Libération dévisse

dimanche 14 avril 2013.
 

Le journal d’Édouard de Rothschild nous a fait à tous une démonstration de communication (on connaît Libération pour la flamboyance de ses jeux de mots et la patine glacée de ses photographies).

Dans son édition du week-end, une fois n’est pas coutume, Libé s’en prend à Mélenchon. Le contexte : devant la corruption des élites, le Front de gauche appelle à une marche pour une sixième République et la convocation d’une constituante.

L’enjeu : faire passer Mélenchon pour un agent rouge-brun de la guerre civile et discréditer toute alternative politique à la gouvernementalité oligarchique actuelle.

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Libé a ses raisons que la raison ignore : le « journal de gauche » de Nicolas Demorand, après avoir fait activement campagne pour DSK, s’était livré à une sublime campagne pour son remplaçant néolibéral au PS : François Hollande. Comment faire autrement ? Comment Libération pourrait-il cautionner une remise en cause de l’oligarchie (i. e. un système politique dans lequel le pouvoir appartient à un petit nombre d’individus ou de familles, à une classe sociale restreinte et privilégiée) alors que le journal appartient lui-même à un oligarque ?

La une d’abord, ce premier signal essentiel, qui donne le ton :

À Libé, on a donc choisi de ressortir des tiroirs une photo de la campagne présidentielle, une photo où Mélenchon attend patiemment son tour pour prendre la parole lors d’un meeting. Libé coupe la photo afin d’isoler Mélenchon, qui apparaît seul assis dans une ombre noire, les mains croisées, en contre-plongée : épouvante garantie. Le diable en personne. On songe immédiatement aux clichés du Docteur Folamour (en exergue de ce billet), le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick : vous savez, cet ancien nazi en fauteuil roulant (qui commet encore parfois le salut hitlérien par inadvertance) chargé de définir une stratégie nucléaire complètement kamikaze des États-Unis pendant la guerre froide. Le docteur Folamour est un personnage qui aime la bombe nucléaire, la destruction, la guerre de manière presque sexuelle. C’est évidemment un personnage trouble, mi-nazi mi-yankee, dont l’intelligence diabolique penche inévitablement vers le chaos.

Voici donc l’effrayant docteur Folamour réincarné dans le corps de Jean-Luc Mélenchon. Quant au code couleur choisi, il rappelle furieusement les années 1930 : le noir, le rouge et le blanc, assemblage chromatique dont la signification politique n’échappe à personne. Voici le Front de gauche repeint grossièrement par Libé.

Les éléments textuels qui soulignent la photo, triés et constitués en éléments de langage par les soins de Libération, expliquent que Mélenchon a parlé de « purification ». Une déformation puisque Mélenchon a dit en fait : « Je veux faire la proposition que l’on manifeste (…) pour que le peuple s’empare, par une Constituante, du grand coup de balai qu’il faut donner pour purifier cette atmosphère politique absolument insupportable ». Purifier, donc, et non purification : différence de charge symbolique. L’intérieur du journal va même beaucoup plus loin puisqu’un article est titré : Affaire Cahuzac : Mélenchon pour la « purification » éthique. De « purification éthique » à « purification ethnique » : il n’y a qu’un pas. Triple stigmatisation : sémiologique, sémantique et phonétique.

L’édito enfin, ce sommet de finesse propre à Libération, dont la fonction est d’expliquer au lecteur comment interpréter l’actualité. Titré “ Rejet ”, avec une double-signification dont Libé s’est fait l’expert : rejet des élites par Mélenchon, mais également rejet de Mélenchon pour l’éditorialiste éclairé. Il suffit de lire la délicate prose du probe Éric Decouty pour s’en convaincre : « Paroles impuissantes comme volonté de moraliser la vie publique répétée par tous les gouvernements, ou inquiétantes comme l’ambition de Jean-Luc Mélenchon « de purifier l’atmosphère politique » après un grand « coup de balai ». L’élégant Éric Decouty ne goûte pas l’expression. Pourtant, en septembre 2011, Ségolène Royal avait déclaré : « A ce stade d’accumulation d’affaires et d’atteintes graves portées à la morale publique, la seule solution, c’est un bon coup de balai à ceux qui dirigent si mal le pays, font honte à la France. » Libé ne s’en était pas ému une demi-seconde. Libé a ses raisons que la raison ignore.

Decouty continue : « Si la référence au peuple (…) est indispensable, elle ne doit pas se résumer à une marche de colère dont on voit bien ce qu’elle apportera d’antiparlementarisme et de rejet de la démocratie » (? !) Assimiler la tenue d’une Assemblée constituante à une procédure antidémocratique, c’est amusant, pour un redchef. Mais ce n’est qu’un amuse-gueule. Plus loin : « La VIe République, que le leader du Front de gauche appelle de ses vœux, est inéluctable, mais cette refondation de la vie politique ne lui appartient pas (…) En pleine crise politique et sociale, et à la veille d’une crise morale, c’est de République et pas de guerre civile dont la France a besoin. » Guerre civile. Le mot est lâché. La menace brandie. Voilà Jean-Luc Mélenchon associé au phénomène politique le plus violent connu dans l’histoire. Accusé d’en préparer l’explosion.

Voilà donc comment Libé traite l’affaire Cahuzac, après avoir soigneusement évité de prêter main forte à Mediapart dans ses enquêtes : non pas le signe d’un écroulement du système politique, non pas le point de passage de toutes les corruptions qui minent les élites du pays ou la crise d’une classe sociale, mais le moment où le Front de gauche aura dérapé dans l’ignoble et franchit des seuils de radicalité inacceptables. Plutôt que de dénoncer les déficits démocratiques de nos institutions, Libé préfère dénoncer ceux qui les dénoncent. Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt, dit le proverbe.

D’ailleurs, reprenons un instant la logique sophistique de Libération : la défiance populaire envers les élites ne serait pas liée aux agissements indignes de ses dignitaires pris en flagrant délit, mais à ceux qui dénoncent ces même agissements pour les condamner. On appelle ça une tautologie. Or si l’on suit ce mode de raisonnement, n’est-on pas fondé à prétendre qu’en évoquant la « guerre civile », Libération contribue à la précipiter ? Casuistiques fallacieuses, donc.

Mais qui demeure encore prisonnier de Libération à part ses journalistes ?


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