"La démocratie est un impératif absolu"

vendredi 6 septembre 2013.
 

A priori, rien 
ne prédestinait Alain Obadia, économiste, président de la Fondation Gabriel-Péri, membre du Conseil économique, social 
et environnemental (Cese), et Louise Gaxie, syndicaliste, juriste en droit public, 
à écrire un livre ensemble, Nous avons le choix  ! Penser le souhaitable pour ouvrir d’autres possibles (1).

les auteurs ont 
réussi le pari difficile 
de transformer leurs différences (de parcours politique, de formation, 
de génération) 
en enrichissement de leurs points de vue respectifs, sans qu’aucun ne se renie. La conviction partagée que le cours de l’histoire reste à écrire et que rien n’est inéluctable si les peuples 
en décident ainsi leur 
a fourni une matière solide. 
À rebours de la vulgate libérale qui martèle 
qu’il n’y a pas d’alternative, les auteurs étayent 
leur conviction d’un retour salutaire sur l’histoire 
et des progrès qu’elle 
a permis et donnent à voir les chemins d’un autre avenir qui se cherche dans les luttes et les mouvements sociaux, au travers d’autres logiques déjà à l’œuvre 
« ici et maintenant ».

1) Paru aux éditions de la Fondation Gabriel-Péri, 528 pages, 15 euros

Le titre de votre ouvrage, Nous avons le choix  !, n’est-il pas paradoxal, à l’heure où les gouvernements de droite comme de gauche expliquent qu’il n’y a qu’une seule politique possible  ?

Alain Obadia. La société connaît une crise d’une profondeur sans précédent. Les gouvernants libéraux ou sociaux-libéraux nous expliquent que la seule attitude possible serait de se résigner et d’accepter l’austérité sans fin. Or, dans le même temps, les potentialités scientifiques et technologiques sont d’un niveau inédit. La vitalité de la société s’exprime de façon multiforme comme, par exemple, au travers des mouvements sociaux et de la volonté d’un nombre grandissant de citoyens d’intervenir sur leur propre destin. Partant de ce constat, il était important de montrer que d’autres choix peuvent être faits si nous prenons bien conscience que les contraintes qu’on nous impose sont celles du système lui-même et ne sont pas irrécusables. C’est dans ce sens que nous disons qu’il faut penser le souhaitable pour ouvrir d’autres possibles.

Louise Gaxie. Les rapports sociaux et les institutions ne sont pas des phénomènes naturels relevant de la biologie ou de la physique, ce sont des inventions humaines que l’on peut donc changer. Quand on pense que la politique, c’est la possibilité de prendre des décisions pour poursuivre un objectif défini parmi toutes les potentialités que recèle le réel, on en conclut à la possibilité de favoriser d’autres choix. L’histoire est riche d’expériences ayant permis d’améliorer les conditions de vie du plus grand nombre. Aujourd’hui, des alternatives existent. Il faut combattre le fatalisme ambiant et les faire connaître.

Vous faites de la démocratie un élément 
décisif de la transformation de la société. 
Mais, longtemps, la démocratisation 
de la vie publique et sociale a été présentée comme une conséquence du changement 
de société, et non une de ses causes. 
Comment penser ce renversement  ?

Alain Obadia. Toute démarche qui ne prend pas en compte l’exigence démocratique est vouée à l’échec. Nous voyons à quel point les tentatives de transformation de la société par en haut ont partout avorté, faute de dynamique sociale d’appropriation du changement. La démocratie est donc un impératif absolu. Elle est, en même temps, le moyen du changement car, dans l’alternance du libéralisme et du social-libéralisme au pouvoir, une même technocratie est aux commandes. Elle est partie intégrante de l’oligarchie qui domine la planète. Si on n’ouvre pas grandes les portes et les fenêtres en faisant passer le souffle de la volonté populaire, on ne pourra pas soulever cette chape de plomb.

Louise Gaxie. Les défis sont si complexes que l’on a besoin de l’intelligence et de l’énergie du plus grand nombre comme du collectif pour les résoudre. Prenons deux exemples. Relever le défi environnemental et transformer les modes de production exigent qu’une majorité adhère à ce changement et se l’approprie. Idem pour le système financier, si l’on veut rapatrier et réorienter l’argent en masse, on a besoin de la légitimité du nombre, d’où l’importance du choix majoritaire. Nous ne sommes qu’au début, dans la préhistoire de la démocratie en quelque sorte. Mais, dans une société dont les membres sont de plus en plus éduqués, celle-ci peut devenir un mode de vie.

Pourtant, le mouvement général semble tendre vers une reconcentration des pouvoirs, 
au point que certains parlent désormais d’ère postdémocratique. Votre démarche 
ne se heurte-t-elle pas à un réel très résistant  ?

Alain Obadia. En Europe, mais pas seulement, la volonté est à la concentration des pouvoirs. Par exemple, ce qu’on appelle par antiphrase le troisième acte de décentralisation est en réalité une étape de centralisation où tout est reporté à l’échelon supérieur  ; l’échelon suprême étant celui de la Commission européenne avec une dépossession des peuples de leurs pouvoirs de décision. Cette stratégie correspond à la volonté du capitalisme en crise de tenir ferme les rênes des différents pouvoirs. Cette hyperconcentration aboutit à la domination des stratégies de financiarisation à l’origine de la crise. Démocratiser la société est certes difficile, mais c’est la seule voie si l’on veut faire prévaloir le progrès humain pour les peuples.

Louise Gaxie. Il faut reposer la question du pouvoir  : comment estime-t-on qu’un pouvoir est légitime  ; comment le limiter et le contrôler  ; quels contre-pouvoirs instaurer  ? Il est évident que le pouvoir financier, par exemple, ne respecte pas la mission d’allouer les capitaux de manière optimale, sa légitimité est douteuse et ses choix plongent les sociétés dans des situations catastrophiques. Le livre n’apporte pas de solutions clés en main. L’objectif est de porter dans l’espace public le débat sur les choix de société en partant du principe que le peuple est souverain.

Vous consacrez un chapitre à la «  transformation du travail  ». Comment articuler sécurisation 
du travail et volonté d’épanouissement, 
pour que les individus s’y réalisent  ?

Louise Gaxie. Le travail est une dimension structurante de la vie. Il est une nécessité pour vivre et s’épanouir. C’est pourquoi nous l’avons abordé comme un enjeu du progrès. Même si le droit du travail a permis de conquérir de nombreuses protections et d’atténuer l’exploitation, on reste quand même en plein archaïsme. Le travail connaît une dégradation très forte. Les coûts induits sont rejetés sur la société. Il est temps d’envisager les économies à faire sous l’angle de la réduction des dépressions liées au travail, des burnout ou encore des maladies professionnelles. Si c’est une chance pour notre génération de pouvoir évoluer en ne demeurant pas au même poste pendant quarante ans, le fait de se sentir en sécurité est une condition fondamentale de la santé psychique des êtres humains. C’est pour cela que l’on a développé, entre autres, la nécessité de la mise en place sur toute une vie de l’alternance des temps de formation et de travail dans un système éradiquant la peur du lendemain, qui est un obstacle majeur à l’émancipation humaine.

Alain Obadia. La contradiction entre le travail exploité pour le profit et ce que peut être un travail émancipateur pose la question du sens de l’activité humaine. Quel contenu du travail  ? En quoi est-il valorisant  ? Quelles qualifications mobilise-t-il  ? Nous retrouvons ici la question de la démocratie avec le droit de s’exprimer sur le contenu du travail et de décider de son organisation. Ce sont des questions très concrètes. Les évolutions vont si vite que l’on peut considérer que la plupart des métiers de la fin du siècle n’existent pas encore. D’où l’importance d’organiser les transitions, avec une sécurité de revenus et un recours à la formation pour déboucher sur un nouvel emploi.

Vous proposez de «  connaître pour transformer  », en reprenant à votre compte l’exigence d’un «  audit citoyen de la dette  ». Comment s’y prendre pour appréhender 
la machinerie financière à transformer  ?

Alain Obadia. Arrêtons-nous sur l’exemple de la dette. On nous dit qu’elle est le problème principal des pays d’Europe. Sauf que l’on fait comme si cette dette était notre dette, alors qu’entre 2009 et 2012 l’endettement de la France s’est accru de 600 milliards d’euros qui ne peuvent être analysés comme la résultante d’une générosité débridée pour régler les problèmes sociaux  ! L’explosion de la dette est en fait liée à la crise financière spéculative et à la soumission de la Banque centrale européenne aux marchés financiers. Il est donc illégitime de présenter la facture aux peuples. Il est tout aussi indispensable de placer le système financier face à ses responsabilités. Connaître la réalité de la dette est donc une exigence capitale aussi concrète que celle de connaître la réalité des flux financiers au sein des groupes multinationaux.

Louise Gaxie. Pour revendiquer des alternatives, il faut déjà connaître. Connaître les rouages du système permet de montrer que le problème principal n’est pas la dette publique, mais l’argent qui ne vient pas irriguer l’économie réelle, conduisant à des catastrophes à répétition. Des livres et des films commencent à montrer le dessous du système, mais nombre de gens ne se rendent pas encore compte de sa réalité. Qui sait qu’il se produit en moyenne dix flash-krachs par jour sur les marchés financiers  ? L’opacité, la manipulation des cours et la fraude systémique sont devenues la logique d’un système financier qui ne repose sur aucune règle connectée à l’utilité pour le plus grand nombre. Cette question de la connaissance rejoint celle de la démocratie.

Vous vous méfiez des concepts tout faits comme ceux de «  développement durable  » et d’«  économie verte  » ou de l’opposition trompeuse entre croissance et décroissance. Le débat sur le basculement vers ce que vous appelez la «  logique de durabilité  » 
mérite-t-il d’être approfondi  ?

Louise Gaxie. Oui, ce débat est essentiel. La durabilité ne se limite pas à la question environnementale  : construire des rapports sociaux harmonieux est tout autant une condition de la durabilité de l’espèce humaine. Sur le plan environnemental, nous avons voulu penser en termes d’écosystèmes, en réfléchissant à la manière dont nos activités peuvent s’y intégrer tout en préservant les équilibres complexes existants. Cela est valable également au plan industriel, où il s’agit de penser le temps long du renouvellement des matières premières dès leur utilisation et les transitions nécessaires, en partant du constat que la lutte contre les énergies carbonées est prioritaire. Plutôt que de choisir entre croissance et décroissance, nous avons préféré envisager la question sous la forme  : que produit-on et comment  ? Cela oblige à partir des besoins des êtres humains.

Alain Obadia. Il n’y aura pas de sortie de crise grâce au simple «  verdissement  » du capitalisme. La financiarisation, même réorientée sur l’économie verte, engendre toujours les mêmes contradictions. Le défi auquel nous sommes confrontés est celui d’un nouveau paradigme productif intégrant pleinement les dimensions sociales, économiques, écologiques et territoriales. D’où l’importance du thème de la relocalisation. Dans cette perspective, le développement d’une économie circulaire – système dans lequel les déchets des uns sont les matières premières ou les ressources énergétiques des autres – partant des besoins et de leur satisfaction est une piste féconde. C’est de cette manière que nous pourrons dépasser le débat croissance-décroissance en ne perdant jamais de vue la question clé de la satisfaction des besoins humains.

Vous proposez de réhabiliter la coopération contre la concurrence, et vous vous appuyez pour cela sur des exemples multiples où cette logique est à l’œuvre  : la finance solidaire, 
les fab-labs… Ces dynamiques sont-elles porteuses de transformation de la société  ?

Alain Obadia. Oui, et c’est pour cela que nous donnons de multiples exemples pris dans des champs différents, pour montrer à quel point ces logiques sont le signe de l’avenir. En même temps, nous ne pensons pas que, les logiques de coopération se développant de leur côté, nous pourrions faire l’économie de la lutte pour le dépassement du capitalisme. Elles ne vivent pas «  hors sol  ». Par exemple, les fab-labs, qui ont été initialement conçus comme des lieux de partage porteurs de grandes potentialités, commencent à être investis par les multinationales. Ce n’est pas l’outil en lui-même qui transforme la société. C’est son appropriation sociale en vue d’objectifs de coopération et de progrès humain qui est facteur de transformation.

Louise Gaxie. Nous avons voulu alerter sur le danger d’une conception néolibérale qui veut que l’humain se comporte dans tous les domaines de la vie en «  Homo economicus  » qui agit toujours selon un calcul avantage-coût. Il ne s’agit pas de nier la réalité humaine de la mise en compétition, mais de reconnaître qu’elle n’est pas unique. L’existence de rapports de coopération et de solidarité fait la force de notre espèce. Ces coopérations existent déjà dans le réel. Elles sont sources d’une efficacité importante, tout comme de bien-être individuel et collectif en tant qu’elles œuvrent au développement de rapports sociaux plus pacifiques et à une émancipation humaine possible.

Pour les auteurs de Nous avons le choix  ! 
le monde est encore à la préhistoire 
de la démocratie. Mais elle peut devenir un mode de vie si le peuple est vraiment souverain.

Sébastien Crépel, L’Humanité


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