Serge Pey, guérillero du poème et résistant du sens

dimanche 21 juillet 2013.
 

Les Poèmes stratégiques, une constellation de textes publiés de 1985 à 2012, sont aujourd’hui repris en recueil, accompagnés d’un DVD.

Ahuc, poèmes stratégiques (1985-2012), de Serge Pey. Flammarion, 25 euros. Ahuc, vous l’entendez  ? Redoublez et faites bien sonner, dans les graves avec raucité, les «  i  » que l’on ne voit pas dans la graphie. C’est un cri. Sur l’Aubrac. Un cri vertical. Il monte depuis la terre d’avant. Dans la marge du monde, il se tient. Et résonne. Un cri qui ouvre les bouches et laisse passer de vieilles voix. C’est ainsi que du dessous surgit le vrai pays, un pays sans patrie, égal à «  une vieille fontaine de lumière  » où l’homme, ce remous, aussi déroutant, aussi incertain qu’aux premiers jours, est toujours à venir.

Ahuc, poèmes stratégiques… Diable, ce serait donc la guerre dans la langue  ! Quelque chose de l’ordre de ce combat spirituel aussi brutal que la bataille d’hommes dont parlait le jeune homme depuis ses Ardennes  ? Car enfin, s’il y a stratégie, c’est bien qu’il y a combat et objectif à la clef.

Huit chapitres, huit performances

Défenseur de la poésie – celle qui se moque de la poésie, comme disait l’autre – «  résistant du sens  » et de l’homme, «  guérillero du poème sans espérance historique,  » «  ouvreur du sens, gardien et casseur du sens  » tant les mots dans le poème fuient, échappent et filent devant en quête de leur signification, et c’est là tout leur sens, tel est Serge Pey. Tel il se montre dans cette constellation de textes publiés entre 1985 et 2012, que reprennent aujourd’hui les Éditions Flammarion, qui ont la bonne idée d’accompagner cette reprise d’un DVD où l’on pourra entendre et voir Serge Pey écraser des tomates, dénoncer la torture en plaçant avec la lenteur qui convient à ces horreurs des ersatz d’électrodes à cru sur un poulet, briser des vitres en proclamant que, «  dans un pays où les poètes sont enfermés dans les prisons, seules les prisons sont libres  » – n’est-ce pas Messieurs du Qatar qui tenez dans les fers le poète Al Ajami  ! Huit chapitres, huit performances – on dit ça encore  ? Oui, on aime bien répéter… mais gare à la farce  ! – Ici, et à chaque fois huit actes. Et qu’est-ce qu’un acte sinon une affaire vitale, une expérience, cette traversée risquée, que l’on fait moins qu’elle ne nous fait et défait, où se risque de l’homme le sujet qu’il ne se sait pas être  !

La question, la seule peut-être, est celle qui tourne et retourne le fait de savoir comment se tenir debout. C’est la question même de la résistance. Avec Serge Pey, on sait. C’est par les pieds que ça commence  ! – Les pieds comme fondement de la pensée, voire  ? – Par le zapateado quand les pieds du danseur martèlent le sol jusqu’à déchirer l’âme pour laisser sa chance au duende, tapi au plus profond du sang, duende qui ouvre la bouche pour que passent ces «  mots de passe pour la lumière  » qui voient une porte dégondée devenir table pour les amis et cette même table devenir porte par où passeront l’amour et l’amitié.

J’aime à imaginer Serge Pey demandant, comme Emily Dickinson à Mr Higginson à propos de ses vers  : «  Sont-ils vivants  ?  » Eh bien oui, c’est dans la vie que déboulent les vers de Serge Pey, une vie où le poème est «  toujours un souvenir de l’avenir  ». Henri Meschonnic avait bien raison lorsqu’il affirmait que toute la poétique de Serge Pey était une poétique de la vie. D’une vie battante, combattante, en lutte contre toutes les semblances, les contrefaçons, les fétiches de la marchandise généralisée.

Que celui qui dit venir «  des lisières de la révolution permanente et du soleil noir des anarchies  » soit le bienvenu  ! Qui dirait que nous n’avons pas besoin aujourd’hui de tels guerriers de l’imaginaire dont Patrick Chamoiseau disait qu’ils savaient que «  la bataille sera sans fin, et de tout instant  », qu’«  il ne devra jamais baisser la garde  », que «  c’est seulement cette veille qui fait de ce pacifique non dominateur, un guerrier  ».

Alain Freixe

1) Serge Pey « La poésie n’appartient pas au rêve mais au réveil »

Rencontre avec Serge Pey, qui préside la Cave Poésie de Toulouse. Il nous livre une vision émancipatrice de son action et son regard sur le poète comme lecteur du monde.

Votre œuvre est parfois qualifiée de poésie sonore, visuelle, le plus souvent de poésie d’action. Qu’est-ce qui guide votre quête poétique  ?

Serge Pey. Le poète est un lecteur du monde, et c’est parce qu’il est un lecteur qu’il invente son écriture sans arrêt. Le concept de poésie sonore n’est pas le mien. Il n’y a pas d’un côté la poésie orale et, de l’autre, la poésie écrite. Le statut de la poésie est en perpétuelle évolution car elle est une interaction entre la vie et la langue. Tout bouge, le fleuve d’Héraclite est toujours là. Ainsi, le concept de performance, qui, il y a peu, était un lieu d’expression de l’art critique, est devenu insensiblement une gymnastique néolibérale de l’art, l’expression d’un art conservateur, réactionnaire. Je préfère celui de poésie d’action, qui a le mérite de signaler un espace différent du théâtre et une ­relation différente à l’espace et au corps dans la représentation du poème.

« Ce qu’il reste du poème  : 
une tache rouge sur le front 
de la langue », écrivez-vous…

Serge Pey. La poésie fait danser la langue et la vie. Le poète est entre les deux, dans son ­travail de mineur de fond, entre le ­visible et l’invisible. La poésie est insoumission dans la langue, car si la langue est soumise, elle ne permet pas d’accéder à la vie. La langue est notre liberté. La poésie est amoureuse, combattante, philosophique, joueuse de mots  : rien ne lui échappe dans son rayonnement, puisqu’elle est au centre même de la vie.

Vous alertez sur les menaces qui pèsent à la fois sur 
la création poétique 
et sa lecture. Pourquoi  ?

Serge Pey. Du fait que la ­mémorisation des textes est de plus en plus marginalisée et que l’écriture des poèmes ne s’effectue plus, nous assistons à la disparition progressive de la poésie, et celle du XXe siècle en particulier. Ainsi, les ­technocrates au service des classes dominantes ont-ils réussi, en trente ans, le tour de force de faire disparaître des écoles le mot «  bibliothèque  », remplacé par celui de «  CDI  ». Inconsciemment, c’est une façon de gommer le lieu «  sacré  » du livre. La défense du lieu de la liberté du langage amoureux et critique de la vie est une résistance que mènent, avec les écrivains, nombre d’enseignants et de bibliothécaires. Le monde que nous voulons changer se fait aussi avec les mots. La poésie n’appartient pas au rêve, mais au réveil.

Depuis la disparition de son fondateur, René Gouzenne, vous présidez l’emblématique Cave Poésie de Toulouse. Quels sont ses objectifs  ?

Serge Pey. Transmettre au plus grand nombre la poésie, la littérature et le théâtre, telle est notre tâche. Nous devons faire tomber les murs, nous externaliser, aller dans les lieux où la littérature et la poésie sont absentes. En ce sens, nous sommes spectateurs, ­comédiens, écrivains, solidaires d’un combat de ­civilisation.

Nous devons porter le poème jusqu’au terme de sa réalisation. Nous devons essayer, dans le contexte hostile de notre société, de marcher sur ce chemin. Aucune ­libération sociale ne se fera sans ­l’apport de la libération de la langue et des possibilités de destin qu’elle contient dans ses flancs.

Une œuvre riche et singulière

Avec plus de quatre décennies d’écriture poétique et de création plastique et de chemins arpentés sur divers continents, Serge Pey est l’un des représentants les plus singuliers de la poésie contemporaine. Parmi la cinquantaine d’ouvrages publiés, citons les plus récents  : Ahuc, poèmes stratégiques, une constellation de textes (1985-2012) accompagné d’un DVD (Flammarion), et Chants électro-néolithiques pour Chiara Mulas (Dernier Télégramme).

Entretien réalisé par 
Alain Raynal


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message