de la société sans lequel les nations et communautés ne pourraient se maintenir en état de civilisation ». [4]

Second pilier : favoriser les marchés financiers

Ce pilier, toujours selon la Banque mondiale, doit être « obligatoire, préfinancé et géré de façon privée. Le préfinancement encouragera l’accumulation du capital et le développement des marchés financiers. La croissance économique que cela va induire permettra de financer le premier pilier. Mais ce second pilier, pour réussir, doit réduire la demande pour le premier » (« préfinancé », dans le langage de la Banque mondiale, signifie fonds de pension).

Dans les pays européens, la première étape de sa réalisation consistera à « augmenter l’âge de la retraite, éliminer les aides aux préretraites et les pénalités pour les retraites tardives, réduire le niveau des pensions, aplatir la structure des pensions, réduire les cotisations et élargir l’assiette »...

La seconde étape, toujours dans les pays européens, visera « à réduire progressivement le premier pilier en réallouant une partie des cotisations et des gains de productivité vers le second pilier. Ou augmenter les cotisations, mais en les affectant au deuxième pilier ».

Troisième pilier : pour les riches

Il est constitué d’épargne privée facultative. Les régimes peuvent être, comme dans le second pilier, professionnels ou individuels. L’idée de la création d’un troisième pilier est également reprise par le commissariat au Plan et le Conseil d’analyse économique qui préconisent la constitution d’une épargne-retraite facultative. De tels dispositifs existent depuis déjà longtemps en France. Non seulement l’addition d’une strate supplémentaire à cet empilement ne résoudrait rien, mais elle remettrait en cause, une nouvelle fois, les principes même de la mutualisation et de la solidarité.

Celle-ci opère en effet une redistribution en faveur des plus vulnérables. Le principe de la mutualité et de la solidarité préconise la non-discrimination entre classes de risques et implique au contraire la nécessité de développer les systèmes obligatoires. La mutualisation est en contradiction totale avec le marché privé ou une tarification plus avantageuse est toujours proposée aux « bas risques ». Le principe de non-discrimination entre classes de risques est au fondement même de l’assurance sociale et l’oppose à l’assurance privée car une tarification différenciée crée les inégalités.

Au total, pour la Banque mondiale, le nouveau système qui résulterait de l’articulation des ces trois piliers aurait la vocation centrale à créer de l’épargne. Cette épargne se matérialisera par l’achat de titres financiers que détiendront les fonds de pension des deuxième et troisième pilier. Mais le risque existe d’un décalage entre le besoin de titres financiers émanant de ces nouveaux fonds de pension et les titres financiers disponibles sur les marchés. La Banque mondiale préconise alors d’augmenter la création de titres financiers afin d’absorber la demande des fonds de pension. Ils viendront des privatisations. La banque mondiale estime en effet que « réformer les retraites au même moment que les privatisations permet, au moins à moyen terme, une croissance plus régulière des marchés financiers ». [5]. La Banque mondiale recommande donc aux États d’opérer deux mouvements concomitants : créer des fonds de pension et privatiser ! C’est exactement ce qui se passe, en France, depuis de nombreuses années...

Un projet ultralibéral

Persuadé de la compétence qu’il a manifestée dans la prévention et le règlement des crises financières internationales, le Fonds monétaire international (FMI) ne pouvait rester silencieux sur un sujet d’une si haute importance et s’est prononcé par la voix de son ancien président, Michel Camdessus, en octobre 1998. [6]

Pour le FMI, les systèmes de protection sociale entraînent un prélèvement énorme sur les ressources et l’efficience de la plupart des pays développés. Ces derniers dépensent la moitié de leur PIB, voire même 60 %, en programmes sociaux. Comment, se demande-t-il, de tels niveaux de dépenses ont-ils pu apparaître ?

Michel Camdessus connaît la réponse : « Ces dépenses sont intervenues parce que les gouvernements, particulièrement en Europe, sont progressivement entrés dans des activités qui autrefois étaient menées par le secteur privé. Cette tendance a pu se développer à partir d’événements particuliers comme la Seconde Guerre mondiale ou les dépressions économiques. L’éthique soutenant cette tendance reposait sur l’idée qu’une intervention plus forte des États permettrait une meilleure protection sociale. Les principaux secteurs touchés ont été le financement de l’éducation ; le financement des dépenses de santé ; les retraites ; les aides sociales aux plus démunis ; des allocations substantielles pour les chômeurs ; des subventions à des produits ou à des activités particulières et des systèmes d’allocations sociales minimales. »

La cible, clairement désignée par Michel Camdessus est de revenir « au début du siècle » (le XXe !), quand les dépenses publiques ne représentaient que de 10 à 15 % du revenu national. Parmi les dépenses sociales, celles que le FMI stigmatise de façon particulière sont celles qui « réduisent la propension à chercher un emploi ». Les allocations de chômage, « qui remplacent une importante proportion des revenus, et ceci pendant de longues périodes, ont eu un rôle de réduction de la propension à chercher un emploi ». Pour Michel Camdessus, la législation sociale, des prélèvements élevés de Sécurité sociale, un salaire minimum trop généreux sont des facteurs qui augmentent le coût de l’emploi. Selon lui, le chômage ne pourra être réduit que lorsque ces éléments « seront revus ».

Dès lors ces politiques sociales auraient provoqué l’augmentation des impôts et taxes dans des proportions « considérables », qui atteignent 45 % du PIB. Or pour les ultralibéraux, des niveaux élevés de prélèvements auraient des effets négatifs sur le taux d’épargne, la bonne allocation des investissements, l’esprit d’entreprise et l’emploi.

Michel Camdessus estime que dans les années qui viennent, « deux tendances vont rendre difficile le maintien de ce système social : les changements démographiques et la globalisation ». Car, pour lui, la globalisation signifie « la disparition des barrières ». Ainsi les pays ne pourront plus se protéger derrière des « barrières », ils « ne pourront plus supporter des niveaux de protection sociale supérieurs à ceux des pays avec lesquels ils sont en concurrence ». La globalisation rendra de plus en plus difficile aux nations « d’avoir des taux de prélèvements obligatoires substantiellement supérieurs aux autres pays ».

La réforme des systèmes de protection sociale devra donc « développer l’esprit de responsabilité chez les individus ». C’est le cas en matière de retraite, où les systèmes en répartition, dans l’univers intellectuel des ultralibéraux, reportent sur les générations futures un niveau trop élevé de prélèvements. La réforme des retraites doit donc permettre « d’augmenter la durée du travail, de réduire ou d’éliminer les possibilités de retraite anticipée, de réduire le montant des pensions par des mécanismes d’indexation moins généreux ».

Trop de sécurité dans le corps social ?

Les systèmes de protection sociale seraient donc trop protecteurs et déresponsabiliseraient les citoyens. Habitués à trop de sécurité, ces derniers ne fourniraient pas l’effort d’épargne nécessaire au développement économique.

Pour les ultralibéraux, les assurances sociales et les autres systèmes de protection sociale encourageraient et habitueraient les gens à ne pas épargner. Une telle attitude maintiendrait les taux d’épargne à des niveaux insuffisants pour développer la croissance économique. Il faudrait donc réduire au maximum tous les dispositifs publics qui ne génèrent pas d’épargne, afin de « forcer les gens à épargner pour leur retraite en orientant les fonds de manière stable et permanente vers les investissements dans le secteur privé ». [7]

Le Fonds monétaire international estime même « qu’un système en répartition peut déprimer l’épargne nationale parce qu’il crée de la sécurité dans le corps social » ! [8].

Jacques Nikonoff

[1] Voir Jacques Nikonoff, La Comédie des fonds de pension, Arléa, 1998

[2] World Bank, Averting the Old Age Crisis : Policies to Protect the Old and Promote Growth, [Prévenir la crise du vieillissement : politiques pour protéger les personnes âgées et promouvoir la croissance], Policy Research Bulletin, 5e volume, numéro 4, août-octobre 1994.

[3] World Bank, Development Brief, n° 43, novembre 1994.

[4] In Amédée Thévenet, L’Aide sociale aujourd’hui, ESF, 1997

[5] Hans Blommestein, “ International Financial Market Implications of Ageing Populations ”, Financial Market Trends, n° 71, novembre 1998.

[6] Michel Camdessus, “ Worldwide Crisis in the Welfare State : What Next in the Context of Globalization ? ”, International Monetary Fund, 15 octobre 1998.

[7] Julia Lynn, The Effects of Social Security Privatization on Household Saving : Evidence from the Chilean Experience, Federal Reserve Board of Governors, February 1997.

[8] G.A. Mackenzie, P. Gerson and A. Cuevas, Can Public Pension Reform Increase Saving ?, International Monetary Fund, Occasional Paper n° 153, 1997.


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