Hollande ou le socialisme géostationnaire

vendredi 20 septembre 2013.
 

(Intéressante analyse de Christian Salmon dans Mediapart)

Après avoir été, à la tête du parti socialiste, l’homme de la synthèse, François Hollande est-il en train de devenir le président des contradictions paralysantes ? Depuis son élection en mai 2012, la chronique des couacs, casus belli, et autres querelles interministérielles qui émaillent la vie quotidienne du gouvernement ne saurait être imputée seulement à l’apprentissage du pouvoir, à des erreurs de communication ou à un défaut de synchronisation de l’agenda du gouvernement.

Du renvoi de Nicole Bricq du ministère de l’écologie un mois après sa nomination, au limogeage brutal de Delphine Batho avant l’été, de la démission refusée d’Arnaud Montebourg, désavoué publiquement par Matignon à propos de Florange, à la démission forcée de Jérôme Cahuzac coupable d’avoir menti aux plus hautes autorités de l’État … De l’adoption honteuse, parce que sans contrepartie, du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) aux accrochages incessants entre le ministre du redressement productif et les ministres de l’écologie à propos du nucléaire ou de l’exploitation du gaz de schiste ; de la « triangulation » politique de M. Valls qui assoit sa popularité en empruntant à la droite voire à l’extrême droite ses thèmes de prédilection sur les Roms, l’insécurité, l’immigration, la laïcité, aux bisbilles dignes de Clochemerle entre le « Bercy d’en haut » et le « Bercy d’en bas », on n’en finit pas d’énumérer les accrochages, coups de gueule et autres escarmouches entre ministres du gouvernement, clos immanquablement par le rappel ubuesque venu de Matignon qu’il n’y a qu’une ligne au gouvernement.

Ces conflits ne sont pas réductibles à des querelles de territoires ou à des conflits d’égos ou encore à des divergences quant au rythme des réformes, comme nous en persuade le décryptage compulsif des médias… Ce n’est pas non plus un signe de vitalité démocratique témoignant de l’intensité et de la richesse des débats au sein du gouvernement. Un classique présidentiel : le déplacement dans une école pour la rentrée des classes. Ici, à Denain.Un classique présidentiel : le déplacement dans une école pour la rentrée des classes. Ici, à Denain.© (Elysée)

Bien sûr il y a des différences d’appréciations qui font l’objet d’arbitrages à Matignon ou à l’Élysée. C’est la vie quotidienne des démocraties et la notion d’arbitrage, quand elle n’est pas soumission aux lobbys ou à des organes transnationaux, est inhérente à l’idée même de démocratie. Un arbitrage, c’est la forme politique d’un choix qui s’exerce au nom de l’intérêt général à travers la délibération démocratique…

Les « arbitrages » de notre président-Janus sont des non-choix. Le dernier en date, sur la réforme pénale, en fournit un exemple éclairant. C’est un non-choix entre le « tout carcéral » et le pari de la probation, une sorte d’amalgame de réponses pénales et d’affichage sécuritaire, une compression à la César, de procédures judiciaires, de clichés sécuritaires, de slogans médiatiques sur la récidive… Voilà le césarisme de François Hollande, un césarisme paradoxal, à base d’indécision, dont la « compression » est la forme politique.

L’Observatoire international des prisons (OIP) a ainsi déploré à propos de la réforme pénale que se poursuive une « politique de l’affichage » au lieu « d’opter pour la pédagogie en faveur d’une justice pénale plus efficace à prévenir la récidive, à favoriser la réparation et la réinsertion, tout autant qu’à sortir le système pénitentiaire d’une surpopulation chronique et d’une atteinte constante aux droits fondamentaux. »

Au chapitre des non-choix du hollandisme, la liste ne fait que s’allonger depuis un an et inclut bon nombre de promesses du candidat normal, ajournées voire carrément reniées quand il s’agit de renégocier le traité européen de Lisbonne, d’abandonner la taxe à 75 % des revenus supérieurs à 1 million d’euros par an, ou de l’incapacité de mener à bien la réforme fiscale, ou encore du refus d’accorder le droit de vote des étrangers aux élections locales et d’exiger des policiers un récépissé lors des contrôles d’identité…

Loin de s’apaiser au cours de l’été, l’ambivalence du hollandisme est apparue au grand jour. Alors qu’il avait réussi une séquence estivale assez bien calibrée au cours de laquelle on l’a vu faire le tour de la France avec un message social, une prophétie auto-réalisatrice sur la reprise de la croissance, son message s’est vu perturbé par deux de ses ministres « ex-strauss-khaniens », Pierre Moscovici et Manuel Valls.

L’un, Moscovici, a réussi en une petite phrase à doucher les espoirs de reprise que François Hollande s’acharnait à accréditer au cours de ses voyages en province. L’autre, Manuel Valls, est allé jusqu’à prononcer la veille de l’interview présidentielle du 14 juillet un discours de politique générale. Du coup, c’est l’autorité de François Hollande qui s’est trouvée délégitimée, et l’image de son mandat réduite à une sorte de régence aiguisant l’appétit des prétendants.

Valls ou le marketing narratif

En marquant au fer rouge un taureau camarguais au début de l’été, Manuel Valls n’a pas seulement mis en scène une image d’autorité, il a dévoilé le ressort caché de sa stratégie de conquête du pouvoir : le marketing narratif. Car c’est du marquage des bêtes (brand, en anglais) que vient le mot marketing (branding). Le “marquage par le feu” du taureau camarguais révèle à son insu peut-être la stratégie marketing de Valls : installer une brand culture cohérente, qui raconte le produit Valls. Un mélange d’autorité, de pseudo « authenticité » et de réelle agressivité.

C’est le triple A du Vallssisme. Non seulement une mise en scène mais une performance complexe dans laquelle se conjuguent des effets de citation (référence à la conquête sarkozyste) et une succession de messages transgressifs destinés à se différencier de ses collègues ministres par ses messages sécuritaires sur les Roms, l’islam, le voile à l’université, le regroupement familial, ou encore le pilonnage médiatique de la réforme pénale de Taubira. En 2012, La Rochelle avait été le théâtre du conflit entre Montebourg et Moscovici sur la Banque publique d’investissement (BPI). En 2013, ce fut la guerre ouverte entre Valls et Taubira sur la réforme pénale…

Valls a appris des spins doctors anglo-saxons la triangulation politique inventée par les conseillers de Clinton et mise en œuvre par Blair et son conseiller Alastair Campbell. Cela consiste à se placer au-dessus des frontières politiques, à adopter des éléments de programme et de langage empruntés au camp d’en face et à se construire une image politique neutre, qui vous vaut l’adhésion d’une opinion de droite. Ainsi Valls n’hésite pas à affirmer que la politique de sécurité n’est ni de droite ni de gauche. Que les politiques d’ajustement néolibérales sont des politiques de bon sens. C’est ainsi qu’il en vient à dénoncer le “laxisme” de Christiane Taubira ou à évoquer une politique de répression lorsqu’un fait divers se produit.

En lançant ces signaux à l’électorat de l’opposition, il bénéficie d’une cote favorable dans les enquêtes d’opinion et se hisse au rang de candidat incontournable dont la crédibilité est bâtie sur les sondages. Car les médias n’adorent rien moins que leur propre créature. Un produit politique doté d’une forte identité, qui raconte une histoire capable de nourrir leur agenda dévorant. C’est le cercle enchanté de la légitimité sondagière. Mis sous tension médiatique, l’électeur, en joueur averti, ne veut pas perdre, il ne choisit pas, il anticipe un choix déjà ratifié par les sondages, il se rallie à la victoire annoncée. C’est le pari de Valls, s’installer durablement à la tête des sondages pour imposer sa légitimité de présidentiable, y compris contre François Hollande.

L’université d’été du PS a fait éclater au grand jour le désarroi qui mine l’action du gouvernement. Ce désarroi est tout d’abord politique car le parti socialiste pour la première fois depuis Épinay est privé de fait d’une stratégie comparable à celle du Front populaire, du Programme commun ou de la Gauche plurielle. La fracture durable avec le Front de gauche, quelles que soient les tentatives de semer la division en son sein à l’approche des municipales, l’oblige à ne compter que sur ses propres forces et sur celles rétives de ses alliés écologistes et radicaux.

Le Parti socialiste privé de stratégie n’est plus le parti d’Épinay ; est-il le parti de Solferino pour autant comme Jean-Luc Mélenchon aime à le dire ? S’il fallait lui assigner une localisation en guise d’identité politique, mieux vaudrait alors le qualifier de valoisien sinon de « vallssien », comme le Vieux Parti radical ou le new Labour de Blair, des partis électoralistes adeptes de la triangulation idéologique, voués aux synthèses artificielles et aux contorsions électorales, ballotté constamment comme le petit-bourgeois de Marx entre le Capital et le Travail, et qui n’ont gardé du patrimoine génétique de la gauche que la défense pavlovienne de la laïcité ; une laïcité recyclée et détournée de l’exigeante défense de la République et de ses droits contre la puissance intrusive de l’Église pour viser un Islam peu institué et des populations originaires des banlieues plutôt que des beaux quartiers ; ce qui en change radicalement la donne sociopolitique.

Mais le désarroi socialiste est idéologique. La question qui se pose en son sein, et Valls et Taubira l’ont posée chacun à sa manière, l’un en protestant de son appartenance à la gauche, l’autre par la pédagogie et l’explication. Qu’est-ce qu’être « de gauche » aujourd’hui ? Une crise d’identité politique qui a pour figure et pour nom l’actuel président. De ce point de vue, les performances réalisées par Manuel Valls puis Christiane Taubira à l’université d’été du PS offrent une image caricaturale de la contradiction ontologique dans laquelle est enfermée la politique gouvernementale.

Le hollandisme, un champ magnétique

D’un côté le calcul électoraliste, de l’autre la déconstruction patiente du discours de la droite sur la récidive, d’un côté les séductions du marketing politique, de l’autre le combat culturel. D’un côté la politique considérée comme une série télévisée, de l’autre un moment d’intense discussion. D’un côté l’autorité d’une image, de l’autre la force d’une conviction (lire également ici notre billet de blog). C’est le choix entre le marketing électoral et l’action politique réelle, entre l’art de la mise en scène politique (le stage craft) et l’art de gouverner (le state craft) ; entre la distraction médiatique et la délibération politique. Ce choix, François Hollande ne peut pas l’assumer. Réunion ministérielle sur la réforme pénale, le 30 août.Réunion ministérielle sur la réforme pénale, le 30 août.© (Elysée)

Le hollandisme n’est ni une idéologie ni une pragmatique du pouvoir, c’est un champ magnétique. Il ne se contente pas d’attirer les ambitions, il les attise, les aiguise, les fait jouer comme des pôles opposés y trouvant sa propre énergie. Ce n’est donc pas un manque d’autorité qu’il faut déplorer chez François Hollande mais plutôt une forme d’énergétique perverse qui se joue des ambitions opposées, des excès et des transgressions pour assurer la stabilité d’un non-choix.

Mettant en réserve la popularité actuelle de Manuel Valls, tout en dépensant jusqu’à la corde l’impopularité durable de Jean-Marc Ayrault, l’habileté de François Hollande consiste à se servir de l’énergie médiatique née des couacs et des polémiques, d’en réguler les flux, de se jouer de leurs forces et de leurs faiblesses. L’homme lige des transcourants s’y entend à jouer des pôles opposés. Il règne non pas en divisant mais en se dédoublant Valls/Taubira ou encore Moscovici/Montebourg…

Ce n’est pas tant la synthèse des motions et des résolutions qu’il cherche à obtenir à l’Élysée, comme il le faisait si bien lors des congrès socialistes, que leur interaction. Plutôt que celui de l’affrontement idéologique, c’est la logique du courant alternatif qui régit l’énergétique politique hollandaise. Ou pour prendre une autre métaphore, une forme de socialisme non plus autogestionnaire mais « géostationnaire », qui se déplace, comme les satellites du même nom, de manière exactement synchrone avec la planète néolibérale et qui reste donc constamment au-dessus du même point de la surface.

D’où cette sensation d’atemporalité et ce défaut d’historicité qui a marqué ce début de quinquennat et que tente de faire oublier la proclamation d’un an II aussi peu chargé d’attentes, aussi étale politiquement que son an I. C’est pourquoi l’activisme médiatique d’un Valls ou d’un Montebourg, loin d’incarner un retour du volontarisme en politique, constitue la figure et l’exacte mesure de l’immobilisme de ce gouvernement.

Car la multiplication des couacs ne reflète pas l’intensité des discussions au sein de ce gouvernement mais l’absence de délibération et surtout le refus de trancher entre deux conceptions de la politique : celle qui s’efforce de déconstruire les fondamentaux de la droite en matière de sécurité, de transition écologique, d’éducation, de logement, de politique pénale, de santé publique, d’immigration, ou celle qui s’efforce, à l’image de Clinton et de Blair, de trianguler l’opinion en consolidant et en légitimant l’idéologie dominante, cette machine néolibérale à fabriquer des histoires de victimes et de vilains, de héros méritants et de vils fraudeurs, de courageux travailleurs et d’étrangers profiteurs.

C’est là le dilemme historique du hollandisme : déconstruire ou trianguler ; déconstruire l’idéologie dominante néolibérale ou s’en servir à des fins électorales. Car il n’y a pas de politique de gauche sans un travail de déconstruction idéologique des évidences partagées implantées dans les esprits depuis trente ans par la politique néolibérale. Déconstruction des politiques pénales d’enfermement et de répression systématique qui remettent en question le principe de l’individualisation de la peine au profit d’une automaticité des peines planchers. Déconstruction d’un modèle de croissance et d’hyperconsommation au profit d’un autre modèle de transition écologique. Déconstruction des préjugés sur la fraude sociale, l’immigration, l’insécurité. Déconstruction enfin d’une démocratie médiatique conçue et organisée pour brouiller tout débat démocratique, et installer à coup de talk-show et d’éditoriaux les évidences partagées du néolibéralisme…

Déconstruction démocratique de l’Europe

L’alternative à la politique menée depuis son élection par François Hollande est simple : déconstruire « Tina », l’icône néolibérale de Mrs. Thatcher (« There is no alternative »).

Hollande ne se contente pas de droitiser la gauche, il blanchit son discours néolibéral, il neutralise le combat culturel. Le hollandisme est sans doute la forme politique de l’insouveraineté néolibérale ; fossoyeur non seulement de la gauche mais du politique (lire également ici et ici). 2002 désormais est devant nous…

Lénine critiquait une certaine tendance gauchiste à tout ramener à la politique, ce qu’il appelait « le saut à la politique ». Les socialistes français ont fait le chemin inverse. Ils ont inventé « le saut hors de la politique », qui consiste à réduire les problèmes politiques à des problèmes de gestion et les problèmes de gestion à des problèmes de comptabilité (lire notre précédent article). À faire de la politique un théâtre moral où s’affrontent des valeurs… Faute de souveraineté populaire et de stratégie politique, les socialistes sont condamnés à un électoralisme de bon aloi qui consiste à donner des signes aux fractions éclatées d’un électorat volatil mais aussi aux faiseurs d’opinion et à tous ceux qui peuvent donner du crédit ou de la popularité à un pouvoir discrédité ; sondages, agences de notation, éditorialistes…

C’est donc une politique des signes. Elle consiste à adresser des signes d’optimisme en pleine crise de confiance, des signes de volontarisme en situation d’insouveraineté, des signes de sérieux et de rigueur à l’intention des marchés… Chaque ministre est chargé non plus d’un domaine de compétences et d’une autorité régalienne mais d’un portefeuille de signes. À Valls, celui des signes d’autorité. À Montebourg, le portefeuille des signes du redressement industriel. À Moscovici, celui des signes de connivences avec le Medef. À Cahuzac, celui des signes de la rigueur. À charge pour le premier d’entre eux d’en être l’arbitre – l’arbitre des élégances des signes – car les signes ont une fâcheuse tendance à diverger et à se contredire d’où la répétition inexpliquée des couacs… Politique des signes ou pensée magique qui s’efforce de provoquer le retour « définitif et durable » de la croissance perdue…

Reste le parti socialiste. Peut-il être l’intellectuel collectif capable de déconstruire l’idéologie néolibérale qui s’est imposée à tous les gouvernements européens depuis trente ans ? Ou ne sera-t-il qu’un syndicat des sortants, un parti attrape-tout, jouant de la triangulation pour tromper des électeurs réputés amnésiques et qui s’en vont toujours plus nombreux vers le Front national ?

Quatre ans avant un certain 21 avril 2002, Pierre Bourdieu, dans « Pour une gauche de gauche », imputait la poussée du Front national aux élections régionales de 1998 non pas au soi-disant laxisme en matière de sécurité ou d’immigration, comme le répète depuis trente ans une certaine gauche pavlovienne, convaincue que pour battre le FN il faut parler la même langue que lui, mais à une certaine pratique politique « instrumentale et cynique, plus attentive aux intérêts des élus qu’aux problèmes des électeurs ». Et Bourdieu d’avertir : « Les majorités de gauche ont conduit au désastre chaque fois qu’elles ont voulu appliquer les politiques de leurs adversaires et pris leurs électeurs pour des idiots amnésiques. » L’avertissement n’a rien perdu de son actualité. 2002 désormais est devant nous…


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