Tournant du quinquennat (par Christian Picquet)

jeudi 14 novembre 2013.
 

Pas le dernier, sans doute, mais assurément un moment crucial où l’exécutif se retrouve aux prises avec l’ensemble des contradictions de son action, contradictions qui se nouent et explosent en même temps, ce qui n’est pas tout à fait un hasard, tandis qu’au sommet de l’État on manifeste une totale impuissance à gérer la situation que l’on a soi-même créée.

Évidemment, il y a de la gourmandise intéressée dans cette chronique que le quotidien Les Échos du 29 octobre titrait : « La fin du quinquennat Hollande. » Cela dit, que le principal organe patronal du pays puisse se permettre une semblable sortie en dit long sur le climat et l’espoir de déstabilisation qu’il nourrit au sein des classes dirigeantes. « À l’inverse de l’UMP, le PS est infiniment plus à l’aise quand il n’est pas au pouvoir », écrivait ainsi Jean-Marie Vittori, dans le papier en question. Pour les privilégiés de la naissance et de la fortune, même lorsque sa démarche épouse parfaitement leurs souhaits, comme c’est le cas aujourd’hui, la principale formation de la gauche reste à tout jamais illégitime à exercer le pouvoir. C’est sans doute là que peut s’identifier la crise politique qui secoue la France : la soumission totale aux impératifs de la globalisation capitaliste prive les vainqueurs du printemps 2012 du soutien populaire dont ils jouissaient à l’origine, sans qu’ils bénéficient pour autant d’un appui nouveau dans le camp adverse…

Pour en revenir au contexte présent, face à un chaos qui s’installe dans la durée, le pays a le sentiment de ne pas être plus protégé qu’hier d’une tourmente économique qui affecte les conditions d’existence de millions de citoyens. Avec un Parti socialiste muselé comme tout parti aux affaires sous la V° République, avec la trop faible visibilité de l’alternative qui devient pourtant de plus en plus indispensable à gauche, avec un mouvement social divisé et pour cette raison impuissant à faire entendre les revendications du monde du travail - qui se révèlent, comme toujours dans ce type de conjoncture, celles qui expriment l’intérêt général -, la confusion maximale s’empare des esprits. De sorte que se combinent les effets des dévastations sociales engendrées par l’austérité, la perte abyssale d’autorité du pouvoir en place, une désagrégation idéologique menaçant les principes fondamentaux sur lesquels repose en principe la République dans ce pays.

Il s’avère de bon ton, chez les commentateurs en vogue, d’incriminer l’absence de vision ou l’indécision qui caractériseraient la coalition gouvernante. Je ne crois pas que ce procès fût juste. Un cap, hélas, il y en a un. Sauf qu’il aboutit à cette impasse que tout un chacun ressent intuitivement. François Hollande, Jean-Marc Ayrault et leurs ministres se sont d’emblée placés dans les clous d’un traité européen qui leur impose d’atteindre l’équilibre budgétaire par le triple moyen de la baisse drastique des dépenses publiques, de l’alourdissement de la charge fiscale pesant sur la population et de l’amoindrissement des dispositifs de solidarité sur lesquels fut basé notre système de protection sociale à la Libération. N’en déplaise à tous les cyniques qui se gaussent de les voir se débattre désespérément dans les sables mouvants d’un libéralisme enfonçant l’ensemble du continent dans le marasme, ils mettent scrupuleusement en œuvre les orientations que la droite conservatrice, les milieux d’affaire et les élites de l’Union européenne exigent d’eux… depuis le lendemain de l’entrée en fonction du nouveau président de la République.

LA POLITIQUE DE « L’OFFRE » AU SERVICE DES PUISSANTS

Les porte-voix du gouvernement ou de la rue de Solferino expliquent volontiers qu’ils ont commencé par assainir vigoureusement les comptes publics pour mieux favoriser la reprise et pouvoir par la suite redistribuer la richesse produite, ce en quoi ils jurent demeurer fidèles aux promesses de la campagne présidentielle. En réalité, sous l’intitulé du « socialisme de l’offre », ils ont repris à leur compte l’idée - des plus régressives - selon laquelle il faut réduire les capacités d’intervention de l’État (fusse au prix d’un recul de l’investissement productif, d’un étranglement du service public et d’une rentabilisation comptable des dispositifs de santé), et favoriser le capital en faisant payer l’addition de cette « rigueur » à des contribuables modestes déjà saignés à blanc par le chômage de masse, la précarité du travail, la baisse des salaires et la dégradation des pensions.

À l’inverse des campagnes habilement lancées par le Medef ou les libéraux de tout poil, si la fiscalité devient intolérable, c’est uniquement pour celles et ceux qui n’ont pour vivre que les revenus de leur travail, leur épargne modeste ou ce que la collectivité leur reverse au titre du salaire différé qu’ils ont acquitté tout au long d’une vie de labeur. Jusqu’ici, et quoique la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ait, en 1789, fait du consentement à l’impôt le fondement du pacte républicain dans notre Hexagone, le mécanisme français de la fiscalité s’est fait, au fil des dernières décennies, de moins en moins redistributeur : l’imposition indirecte s’avère d’autant plus inique qu’elle ne tient pas le moindre compte de la capacité contributive de chacun ou de sa situation personnelle et familiale ; l’impôt sur le revenu frappe lourdement les salaires tandis que les rétributions du patrimoine et des placements financiers bénéficient d’allègements superposés ; la CSG ponctionne les contribuables modestes ou moyens, tandis que les rapports du capital et de la propriété s’en trouvent exonérés.

UNE FISCALITÉ… DE CLASSE

S’inscrivant dans la lignée du quinquennat précédent, le projet de budget pour 2014 accumule donc les mesures d’injustice. Le crédit d’impôt compétitivité-emploi rapportera, par exemple, dix milliards aux entreprises l’an prochain et 20 l’année suivante, alors que nul n’ignore que ces réductions sont appelés à profiter sans aucune contrepartie à la grande distribution, à des groupes comme Vinci ou Bouygues, à La Poste ou à la SNCF. Le crédit d’impôt recherche, autre illustration, permet à quelques mastodontes du CAC 40 de déduire 30% de leurs dépenses de recherche et développement, et le coût de la défiscalisation à laquelle ils se livrent en en faisant bénéficier chacune de leurs filiales va coûter environ un milliard aux finances publiques. Et je ne parle pas de la compensation par l’État du milliard de hausses des cotisations patronales dans le cadre du financement de la prétendue réforme des retraites, mansuétude à laquelle, on le sait, n’auront pas eu droit des retraités qui devront acquitter augmentation des cotisations et décalage de l’indexation des pensions. Ni des dizaines de milliards d’euros dont les finances publiques se voient privées du fait d’une évasion fiscale à laquelle les gouvernants d’aujourd’hui, à l’instar de leurs prédécesseurs, ne veulent à aucun prix toucher. Ou bien du revirement de Bercy sur la taxe « EBE » qui devait concerner les grandes entreprises avant d’être abandonnée.

Dans le même temps, classes populaires et salariés auront dû d’abord faire face à l’alourdissement de leur imposition à la suite du gel du barème de la fiscalité sur le revenu, décidé sous Monsieur Sarkozy et prolongé en 2013 par le gouvernement Ayrault. Ils auront fréquemment vu s’évanouir leurs aides au logement ou les exonérations auxquelles ils avaient auparavant droit. Des collectivités territoriales étranglées par la baisse des dotations d’État se seront vues contraintes, lorsqu’elles en ont le droit, d’alourdir les impôts locaux. Et l’on aura refusé d’abaisser les taux de TVA sur les produits de première nécessité tout en les faisant fortement progresser sur les titres de transport (ce qui grèvera un peu plus le budget des ménages). Un processus qui n’épargnera pas les petits chefs d’entreprise ou les petits agriculteurs, lesquels ne profiteront pas de la générosité dont la gauche gouvernante fait preuve l’endroit des grands groupes …

LE TERREAU DE LA COLÈRE

C’est sur ce terreau fertile qu’aura germé, puis éclaté, une colère ayant pour catalyseurs le durcissement de la fiscalité de l’épargne, frappant tout particulièrement les contribuables dont les économies avaient souvent été orientées vers des produits comme les fameux plans épargne-logement, et l’écotaxe, que la droite avait fait adopter au prétexte de limiter le trafic routier mais qui pénalisait principalement les producteurs locaux tandis que les gros transporteurs en étaient dispensés (dans la mesure où ceux-ci utilisent principalement des autoroutes auxquelles la disposition ne s’applique pas).

On se doit, à cet égard, de saluer l’exploit réalisé par le gouvernement sur ces dossiers où il aura été forcé à un recul en catastrophe Il sera parvenu à fédérer contre lui tous les mécontentements. Il aura permis aux ayatollahs du libéralisme le plus dur et au patronat de dévoyer idéologiquement ces derniers au moyen d’un discours antifiscal digne du phénomène poujadiste des années 1950. Il aura aidé la classe possédante à améliorer encore ses positions, en imposant ses solutions à un exécutif qui ne sait décidément rien lui refuser. Il aura contribué à ce que fût noyée dans une vague protestataire des plus confuses la question sociale qui se pose à la Bretagne, dont l’agriculture et le secteur agro-alimentaire sont victimes des logiques financières et du dumping social européen, et dont 6000 emplois auront été liquidés sur la seule année 2012. Il aura encore aiguisé la fragmentation territoriale du pays, exacerbé le sentiment d’abandon ou d’enclavement des Bretons, aggravé les fractures opposant entre eux les territoires de cette région, amplifié des divisions calamiteuses au sein du salariat (on en aura perçu les tristes manifestations au travers des affrontements entre travailleurs des abattoirs Gad menacés de restructuration). Il aura offert un nouveau terrain d’action à des forces authentiquement réactionnaires comme aux diverses obédiences de l’extrême droite qui, se réappropriant des symboles historiques forts (les bonnets rouges, évocation de la révolte antifiscale de la Bretagne sous l’Ancien Régime, arborés lors de la manifestation de Pont-de-Buis, le 26 octobre…), trouvent l’occasion de repartir à l’assaut contre une République dont ils abhorrent l’indivisibilité revendiquée face aux dynamiques de concurrence sauvage autant que les prétentions redistributives. Il sera, ce faisant, arrivé à faire le jeu de ces puissants lobbies économiques qui s’emploient, depuis toujours, à délégitimer l’idée d’une fiscalité écologique dont leur âpreté au gain pourrait pâtir… Dit autrement, ce dont les adversaires de notre camp social rêvaient depuis si longtemps, François Hollande l’aura accompli en quelques mois. Chapeau l’artiste !

Confronté à cette Berezina, le chef de l’État paraît tenté par le recours à ces manœuvres institutionnelles dont la Constitution lui offre la possibilité. Dans les circonstances présentes, elles ne feraient cependant qu’ouvrir de nouvelles impasses. Un remaniement ministériel, possiblement doublé du remplacement du locataire de Matignon ? Ils ne restaureraient certainement pas l’autorité de l’équipe dirigeante à l’ouverture de la séquence électorale de 2014, à moins bien sûr de s’accompagner d’une tout autre politique, ce qui n’est manifestement pas dans les intention présidentielles. Une dissolution de l’Assemblée, comme la rumeur en court avec insistance ces derniers temps, dans l’espoir de remettre en selle François Hollande pour 2017, à l’issue d’une cohabitation dont la droite ferait les frais après avoir remporté des législatives anticipées ? Elle accroîtrait, en réalité, la déstabilisation politique du pays, avec une droite traditionnelle avide de revanche mais toujours privée de projet unifiant depuis sa défaite de l’an passé, une gauche un peu plus tétanisée par la menace d’un nouveau 21 Avril, un mouvement populaire profondément affaibli par les défaites que lui ont infligées ceux dont il attendait plus de justice, un brouillage sans précédent depuis longtemps des repères politiques et idéologiques, une extrême droite dont la progression constante nourrit l’idée qu’elle serait désormais aux portes du pouvoir…

LA VOIE… DU SALUT PUBLIC

Plus que jamais, c’est l’exigence d’un changement de cap, d’une bifurcation radicale, qui peut seule dessiner une sortie de crise dans l’intérêt du plus grand nombre.

Cette exigence suppose tout d’abord d’identifier précisément l’origine du maelström présent : non le tropisme des socialistes pour une fiscalité sans cesse plus lourde, tel que le dénonce la droite, mais la trahison de ce qu’attendait la majorité du pays en se débarrassant de Nicolas Sarkozy. Comme l’écrivait avec pertinence, une fois n’est pas coutume, Thomas Wieder dans Le Monde du 31 octobre : « François Hollande entendait se démarquer de Nicolas Sarkozy. ‘’À l’injustice dans les choix, l’incohérence des décisions se sont ajoutés l’accaparement du pouvoir et la connivence avec les puissants’’, disait le candidat du PS au Bourget. Près de deux ans plus tard, le jugement de l’opinion est sans appel. Selon un sondage BVA-Orange-L’Express-France Inter, seuls 25% des Français considèrent que la politique du gouvernement est ‘’juste ‘’. Ils étaient 45% il y a un an. Pour l’exécutif, c’est un désaveu cinglant. Dès lors que les efforts consentis par les Français sont considérés comme injustement répartis, c’est le fondement même du pacte qui fut noué lors de l’élection présidentielle qui se trouve remis en cause. »

Elle exige ensuite de rétablir les balises grâce auxquelles le camp du travail pourra de nouveau s’orienter. Il est, à cet égard, d’une très grande importance que les organisations syndicales de salariés aient, sur le dossier de l’écotaxe, pris résolument le parti d’une fiscalité écologique contrecarrant la quête d’un profit en augmentation permanente de la part des actionnaires. À l’instar du secrétaire général de la CGT ou du comité de la région Bretagne de la confédération : « L’écotaxe poids lourds en elle-même ne réglera pas les situations d’emploi. De même, elle n’interfère pas sur les décisions des directions d’entreprise de licencier. Par contre, elle peut être un frein pour les entreprises de s’éloigner des sites de matière première en délocalisant pour faire plaisir aux actionnaires et en laissant derrière eux des centaines de milliers de salariés à la rue ainsi que des territoires désertifiés. » Ou encore des organisations CGT, FSU et Solidaires bretonnes, refusant de se confondre dans la manifestation appelée à Quimper le 2 novembre : « Les manipulations sont lourdes, puisque ce sont les ‘’seigneurs de jadis’’ qui portent le bonnet rouge contre le peuple. » À travers ces déclarations, se trouve en pointillé tracé le chemin d’une future convergence dynamique de la revendication sociale et de l’urgence environnementale.

Elle appelle enfin, pour dissiper les opérations de brouillage si justement dénoncées par les syndicats, à rétablir la véritable ligne de clivage qui traverse la société : celle qui oppose capital et travail, celle qui met aux prises depuis toujours partisans et adversaires d’une autre répartition des richesses. En ce sens, une gauche digne de ce nom se doit de relever le drapeau, abandonné par les gouvernants, d’une véritable révolution fiscale rendant l’impôt vraiment progressif, se détournant de ces taxations indirectes si pénalisantes pour les ménages, osant s’en prendre aux profits financiers et aux revenus de la spéculation. Le programme du Front de gauche, L’Humain d’abord, a énoncé de premières pistes de travail dans cette direction…

Ce qui ne fait que rendre plus impérative une redistribution générale des cartes à gauche. Depuis des mois, et singulièrement à l’occasion du débat budgétaire de l’Assemblée nationale, on aura vu des députés socialistes, bien au-delà de ceux que l’on rattache traditionnellement à l’aile gauche de leur parti, faire bloc avec le Front de gauche et les écologistes pour tenter d’inverser des choix fiscaux frappant les classes populaires pour mieux avantager les géants de la finance et de l’industrie. Il est temps, grand temps, avant qu’il ne fût trop tard, que se conjuguent toutes ces énergies autour de choix programmatiques inversant la trajectoire suivie par la coalition en place et, surtout, de nature à définir une nouvelle majorité pour un autre gouvernement. Quelles que soient les différences qui subsisteront inévitablement, quelle qu’ait été l’attitude des uns et des autres au printemps 2012…

C’est l’unique voie qui puisse éviter à la gauche une déroute qui emporterait toutes ses composantes. C’est le chemin du salut public, tant il est vrai que les éléments, en cours d’assemblage, de la nouvelle situation française peuvent, bien plus vite qu’on ne le croit, déboucher sur un désastre social et démocratique. Rien n’est joué, loin de là, mais il n’y a vraiment plus de temps à perdre !


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