Social-sociétal  : quel équilibre à gauche  ?

mardi 16 juillet 2013.
 

Table ronde avec Dany-Robert Dufour, philosophe, professeur en sciences de l’éducation à Paris-VIII. Sandra laugier, professeure de philosophie à l’université Paris-I. André Tosel, professeur de philosophie émérite à l’université de Nice Sophia-Antipolis.

Rappel des faits Le 10 décembre dernier, au lendemain de l’échec de leur parti lors de législatives partielles, une quinzaine de députés socialistes ont adressé un courrier au président de la République, pour réclamer un recentrage 
sur le social.

« Il est urgent de remettre l’agenda économique et social en tête des priorités  », estiment notamment les signataires. Si le courrier ne précise pas ce qui ferait les frais de cette nouvelle hiérarchisation, plusieurs coauteurs ont livré des commentaires explicites. Alors que le débat sur le mariage pour tous occupe le devant de la scène médiatique, le député et maire d’Argenteuil Philippe Doucet rappelle ainsi que «  pour Lionel Jospin, ce n’est pas le pacs qui a été retenu, mais plutôt son inaction concernant le pouvoir d’achat  ». On aurait tort de simplement entendre ici des préoccupations électoralistes. Car derrière, en filigrane, se dessinent les contours d’un débat sur l’identité même de la gauche, son rapport aux classes populaires et les réelles attentes de celles-ci.

Les questions sociétales, 
par exemple le mariage pour tous, peuvent-elles être abordées au prisme du clivage gauche-droite comme le sont 
les questions sociales  ? 
Ou bien diriez-vous qu’elles 
sont d’un autre ordre  ?

Dany-Robert Dufour. Elles sont d’un autre ordre. Un ordre qui transcende si bien le clivage gauche-droite qu’il dirige aujourd’hui le monde. Je veux parler bien sûr de l’ordre libéral, que droite et gauche assument à tour de rôle. Cet ordre libéral est venu, après 1968, au secours du vieux capitalisme, volontiers patriarcal, autoritaire et rétrograde sur le plan des mœurs, et a permis à un nouveau capitalisme, d’allure libertaire, de prendre la relève, dévoyant ainsi la belle révolte de la jeunesse d’alors. Avec ce renversement, c’est un nouveau et formidable marché qui s’est ouvert  : celui de la libération des passions et des pulsions en vue de leur exploitation industrielle. L’ancien capitalisme disait  : «  Travaille  ! Tu n’as ni le temps ni le droit de jouir.  » Le nouveau capitalisme est alors venu pour dire  : «  Jouis  !  » Et c’est ce qui fait sa fortune actuelle, bien qu’on commence à comprendre quelles nouvelles formidables aliénations cette promesse recèle. Notez bien que cette tendance était en germe depuis la naissance de la pensée libérale, au début du XVIIIe siècle, à l’aube de la première révolution industrielle. Il suffit de se souvenir de la maxime de Bernard de Mandeville énoncée dès 1704  : «  Les vices privés font la fortune publique.  » Bref, le vieux capitalisme avait dans sa manche un coup d’avance, qu’il a joué sans coup férir lorsque le contrôle des pulsions qu’il imposait est devenu insupportable. Le marché est aujourd’hui définissable comme l’instance qui tient ce discours  : «  Désirez tout ce que vous voulez, nous pouvons vous proposer un objet manufacturé, un service marchand ou un fantasme sur mesure fabriqué par les industries culturelles, supposé satisfaire toutes vos appétences pulsionnelles.  » Le capitalisme est devenu libidinal – on peut en voir un parfait symptôme dans le surgissement de figures politiques affichant des mœurs «  légères  » (c’est-à-dire lourdes) comme Berlusconi pour la droite ou DSK pour la gauche.

André Tosel. Comment définir la différence entre ce qui relève du «  sociétal  » et ce qui relève du «  social  »  ? Acceptons que le sociétal désigne les modes de la vie quotidienne en commun, considérés du point de vue de leurs normes et du débat sur la définition de ces normes, et que le social désigne ce qui relève de la production de la société en fonction d’une division sociale marquée par l’exploitation et l’inégalité des classes et des groupes sociaux. On voit que la distinction est flottante. La famille, ses institutions, ses pratiques réglant la reproduction des humains, est aussi bien sociale que sociétale  : elle est sociale car elle demeure une unité de reproduction de la vie générique humaine en reproduisant, génération après génération, les acteurs sociaux, et elle est sociétale en tant que les règles structurales de l’alliance et de la parenté sont à la base des modes d’existence. Elle relève à la fois de la vie, du travail et du langage. Lire cette distinction en utilisant la grille droite-gauche est peu opératoire. On ne voit pas pourquoi la revendication d’une liberté nouvelle devrait relancer l’opposition entre la droite et la gauche. Il s’agit plutôt de savoir si cette revendication marque un degré nouveau de liberté effective.

Sandra Laugier. On entend parfois, de la part de la gauche dite « populaire », que les revendications comme le mariage pour tous ne devraient pas être prioritaires, qu’elles seraient dans l’ensemble le fait de classes favorisées qui ne connaissent pas de vraies difficultés. D’où la distinction que je trouve très artificielle entre questions «  sociétales  » et «  sociales  », qui suggère aussi, comme beaucoup de distinctions, une hiérarchie  : il y aurait des questions mineures, qui ne concernent pas des enjeux de justice sociale mais de modes de vie et de choix de sexualité, et des questions majeures. Or, la réflexion et la critique sociale, depuis les années 1970, ont, il me semble, fait apparaître une solidarité des questions de liberté et de justice. Qui se permettrait de dire aujourd’hui, par exemple, que l’égalité des sexes est un enjeu seulement «  sociétal  », que le patriarcat est un problème mineur, alors que des luttes politiques ont été nécessaires pour arriver à plus de justice pour les femmes  ? Alors qu’on s’est aperçu que les enjeux de classe et de race se croisaient avec ceux de sexe, renforçant la sujétion de ceux/celles qui cumulaient les formes de domination  ? De même, la sexualité est un élément de hiérarchisation, et l’extension du mariage aux couples de même sexe fait sauter un verrou, entre autres, celui de la supériorité implicite de l’hétérosexualité sur l’homosexualité. C’est bien un enjeu d’égalité et de justice sociale, une question sociale. On le voit à la multiplication compensatoire des injures homophobes sur le Net, qui est une réaction contre cette affirmation d’égalité, non seulement des sexes, mais des sexualités, insupportable pour beaucoup.

Les classes populaires sont-elles moins sensibles que les autres à des projets comme celui du mariage pour tous, comme le sous-entendent certains élus socialistes, en particulier les membres 
du collectif «  Gauche populaire  »  ? 
Si oui, comment cela s’explique-t-il  ?

Dany-Robert Dufour. Probablement parce que les classes populaires ont plus l’intuition que d’autres que le capitalisme est derrière cette «  révolution permanente  ». Du coup, elles s’en méfient, ce qui donne une bonne occasion à beaucoup de commentateurs pressés de présenter ces classes populaires comme «  réactionnaires  » ou «  néoréactionnaires  ». En fait, cette étiquette très en vogue est trop commode. Elle fait croire qu’il y a deux positions  : les hardis défenseurs de la libération des mœurs et les réactionnaires de tout poil qui souhaitent revenir à l’état antérieur. Il manque à l’évidence une position, celle du résistant, ou plutôt du néorésistant dont j’ai parlé dans mon livre L’individu qui vient… après le libéralisme. On pourrait le définir ainsi  : il ne s’agit pas pour lui de ne consentir à aucun progrès, mais il cherche, en homme libre, à ne pas prendre pour argent comptant tous les supposés progrès annoncés. Car certains mènent tout droit à de nouvelles formes d’aliénation. Pour être clair, nul ne doit pouvoir s’opposer à ce que deux hommes ou deux femmes vivent ensemble si cela leur chante, mais l’homme véritablement libre est celui qui se posera alors la question (qui s’impose nécessairement dans une espèce sexuée comme la nôtre)  : que devient alors le droit de tout enfant à avoir un père et une mère  ?

Sandra Laugier Considérer que les classes populaires seraient «  moins sensibles  » que les autres à des projets comme celui du mariage pour tous me semble curieusement et involontairement condescendant vis-à-vis des classes populaires, comme si elles échappaient en quelque sorte à des réflexions sur leurs modes de vie, étant trop embourbées dans des difficultés quotidiennes. Mais la vie humaine n’est pas ainsi clivée entre ces différents aspects, chaque individu a le droit de s’approprier sa propre vie, d’avoir une voix – et avoir le choix de son mode de vie est essentiel pour la dignité humaine. Ouvrir à toutes et à tous le mariage, l’adoption, la procréation médicalement assistée (PMA), c’est faire avancer l’exigence démocratique (ce qu’entend l’expression «  pour tous  ») et l’égalité. Les conquêtes sociales ont aussi été, dans l’histoire, des extensions dans les droits (les droits civiques pour les Afro-Américains…), c’est-à-dire une ouverture plus large de la communauté des citoyen-ne-s. C’est aussi ce qu’expriment les mouvements d’occupation et de désobéissance : la revendication d’un espace.

André Tosel Répondons en deux temps. Tout d’abord, il est légitime de critiquer la fermeture intellectuelle face à des problèmes de liberté individuelle comme celui du mariage pour tous, et donc d’étendre la critique au sens commun hétérosexuel et à sa conception de la famille, à ce qui peut être une conception fixiste et identitaire du mariage. La revendication de liberté peut donc émaner du salariat en général et des masses subalternes. Rien n’autorise à croire que ces hommes et ces femmes soient incapables de modifier leur conception du monde. Cependant, en second lieu, il est compréhensible que cette question ne soit pas une priorité pour des travailleurs mis au chômage, sous-payés et maltraités comme de la chair à entreprises, pour tous ceux qui sont réduits à une nouvelle servitude. Ceux-là peuvent avoir une vision identitaire de la famille et estimer superflues les revendications du mariage pour tous. Ceux-là doivent subir et contester avant tout les conditions de vie qui rendent impossibles la vie de famille, l’éducation et l’avenir des enfants. Si la solidarité doit se manifester avec tous ceux qui se voient privés d’une liberté, inversement on peut souhaiter que tous ceux qui défendent le mariage pour tous manifestent activement leur solidarité avec la masse de ceux que matraque et esclavagise le capitalisme impitoyable.

La gauche au gouvernement 
masque-t-elle sa faiblesse sur 
les questions socio-économiques 
en instrumentalisant des questions sociétales  ?

Dany-Robert Dufour On pourrait faire une autre hypothèse, celle d’un partage du travail entre une droite globalement libérale au plan économique et une gauche globalement libérale au plan des mœurs.

Sandra Laugier Ce qui est apparu aux yeux de tous depuis les années 1970, même si cela a toujours été plus ou moins vrai, c’est que les questions «  sociétales  » – en gros, l’ouverture des esprits et des pratiques vers une plus grande liberté, et l’extension de droits qui étaient réservés à certains, à un ensemble plus large d’humains – sont un enjeu proprement politique qui caractérise le degré de liberté d’une société. Par degré, j’entends  : si l’on augmente non pas les libertés d’un petit nombre, mais le nombre d’humains qui peuvent bénéficier d’une liberté (comme celles de se marier et de faire des enfants, y compris par la PMA s’ils rencontrent des difficultés et obstacles), on a affaire à une avancée en termes de justice véritablement et d’égalité, ce qui est toujours au final l’objet des luttes sociales.

André Tosel En rendant possible une nouvelle liberté (le mariage pour tous), la gauche, ou plutôt le Parti se disant socialiste, traduit une revendication qui est inscrite dans les possibilités de notre société et satisfait des désirs que l’on peut justifier rationnellement. Mais la tentation est grande, pour elle, de procéder à une opération de substitution de priorités, ne serait-ce que sur le plan quantitatif  : le mariage pour tous concerne surtout une minorité souvent aisée, que l’on ne doit pas stigmatiser comme défendant un narcissisme individualiste. Le désastre social concerne, lui, des masses croissantes d’hommes et de femmes, homo et hétérosexuels, mariés, pacsés ou non. Un basculement anthropologique négatif est déjà en cours de réalisation avec son cortège de barbarie civilisée, de violences et de souffrances. L’urgence est là et il ne saurait être question d’attendre le pire, qui est peut-être sûr. Elle ne saurait être masquée par le retour du caritatif en lieu et place de justice sous le masque du «  care  », nouveau gadget importé des États-Unis. À ne pas répondre à ce défi, la gauche gouvernementale s’enfonce dans un néolibéralisme sans avenir et achève de s’euthanasier. La lutte pour les libertés dites sociétales ne peut être séparée du combat pour les libertés sociales. La liberté est indivisible, même si des priorités doivent être fixées en fonction des conjonctures historiques. Concernant l’extension de la PMA, c’est un sujet à part entière, qui mériterait un débat où devrait intervenir le principe de prudence.

Dany-Robert Dufour a publié récemment, 
chez Denoël, L’individu qui vient après 
le libéralisme et Il était une fois le dernier homme  ;

Sandra Laugier est l’auteur notamment, avec Albert Ogien, de Pourquoi désobéir en démocratie  ? aux éditions 
La Découverte (2010)  ;

André Tosel a publié, en 2011, aux éditions Kimé, un ouvrage en deux tomes, Civilisations, cultures, conflits.

Entretiens croisés réalisés par Laurent Etre


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