Vo Nguyen Giap - Le maître de guerre

mardi 15 octobre 2013.
 

Le général Vo Nguyen Giap, est mort ce 4 octobre 2013, à l’âge de 102 ans. Il restera dans l’Histoire comme l’un des grands stratèges militaires du XXe siècle, le seul à avoir successivement défait la France, le Japon et tenu tête aux Etats-Unis.

La prise du camp retranché français de Dien Bien Phu en mai 1954 et la chute de Saigon en avril 1975 demeurent les faits d’armes du général Vo Nguyen Giap, un leader au calibre exceptionnel : autorité personnelle, génie de la logistique, tacticien hors de pair. Ces succès, indéniables, font du général Giap le dernier d’une lignée de grands stratèges vietnamiens qui, au fil des siècles, ont barré avec succès la route du sud aux Chinois après les avoir chassés de leur sol. Pour sa part, Giap a largement contribué à faire échouer le retour des Français au Vietnam et, dans la foulée, en pleine Guerre froide, à casser la relève que voulaient assurer les Américains.

Né en 1911 dans un village du Vietnam central, issu d’une famille de modestes lettrés, Giap a vécu sa jeunesse dans une atmosphère de nationalisme militant : démêlés avec la Sûreté française, deux années en prison, de 1930 à 1932. Il passe son bac en 1934, puis enseigne l’histoire et le français à Hanoi, au Lycée Thang Long, creuset de militants anticolonialistes. En 1937, à l’époque du Front populaire, il adhère au PC clandestin vietnamien.

Dès lors, son itinéraire est tracé. En mai 1940, en compagnie de Pham Van Dong, futur premier ministre (1954-1986), Giap se rend en Chine pour y rencontrer, pour la première fois, Ho Chi Minh, fondateur du PC en 1930. Il a épousé en 1939 une militante originaire de la même province que lui, qui lui a donné un enfant en 1940. Il ne la reverra jamais : peu de temps après son départ, elle est arrêtée par la Sûreté française. Vicieusement torturée, elle meurt en prison, dit-on, en se suicidant. Giap ne l’apprendra que quelques années plus tard.

Au Lycée Thang Long, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, ses élèves l’avaient surnommé le « Général », ou, plus souvent encore, « Napoléon ». Si Giap s’est nourri des expériences de ses illustres prédécesseurs qui, au fil des siècles, ont infligé de cinglantes défaites aux envahisseurs chinois, il a aussi étudié dans le détail les campagnes de Bonaparte. Les premiers lui ont appris l’art d’utiliser le terrain, de s’adosser à la cordillère indochinoise, d’assurer ses arrières, d’attirer dans des pièges ses adversaires.

Des tactiques de Bonaparte, Giap a retenu en particulier l’« effet de surprise ». En ce qui concerne Dien Bien Phu, nous a-t-il raconté un demi-siècle plus tard, « le chef de nos conseillers chinois s’était prononcé pour une attaque rapide » du camp retranché français situé dans une plaine limitrophe du Laos. L’attaque est fixée au 25 janvier 1954, à 17 heures, soit peu avant la tombée de la nuit. A la dernière minute, Giap s’accorde un délai supplémentaire de vingt-quatre heures. Puis il « donne l’ordre de retirer les troupes, y compris l’artillerie », « la décision la plus difficile de ma carrière de commandant en chef ».

Pourquoi ? « Pour attaquer, j’ai attendu d’entendre à la radio le général Navarre déclarer que la marée vietminh [était] étale », nous a-t-il expliqué. Navarre est alors le chef du corps expéditionnaire français en Indochine, et c’est lui qui a décidé d’établir un camp retranché proche de la frontière entre le Laos et le Vietnam pour y attirer les divisions du Vietminh. « Etale », répète Giap en souriant. « Et je suis passé à l’action ! » Le 23 mars. Le PC du général de Castries, commandant du camp retranché, sera occupé le 7 mai, moins de deux mois plus tard.

Giap nous a également rapporté que quelques semaines avant l’ultime « offensive générale » communiste qui se terminera avec la capitulation de Saigon le 30 avril 1975, la rade stratégique de Danang, dans le centre du pays, est encerclée par les troupes communistes. « Le gouvernement de Saigon, celui de Nguyen Van Thieu, a donné l’ordre au chef local, le général Ngo Quang Truong, de tenir « jusqu’à la mort ». Je donne l’ordre à la division 312 d’attaquer Danang. Son commandant me répond : « L’ennemi est assez fort, je vous demande sept jours. » Je lui dis : « Je prévois que Ngo Quang Truong va se retirer par la mer. Combien de temps lui faudra-t-il ? » « Au moins trois jours », finit par lui répondre, en communication radio, le chef de la 312. « Alors, je vous donne trois jours. » Ordre est donné aux troupes de se déplacer en plein jour, de descendre la RN1. « Vous serez bombardés par l’artillerie de la marine adverse, mais cela n’est pas grave », dit Giap.

« Ainsi, a-t-il poursuivi, non seulement la poche de Danang est réduite, mais nous avons disposé de plusieurs divisions supplémentaires pour l’attaque finale de Saigon. Je leur ai simplement dit : « Foncez sur Saigon ! » Une fois de plus, l’effet de surprise, la « concentration des troupes », « l’audace », voilà ce que Giap a également retenu de son analyse des campagnes de Bonaparte (il ne parle pas de Napoléon Ier, l’empereur, le politique, qui le fascine nettement moins). Créée seulement à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’armée du Vietminh s’exécute sans broncher.

En 2004, à notre grand étonnement, Giap s’est exclamé : « Le retour de l’île d’Elbe, c’est formidable ! » dans une allusion aux troupes royales envoyées par Louis XVIII pour barrer la route à l’empereur et qui, au lieu de le faire, se rallient à ce dernier. Pour Giap, c’est un clin d’œil aux rapports qu’il a établis avec ses propres lieutenants : ils lui obéissent au doigt et à l’œil, ils lui font une totale confiance.

Giap s’est également avéré un génie de la logistique. Il nous a rappelé un jour la formule utilisée par Bonaparte lors de la campagne d’Italie : « Là où une chèvre passe, un homme peut passer ; là où un homme passe, un bataillon peut passer. » A Dien Bien Phu, avait-il poursuivi, pour livrer un kilo de riz aux soldats qui menaient le siège, il fallait en consommer quatre pendant le transport. Nous avons utilisé 260 000 porteurs, plus de 20 000 bicyclettes, 11 800 radeaux, 400 camions et 500 chevaux. » Sous la protection d’une forêt dense, les pièces d’artillerie du Vietminh ont été démontées pour être acheminées sur les collines qui surplombent le camp retranché, où elles ont été réassemblées.

Toutefois, dans le domaine de la logistique, la réalisation la plus étonnante a été, dans les années 1960, la « piste Ho-Chi-Minh », immense dédale de chemins abrités dans la jungle et de boyaux qui descendent du nord vers le sud en empruntant le sud laotien et le nord-est cambodgien afin de contourner le dispositif de défense américain dans le Sud. Une « voie à sens unique », diront plus tard les bo doi, les bidasses nord-vietnamiens. Mais les Américains ne parviendront jamais à couper cette ligne de ravitaillement – hommes, munitions, matériels, chars, blindés –, même en recourant à des bombardements massifs, aux défoliants, aux parachutages de centaines de milliers de mines et de pièges antipersonnel.

Toutefois, personne n’est prophète en son pays et Giap en fera l’amère expérience. Père d’une indépendance qu’il a proclamée le 2 septembre 1945 devant une foule enthousiaste d’un million de gens à Hanoi, Ho Chi Minh a toujours dû composer avec les éléments intransigeants qui dominent le politburo du PC vietnamien. A partir du milieu des années 1960, son autorité se dilue. Il devient une icône sans grande influence plusieurs années avant sa mort, en 1969. Le général Giap perd son principal point d’appui.

Entre Giap et Le Duan, éternel secrétaire général du PC, le torchon brûle dès 1966, à telle enseigne que, quand les communistes attaquent une centaine de villes du Sud en 1968 – la fameuse offensive du Tet –, Giap a été envoyé en Europe de l’Est. Il ne sera rappelé au commandement en chef, avec tous pouvoirs, qu’en 1972, pour organiser avec succès la défense du Nord, notamment de Hanoi, contre les terribles bombardements aériens américains auxquels participent les forteresses volantes B-52.

La victoire de 1975 place Giap sur la touche, à l’exemple d’autres stratèges vietnamiens jugés trop brillants et trop influents pour ne pas être dangereux. Ce fut notamment le cas, au début du XVe siècle, de Nguyen Trai, fin lettré et grand général, condamné à l’exil intérieur pour ne pas faire d’ombre à son empereur, Le Loi.

En 1976, année de la réunification officielle du Vietnam, Giap perd le commandement des forces armées. Quatre ans plus tard, le Ministère de la défense lui est retiré. Lors du Ve Congrès du PC, en 1982, il n’est pas réélu au bureau politique. En public, Giap ne dit jamais rien et continue d’avoir recours à la langue de bois du communiste discipliné. On le montre aux anniversaires des victoires, et ses propos sont censurés. Il lui arrive de passer des mois sans apparaître en public. La propagande officielle lui refuse même la reconnaissance du rôle décisif qu’il a joué dans la victoire de 1975, en transformant, de main de maître, le repli des troupes du Sud en débâcle.

Quand Le Duc Tho – l’un des ténors du noyau dur du PC et le vis-à-vis de Henry Kissinger lors des négociations de Paris – s’éteint en 1990, Giap tente de reprendre en main le parti. Mais sa tentative, à l’époque de l’effondrement du mur de Berlin, fait long feu. Au cours d’un débat à huis clos du comité central du PC, un délégué lui arrache même un micro des mains, selon le général Pham Xuan An (1927-2006). En 1996, Giap est chassé du comité central et perd, six mois plus tard, son portefeuille de vice-premier ministre chargé de superviser l’Economie.

Puis le temps fait son œuvre, de nouvelles générations de dirigeants se mettent en place, l’information circule plus librement avec le développement exponentiel de la Toile. Giap est toujours là. Il retrouve des coudées plus franches. Comme il a gardé toute sa tête, il en profite pour donner de temps à autre son opinion. C’est le cas lorsqu’éclate, en 2009, la controverse sur l’exploitation par des Chinois des énormes gisements à ciel ouvert de bauxite sur les hauts plateaux du Sud.

Les Français, puis les Soviétiques, avaient refusé de le faire, de peur de provoquer un désastre écologique. Giap écrit son hostilité à ce projet à deux reprises au bureau politique. Il connaît le dossier : il était encore ministre chargé de l’Economie, quand, au début des années 1990, les experts soviétiques sont venus établir leur rapport. La campagne contre l’exploitation de la bauxite place le gouvernement sur la défensive et le contraint à des ambitions plus modestes.

Devenu centenaire en 2011, très affaibli physiquement, souvent sous perfusion et hospitalisé, Giap ne s’est pratiquement plus manifesté. Entre-temps, comme tous les Vietnamiens qui ont mené une vie censée être exemplaire, Giap a commencé, de son vivant, à faire l’objet d’un culte. Il est en passe de devenir un génie tutélaire. Pour ne pas être en reste, le gouvernement a décidé, en 2012, de lui consacrer un musée.

Mais une question reste entière : comment Ho Chi Minh, révolutionnaire déjà chevronné – il a alors la cinquantaine –, a-t-il deviné que le jeune militant qui l’a rejoint en juin 1940 dans le sud de la Chine a l’étoffe d’un grand capitaine ? Giap n’est âgé que de 29 ans et n’a aucune formation militaire. Ho, dans un réflexe de génie, lui confie la formation des forces d’autodéfense puis la fondation de l’armée populaire vietnamienne. Dès 1948, il en fait un général de corps d’armée, rang que Giap occupait encore le jour de sa mort.

Jean-Claude Pomonti, le 8 octobre 2013.

Initialement paru dans Le Temps. Source : Le maître de guerre http://www.letemps.ch/Page/SysConfi...

Repris par Le Grand Soir (adresse URL portée en source)


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