Le déclin de l’empire américain

jeudi 5 septembre 2013.
 

La crise dramatique en Syrie, l’interminable effondrement de l’Irak et de l’Afghanistan, l’impasse du printemps arabe en Égypte et en Tunisie, illustrent le trou noir dans lequel se retrouve le monde. Il n’y a pas de solution en vue, malheureusement. Sur place, les pouvoirs en place tombent en morceau. Pour autant, les révoltes piétinent. Au niveau international, c’est la paralysie.

Les dictatures qui prévalent dans la région ont perdu toute crédibilité, y compris le régime de Bashar El-Assad. Il a mené le pays dans les déboires de la dislocation néolibérale, à la fois pour empocher la mise et pour faire plaisir aux puissances. Pendant plusieurs décennies, cette dictature, comme celles qui ont sévi en Libye avec Kadhafi, en Irak avec Saddam, et ailleurs, a été, aux yeux des États-Unis, une « bonne dictature », bien qu’un peu parfois trop indépendante. Elle « faisait le job », en contrôlant les révoltes populaires, en jouant le rôle d’un « gendarme régional » (contre les Palestiniens et les Libanais), et en général, elle s’inscrivait bien dans la stratégie géopolitique des puissances.

Et puis, dans le dernier tournant, le monde a basculé.

Les dictatures ont cafouillé, en se pensant plus fortes qu’elles ne l’étaient (le cas de Saddam est particulièrement pathétique). Les cliques au pouvoir se sont liées à de puissantes mafias qui ont pillé et précipité les couches moyennes et populaires dans la misère. Entre-temps, comme dans la fable de Frankenstein, les « monstres » qu’avaient mis au monde les États-Unis se sont renforcées, certaines se retournant contre le géniteur (le réseau Al-Qaida).

Pour un temps, Washington a voulu rétablir l’« ordre » en profitant du fait que les États-Unis étaient devenus, momentanément, la seule superpuissance (après l’implosion de l’Union soviétique). D’une guerre « sans fin » à l’autre, cela a abouti au cafouillis de la « réingénierie » du Moyen-Orient qu’avait évoqué George W. Bush et qui s’est terminé comme on le sait, notamment en Irak. En fin de compte, les États-Unis ont perdu la guerre (devrait-on dire les guerres), en partie parce que l’Empire n’a plus les moyens économiques, politiques, voire culturels, d’imposer la pax americana, en partie parce que le reste du monde (notamment les pays « émergents » comme la Chine, la Russie et d’autres) ne sont plus prêts à se soumettre, en partie enfin parce que les peuples s’avèrent durablement résistants.

Revenons un peu sur la Syrie. Pour contrer un mouvement populaire pacifique et multiconfessionnel, Bashar a intensifié les manœuvres dans la lignée de la bonne vieille tactique du « tout-le-monde-contre-tout-le-monde ». Il a échoué et les gens se sont révoltés. Par chance pour le dictateur, une partie de l’opposition a été rachetée par les pétromonarchies en armant des tueurs qui veulent tout détruire.

Aujourd’hui, ce pays, comme l’Irak, l’Afghanistan, la Libye, la Palestine, le Yémen, est totalement disloqué. Tout retour en arrière est impossible pour la dictature. Pire encore, le remplacement du régime par une coalition démocratique et légitime s’avère également une impossibilité (du moins à court terme), tant sont profondes les fractures entretenues par les puissances. La descente aux enfers que l’on constate partout pourrait être prochainement le sort de l’Égypte, du Liban, de la Jordanie et même de certaines pétromonarchies du Golfe (les pays du Maghreb, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie sont également fragiles). Dans plusieurs de ces cas, les pouvoirs peuvent se maintenir en place par la violence, mais ils peuvent de moins en moins « gouverner ».

Devant cela, Washington, Londres, Paris et Ottawa, ce que les médias « berlusconisés » appellent la « communauté internationale », s’agitent au nom des « droits humains », un message relayé par des intellectuels complaisants par ailleurs.

Les États-Unis, le seul maître à bord de cette « communauté internationale » croient de moins en moins à leurs propres mensonges, d’où les débats sans fin qu’on observe à Washington entre le Président et le Congrès, au sein du Congrès lui-même, et parmi les élites politiques et économiques du pays qui de plus en plus s’époumonent dans une tour de Babel invraisemblable.

Presque plus personne à part des « faucons » et des factions « délirantes » (mais importantes) d’extrême-droite ne pense que les États-Unis peuvent « régner » comme avant. Ils ont perdu leur hégémonie économique et sont en voie de le perdre au niveau technologique. Le « rêve américain » est en lambeaux, devant les dévastations de Détroit, New Orleans et d’une partie croissante du pays transformé en un « wasteland » sans espoir. Le pouvoir n’a plus la capacité de convaincre la majorité de la population qui ne croit plus les mensonges, même ceux d’Obama, qui avait gagné ses élections en promettant de tout changer.

Au niveau militaire, bien que dominants, les États-Unis sont vulnérables, surexposés (overstretched), et ce sont les généraux qui le disent. La guerre « techno » (bombardements à distance, drones, satellites, etc.) peut faire des dommages, mais elle ne peut « gagner » sur le terrain. Enfin, les pays émergents (la Chine, la Russie et les autres) sont capables, en dépit de leurs grandes vulnérabilités, de dire non.

Bref au total, Washington et ses larbins, n’ont plus d’illusions. On peut montrer ses gros bras et éventuellement éradiquer quelques empêcheurs de tourner en rond. Mais une fois éliminées les Saddam, Kadhafi et peut-être Assad, qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut pas rétablir l’« ordre », on ne peut pas reprendre le contrôle d’une région stratégique du monde où sont localisées les grandes réserves énergétiques et ce, au confluent de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. C’est angoissant non ?!?

C’est alors que se profile un « plan b ». Si on ne peut pas rétablir l’ « ordre », il faut empêcher que ne se construise un nouvel « ordre ». Il faut bloquer des États qui pourraient se reconstruire, que des pouvoirs se remettent en place, et également qu’une nouvelle architecture internationale ne soit reconstituée en dehors du contrôle de l’Empire.

C’est une mission difficile, car elle implique de faire une chose et son contraire. On ne peut plus s’accrocher à des dictatures qui tombent en morceaux. On ne peut pas appuyer la révolte non plus, trop incontrôlable. On cherche à sauver les régimes quitte à éliminer quelques figures gênantes (l’Irak, la Libye). On cherche à affaiblir tout le monde, les gouvernements comme les oppositions (en Syrie). Éventuellement, on cherche à fragmenter des États sur des bases communautaires artificiellement gonflées, (tout-le-monde-contre-tout-le-monde). Mieux vaut des pays disloqués en entités incontrôlables et hyper militarisées (3 ou 4 Irak, 5 ou 6 Afghanistan, trois Palestine, et ainsi de suite) que des États légitimes et appuyés par une majorité de gens sur la base d’un programme de reconstruction.

Entre-temps, on opère via des « sous-contractants » qui rêvent de devenir des « gendarmes régionaux » (les pétromonarchies, la Turquie, Israël, etc.). On sabote les États récalcitrants (l’Iran) et on empêche des mouvements démocratiques de prendre le leadership (en Égypte, en Tunisie). De tout cela émerge un gigantesque chaos, instable, coûteux, dangereux. L’avantage pour l’Empire, c’est que ce chaos, empêche d’une part une transition démocratique qui menacerait leurs intérêts. Et qu’il bloque d’autre part les adversaires qui pourraient contester la pax americana dans cette région du monde.

Cette stratégie est dans un sens « rationnelle ». Mais c’est aussi une boîte de Pandore. Dans cette confrontation entre un Empire en déclin et des adversaires en montée, on se retrouve de facto dans un « entre-deux », ce qui veut dire l’instabilité permanente, des conflits sans fin, des fractures sociales et politiques croissantes, etc.

La dernière fois qu’on a vu cela, c’était au tournant du vingtième siècle. C’était la fin d’un autre Empire (britannique). C’était la montée de nouvelles puissances. C’était des révoltes un peu partout. La réponse des dominants (deux guerre mondiales, la grande dépression) a été une sorte de « gestion du chaos » dont les impacts ont été dévastateurs. Finalement, l’humanité s’en est sortie, mais après des coûts énormes (des dizaines de millions de victimes).

Cette histoire épouvantable peut-elle nous dire quelque chose ? On dit souvent, « l’histoire ne se répète pas ». J’espère …

Pierre Beaudet Membre de la revue Les Nouveaux Cahiers du socialisme


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