François Hollande : la tentation récurrente du bonapartisme

lundi 19 août 2013.
 

Forcément, l’activisme aoûtien de François Hollande questionne. De prime abord, on le considérera comme une traduction plutôt ridicule de l’impasse où l’a mené sa politique. Il ne se sera pratiquement pas passé un jour, en cette première semaine d’un mois généralement consacré aux congés, sans que le président de la République, en vertu de l’idée que l’exécutif doit à chaque instant démontrer qu’il tient fermement en main les commandes, ne visite une entreprise ou ne se rende en un territoire (de préférence, toutefois, l’un de ceux où sa popularité n’est pas trop entamée, pour éviter les déconvenues de manifestations ou de lazzis du public…). Selon que l’on fera preuve d’une plus ou moins grande mansuétude envers la politique gouvernementale, on verra dans ces gesticulations une tentation désespérée d’empêcher une rupture consommée avec le peuple ou l’engagement du premier personnage de l’État sur une nouvelle pente dangereuse. En vérité, il y a des deux dans ce style compulsif…

Une fois encore, dès lors qu’une présidence de gauche s’écarte de la politique que le pays attend d’elle, on voit surgir la tentation du bonapartisme de ce côté de l’échiquier politique. Je veux parler de cette très vieille tendance, à laquelle on aura fort recouru en France, qui consiste pour des dirigeants confrontés à des situations de crise majeure, pour ne pas dire paroxystique, à prétendre s’élever au-dessus des conflits de classe traversant la société comme du clivage entre droite et gauche, dans le but d’élargir l’assise sociale des orientations correspondant aux intérêts du moment de la classe dominante. Marx avait, déjà, identifié le phénomène en parlant à ce propos d’une « religion de la bourgeoisie française ». Le général de Gaulle, au plus fort de la tourmente générée par la décolonisation de l’Algérie et l’agonie du régime d’Assemblée, fut le dernier à s’essayer avec succès à l’exercice, son coup de force de 1958 ayant abouti à la naissance de cet État fort qu’est la V° République. Après lui, lorsque ses successeurs, de Valéry Giscard d’Estaing à Nicolas Sarkozy, prétendirent s’inspirer de l’exemple, on n’assista toutefois qu’à une succession de tentatives avortées ou carrément burlesques.

Au début de son second septennat, inauguré en 1988 sous l’égide de sa « Lettre à tous les Français », François Mitterrand prétendit à son tour se hisser à la hauteur des exigences de sa fonction de monarque élu, affichant de manière croissante sa distance avec son propre électorat et s’efforçant de réaliser une « ouverture au centre » avec la formation du gouvernement Rocard. Le résultat s’avéra calamiteux : il ne trouva pas, du côté d’une droite refusant toute légitimité à une présidence victorieuse grâce aux suffrages populaires, le soutien qu’il ne cessa de perdre à gauche, son mandat s’achevant dans une ambiance crépusculaire.

Il n’en ira pas différemment pour le présent hôte de l’Élysée. Ce n’est pas en se posant en protecteur des Français, singeant au surplus le « bougisme » désordonné de son prédécesseur, qu’il redonnera du lustre à une orientation dont chacun sent bien qu’elle est vouée à l’échec, qu’il renouera le lien avec un monde du travail qui s’estime trahi, qu’il apaisera la virulence d’un camp adverse dont la soif de revanche enfle à mesure que c’est la politique exigée par l’UMP et le patronat qui triomphe. Pire, en croyant ainsi « faire président » - comme on disait d’un Sarkozy lorsqu’il tentait frénétiquement de regagner les faveurs d’électeurs ayant pris la tangente -, il ne peut qu’éloigner davantage des centaines de milliers de citoyens de l’action publique pour le seul bénéfice du parti de Madame Le Pen, répandre la désagrégation idéologique à gauche, renforcer les traits les plus détestables d’institutions à bout de souffle.

DU BONAPARTE DÉBONNAIRE À L’APPRENTI-BONAPARTE AUTORITAIRE…

Est-ce un hasard si Manuel Valls apparaît présentement comme la personnalité montante de l’équipe Ayrault ? Le ministre de l’Intérieur, qui revendique volontiers sa filiation avec Clemenceau, cette figure de l’extrême gauche radicale des débuts de la III° République qui acheva sa carrière en « premier flic de France » réprimant à tout-va les grèves ouvrières, a fait du culte de l’autorité son marqueur. Il est, ce faisant, celui qui, dans l’aire gouvernante, pousse jusqu’au bout la tentation du bonapartisme « de gauche »…

Social-libéral assumé, partisan avant 2012 de la renonciation du PS à sa référence historique au socialisme, Monsieur Valls cherche, à la manière d’un Tony Blair en Grande-Bretagne, à retrouver le chemin des classes populaires en pillant sans vergogne le fonds de commerce de la droite. Il est, à cet égard, le symbole même de cette gauche du renoncement qui, dans l’univers d’une globalisation marchande et financière chaotique, s’est insidieusement convertie à certaines des théories du néoconservatisme.

Le voilà qui n’hésite donc plus à ostraciser des groupes sociaux entiers (des immigrés sans papiers aux Roms) et à épouser les « paniques morales » autant que les « pulsions identitaires » (j’emprunte ces termes au très intéressant ouvrage de Gaël Brustier, La Guerre culturelle aura bien lieu, aux éditions des Mille-et-une-nuits), qui ont abouti à faire de l’islam (et pas simplement de sa variante fondamentaliste et fanatique) l’objet de tous les rejets sur notre continent ou aux États-Unis. En une année, on aura ainsi vu le successeur de Sarkozy et Guéant place Beauvau s’inscrire résolument dans leurs pas, envoyant ses cohortes casquées contre les salariés en colère, refusant l’amnistie aux syndicalistes condamnés sous le précédent quinquennat, soutenant sans réserve les dérapages policiers (tels ceux qui furent récemment à l’origine d’émeutes dans des quartiers populaires de diverses villes), ou pratiquant à la moindre occasion la surenchère sécuritaire.

On aurait grand tort de ne pas prendre toute la mesure des évolutions désastreuses que ce genre de postures favorise en profondeur dans la société française. Le rapport du Haut-Conseil à l’Intégration, qui vient d’être rendu public et préconise l’interdiction du voile islamique à l’université, n’en est que la dernière manifestation en date. Non, bien sûr, que cet attribut vestimentaire ne constituât pas une marque intolérable d’infériorisation des femmes au nom de la religion. Non qu’il ne fallût pas défendre bec et ongles le principe de laïcité de l’enseignement public, et même très certainement le refonder contre les assauts des communautarismes et des différentialismes de toutes sortes. Mais comment ignorer cette confusion dangereuse qui fait d’une seule manifestation de l’extrémisme religieux la principale menace pesant sur l’idéal laïque, au prix de la stigmatisation d’un secteur particulier de la population de ce pays, celui qui est précisément issu de l’immigration et de confession musulmane ? Comment, surtout, ne pas voir que de semblables amalgames s’imposent avec la force de l’évidence dans bien des consciences, un an à peine après que celui qui les encourageait avec cynisme ait été congédié par les électeurs ? Comment ne pas s’indigner que, ministre théoriquement de gauche, Monsieur Valls s’empresse de monter au filet pour juger les travaux du HCI « dignes d’intérêt » ?

J’ai évoqué, plus haut, le récent ouvrage de Gaël Brustier. Pointant la naissance d’une « idéologie de la crise » se cristallisant en réaction au sentiment d’un Occident « en déclin », il y pointe notamment que « la gauche est exposée à un risque depuis l’accession au pouvoir de François Hollande : si elle s’en remet à la gestion ou au verbalisme, elle court le risque de voir un blacklash culturel l’emporter ». Nous y sommes… Et ledit « blacklash » apportera immanquablement avec lui une défaite politique et sociale qui risque de laisser la gauche brisée pour un long temps, comme elle l’aura été dans bien des pays du Vieux Continent.

UNE V° RÉPUBLIQUE AUSSI DANGEREUSE AUJOURD’HUI QU’HIER

Cela me ramène à mon point de départ. La saturation de l’espace médiatique estival par François Hollande (suivi, cette semaine, par son Premier ministre) renvoie à un processus qui s’est inexorablement engagé dès le 6 mai 2012. En se refusant auparavant à inscrire le moindre changement de régime à l’ordre du jour de son action, en se contentant de promettre une « présidence normale » à l’occasion de sa campagne, le futur résident de l’Élysée révélait l’utilisation qu’il comptait faire de la V° République : son arme ultime lorsqu’il perdrait le soutien de la majorité populaire sans laquelle il n’eût pu l’emporter. Un an plus tard, la « présidence normale » s’est, de ce fait, transformée en une geste bonapartiste ne se distinguant plus de la pratique sarkozyenne que par son apparence débonnaire.

Si cela confère à l’équipe en place, comme à toutes celles qui l’ont précédée, l’incontestable aptitude à imposer au pays des décisions pour lesquelles il n’a d’évidence pas voté et qu’il repousserait largement si d’aventure on daignait le consulter, le prix à payer ne doit pas en être sous-estimé. En particulier par celles et ceux qui, à gauche, ont le souci de conjurer la débandade qui menace.

Un pouvoir procédant, aujourd’hui tout autant qu’hier, d’un seul homme, n’ayant de surcroît aucun compte à rendre à quiconque durant cinq années… Une Assemblée tenue en lisière par l’enchevêtrement des procédures du « vote bloqué », du « temps programmé » ou des examens « accélérés » des projets de loi… Des cabinets ministériels où une technostructure formatée par la pensée conforme du moment, quand elle n’est pas tout simplement issue sérail financier, fait la pluie et le beau temps… L’opacité continuant à être entretenue autour des mécanismes décisionnels comme des chaînes de responsabilité - on le voit à travers l’impasse où s’est retrouvée la commission parlementaire en charge d’élucider les éventuels appuis dont aurait pu bénéficier Monsieur Cahuzac avant l’aveu de ses turpitudes fiscales -, qui creuse en permanence le fossé entre les citoyens et ceux qui sont censés les représenter… L’autoritarisme, qui se substitue à tout projet transformateur et au débat démocratique, en devenant insidieusement le principal argument sur lequel les dirigeants cherchent à asseoir leur légitimité pour mieux pouvoir justifier une politique dont ils se veulent les seuls à pouvoir juger l’efficience (de la ratification du traité budgétaire européen à la future loi sur les retraites, en passant par la transcription législative de l’accord sur la sécurisation prétendue de l’emploi…)... Le consentement donné à la droitisation du débat idéologique, jusqu’à voir certaines de nos plus hautes éminences gouvernementales s’approprier les thèses les plus régressives qui se puissent imaginer, contribuant du même coup au remodèlement de l’imaginaire collectif français… C’est Pierre Mendes France, qui ne figure pas vraiment à mon Panthéon personnel mais dont la hauteur de vue contraste tellement avec la médiocrité actuelle de notre vie publique, qui avait tout résumé voici presque quarante ans : « L’absence de morale, le climat de complaisance ou de complicité, de résignation est au principe de ce régime où les institutions sont confisquées par un souverain unipersonnel et sa bureaucratie. »

Voilà qui appelle, décidément, une grande bifurcation où rupture avec l’ordre néolibéral dominant et révolution citoyenne se conjugueraient sous le drapeau d’une VI° République, sociale et démocratique.


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